Le Mentor moderne: Discours XLIV.
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Ebene 1
Discours XLIV.
Zitat/Motto
Neque ita porro aut
adulatus, aut admiratus sum fortunam alterius ut me meæ
pœniterit.
Ciceron.
Je n’ai jamais eu une assez haute idée du bonheur d’un autre, pour être mortifié de ma propre destinée.Ebene 2
Nous sommes tous égaux après la mort.
C’est une maxime, ou plutôt un lieu-commun, que débitent à
l’envi les Théologiens, & les Auteurs profanes, dans le
dessein charitable de consoler les malheureux de l’inégalité de
fortune qu’on croit trouver parmi les hommes. N’y auroit-il pas
un moyen plus direct de contribuer à leur consolation, &
même de tarir entiérement la source de leurs plaintes ? Au lieu
de renvoyer les hommes à l’égalité des morts, ne pourroit on pas
les soulager dans le moment même, en exposant à leurs yeux avec
évidence l’Egalité des vivants ? On voit des personnes, dont toute
la vie n’est qu’une enchainure de miseres, indépendantes du
bien, & du rang. Ces sortes de situations sont hors de la
sphere de mon sujet ; mais, pour ce qui regarde le train
ordinaire de la vie humaine, je me fais fort de prouver ce que
j’avance, & de faire sentir aux gens qui savent raisonner
l’injustice des plaintes qu’on fait contre la maniere dont la
Providence distribue parmi vous les biens, & les maux. Je ne
sai pas même si la Providence n’est pas admirable, en ce qu’elle
ne donne pas à tous les hommes un égal dégré de Reflexion ;
& s’il n’est pas utile à la société que certaines gens
raisonnent de travers sur ce sujet que je me
propose de traitter. Ce n’est que l’illusion où sont la plupart
des gens sur la superiorité du bonheur des autres, qui les
abbat, qui les humilie, & qui les empeche de se révolter,
contre la subordination qui est si nécessaire dans toutes sortes
de Gouvernemens. Les hommes en general se servent pour parvenir
à la félicité, d’une de ces trois routes, de l’Amour, de
l’ambition, ou de l’avarice ; mais, quelque avancé qu’on se
trouve dans un de ces sentiers, on ne manque jamais de découvrir
encore de loin plusieurs personnes, dont le bonheur excite notre
envie, & nous empeche de jouïr du nôtre : le desir de les
atteindre s’empare de tout notre cœur, & l’empêche de preter
la moindre attention à tout ce qui pourroit y faire naitre la
tranquillité & la joye. Est-on parvenu au but de ce desir,
la même cause excite encore dans l’ame la même inquiétude ;
& ainsi le bonheur s’éloigne toujours de nous, à mesure que
nous croyons en approcher : toujours l’absence d’un bien
imaginaire répand de l’amertume sur tous ceux, que nous
possédons déja, & nous empêche de les gouter. Rien n’est
plus évident, que ce que je viens d’avancer ;
&, pour en être convaincu, on n’a qu’à jetter les yeux sur
certaines personnes, qui ont acquis des biens immenses, en
passant par tous les degrez, qui se trouvent entre la disette,
& le superflu. On verra clairement, que leurs desirs sont
encore dans la même activité, qu’autrefois ; qu’également
esclaves d’un bien absent, ces hommes malheureux travaillent
toujours avec la même force inutile à s’affranchir de ce joug ;
& que leurs passions déréglées n’ont point changé de nature,
mais qu’elles roulent seulement dans une sphere plus étendue. En
comparant son sort avec celui des autres, on s’imagine
d’ordinaire, que certaines afflictions ne procedent que de la
même cause. On trouve cette cause chez soi, sans la trouver chez
quelques-uns de nos prochains : l’on en infere, que leur malheur
ne sauroit être comparable au nôtre ; & l’on devient de
cette maniere ingénieux à augmenter le poids de ses propres
miseres. C’est mal raisonner à coup sûr. Les petits obstacles,
que trouve en son chemin un homme qui s’est dévoüé aux plaisirs,
lui causent une douleur de la même nature & de la même
vivacité que celle d’un homme appliqué aux
affaires les plus importantes, lorsqu’il les voit dérangées par
un desastre imprévu. Le but du prémier est de perdre son tems,
& son bien, aussi agréablement, qu’il est possible : le
projet de l’autre est d’employer tous les moments de sa vie à
conserver & à augmenter ses richesses. Mais, diamétralement
opposez dans leurs vues, ils sont également sensibles à tout ce
qui les empeche de parvenir à leurs fins. D’ailleurs, comme les
moindres bagatelles excitent la joye dans les cœurs de ceux qui
passent pour fortunez ; ce sont aussi des Riens, qui ébranlent
leur ame, & qui sont capables de les plonger dans la plus
noire mélancholie : preuve certaine, que dans le cas dont il
s’agit ici, l’égalité des effets n’est pas une suite nécessaire
de l’égalité des causes, & que Salomon connoissoit bien le
sort des riches, quand il a dit que On
considere d’ordinaire comme un des plus tristes effets de la
pauvreté, le mépris qu’elle attire aux hommes, & un certain
ridicule apparent, qu’elle répand sur leurs discours, & sur
leurs actions. La chose, j’en conviens, est aussi certaine, qu’elle est affligeante ; mais, si la pauvreté
donne aux hommes les apparences du ridicule, il n’est que trop
évident, que l’ordinaire la richesse est la cause d’un ridicule
réel. Il faut plus de talens & de qualitez, pour soutenir
dignement une grande fortune, qu’il n’en faut pour l’acquérir.
Il y a un fort petit nombre de personnes qui savent être
riches ; & je connois une infinité de gens, qui sont mille
fois plus ridicules dans l’abondance, qu’ils auroient jamais pu
être dans la plus afreuse disette. Je fus assez foible il y a
quelque tems, pour faire ma Cour à la fortune, en hazardant un
billet dans la grande Loterie. Je ne fus pas assez heureux pour
être favorisé d’un billet noir : mais, je m’en consolai
bientôt ; & ceux, qui avoient tiré les prix les plus
considérables, ne m’inspirerent pas la moindre Envie. Je
regagnai sans peine ma Philosophie comme un asyle sûr, & je
considérai que la fortune n’avoit pas tort en refusant ses
faveurs à un homme chez qui l’éducation, & le raisonnement,
les avoit décreditées, & qui ne voudroit pas les payer de la
moindre partie de son indépendance. Ce qu’il y a
de bien bisarre dans notre conduite, c’est que dans le tems, que
nous faisons les uns aux autres le récit pathétique de nos
infortunes, & que nous languissons après un autre état, nous
serions bien en peine de nommer la personne avec qui nous
voudrions troquer de situation à tous égards. Dès que nous nous
mettons à examiner son bonheur, & les effets, qu’il produit
sur son ame ; dès que nous portons le flambeau de la refléxion
sur son orgœil, sur son mauvais naturel, sur son humeur sombre,
& sur sa mauvaise santé, nous rentrons d’ordinaire en
nous-mêmes ; & le calme de notre esprit est bientôt suivi
d’une entiere reconciliation avec notre cher individu pris en
gros avec tout ce qui l’accompagne. Les maximes que je viens
d’établir sont appuiées d’un <sic> maniere bien
extraordinaire par notre 1fameux Shakespear. Dans une de ses Tragedies
il introduit Richard seconddéthroné & prisonnier de ses
ennemis. Ce Prince raisonne sur une matiere, qui auroit été
décidée en moins de rien par un esprit plus borné. Il se demande
à soi-même, si maitre du choix il devroit préférer son Palais à
sa prison ? Et, après avoir mis en balance les
raisons les plus plausibles de part & d’autre, il laisse la
matiere indéterminée. M. Prior dit encore fort joliment, selon
moi, sur le même sujet :
Si un Auteur moderne ne fait pas assez d’impressions sur
des esprits, dont le raisonnement a besoin du soutien de
l’autorité, je puis tirer encore du secours
pour mon sentiment d’Auteurs que les suffrages de plusieurs
siecles ont rendus venerables. Voici, par éxemple, comme parle
sur ce sujet le vehement Juvenal.
Il n’y a presque point de bien naturel, ou acquis,
quelque solide qu’il puisse être, qui ne soit accompagné d’une
doze à peu près égale de mal. Ce discernement éxact même, &
ce gout fin & sûr, qu’on admire, & qu’on
envie si fort dans les genies supérieurs, sont sujets à des
inconveniens où les esprits moins transcendants ne sont pas
sujets. Ces ames du premier ordre trouvent rarement de quoi se
satisfaire, & ils sentent perpétuellement leur gout se
révolter, contre un raisonnement peu suivi, contre une fausse
pensée, contre une mauvaise plaisanterie, & même contre un
bon mot mal placé. Ils ressemblent à ces personnes qui ont
l’odorat d’une délicatesse extrême, & qui trouvent plus
d’objets capables de leur donner du dégout, qu’ils n’en
rencontrent de propos à leur procurer du plaisir. Je croi que
les réfléxions, qu’on vient de voir se lient assez naturellement
au Caractere que voici.
Metatextualität
Il paroit y avoir quelque chose de bien paradoxe, là
dedans ; j’en conviens : mais j’ôse espérer, que le Lecteur
pourra se familiariser un peu avec un
sentiment si extraordinaire, par le moyen des Reflexions
suivantes. Je commencerai par avertir, que je ne pretens pas
convaincre chaque individu, qui lira cette feuille volante,
que personne au monde n’est plus heureux que lui : mes
raisons ne seront pas peut-être à la portée des gens, qui
n’ont pas acquis l’habitude de penser ; &, d’ailleurs,
il y a des cas, aux quels mes regles générales ne
conviendront point.
Zitat/Motto
leur inquiétude croit avec leurs Thrésors.
Ebene 3
Zitat/Motto
Contre notre repos nous armons
nos desirs, Nous éloignons toujours la saison des
plaisirs,
Toujours avant qu’on se repose
Il faut encore quelque chose :
Un fils, un jardin, des tableaux,
Un Employ, des chiens, des chevaux,
Un bien absent, qu’ardemment on souhaite
Nous agite, trouble, inquiette.
Ce bien absent tient lieu de tout,
Pour tout ce qu’on possede il emousse le gout ;
Mais de ce bien, qui de tout bien nous prive,
Tout le mérite est dans le perspective.
L’obtenons-nous ? De nos soins triste fruit ?
Il nous déplait, & souvent il nous nuit.
Toujours avant qu’on se repose
Il faut encore quelque chose :
Un fils, un jardin, des tableaux,
Un Employ, des chiens, des chevaux,
Un bien absent, qu’ardemment on souhaite
Nous agite, trouble, inquiette.
Ce bien absent tient lieu de tout,
Pour tout ce qu’on possede il emousse le gout ;
Mais de ce bien, qui de tout bien nous prive,
Tout le mérite est dans le perspective.
L’obtenons-nous ? De nos soins triste fruit ?
Il nous déplait, & souvent il nous nuit.
Ebene 3
Zitat/Motto
Jusques à quand, Mortel, pour
ta perte empressé, Le Ciel par tes desirs doit-il être
lassé ?
A l’utile bon-sens donnant toujours atteinte,
Livré par ton caprice à l’espoir, à la crainte,
Tu vois tes jours se perdre en risibles projets :
Changer d’âge ce n’est que changer de souhaits ;
Mais, du Courroux du ciel bien souvent la Tempête,
Qu’exciterent tex vœux, éclatte sur ta tête ;
Et quand ces vœux remplis t’accablent de malheurs,
Tu reproches aux Dieux leurs cruelles faveurs.
A l’utile bon-sens donnant toujours atteinte,
Livré par ton caprice à l’espoir, à la crainte,
Tu vois tes jours se perdre en risibles projets :
Changer d’âge ce n’est que changer de souhaits ;
Mais, du Courroux du ciel bien souvent la Tempête,
Qu’exciterent tex vœux, éclatte sur ta tête ;
Et quand ces vœux remplis t’accablent de malheurs,
Tu reproches aux Dieux leurs cruelles faveurs.
Fremdportrait
Il y a un
Gentilhomme de mes amis, dont les richesses vont au delà du
superflu. Cependant, à force de donner la torture à son
esprit, il a trouvé le secret de se rendre aussi malheureux,
qu’il pourroit l’être dans la plus grande disette. Une vie
libre & enjouée lui avoit donné un embonpoint excessif ;
mais la retraite, où le jetta dans la suite le dégout des
plaisirs, fit baisser sa corpulence au dessous
de la proportion naturelle. Sujet aux maux de la ratte par
son temperemment, & beaucoup plus encore par une vie
sédentaire & oisive, il commença à pleurer amérement la
perte de sa chair, quoiqu’il fût en parfaite santé, & il
auroit racheté cette triste diminution de son corps de la
moitié de ses thrésors. Il devint par là l’Antipode de
César, qui trembloit à la vue d’un 2visage
pale, & d’une figure décharnée ; & rien ne lui
inspiroit plus d’horreur que la rotondité vaste d’un corps
bien nourri. Il crut trouver un moyen de diminuer sa misere,
dans le choix d’un valet, qu’il prit pour les mêmes raisons,
pour lesquelles tout autre n’en auroit pas voulu. C’étoit un
jeunhomme à qui une consomtion invétérée donnoit un air
moribond ; & il se faisoit un plaisir d’examiner ce
squelette animé, & de se comparer avec lui. J’ai vu
quelquefois, dans le tems qu’il contemploit le teint livide
& les yeux enfoncez de son pauvre Domestique, que sa
couleur l’animoit, & que la fierté brilloit dans ses
yeux, qui sembloient insulter à l’abbatement du malheureux
Laquais. C’étoit son intérêt, d’empécher,
autant qu’il étoit possible, l’entiere destruction d’un
corps, dont le sien dépendoit en quelque sorte ; & le
pauvre Garçon, à force de bien manger, & de bien boire,
perdit à la fin cette langœur, qui faisoit son unique
mérite. Son visage s’arrondit peu-à-peu, & sembloit
s’établir sur les ruines de celui de son maitre. Horace dit,
C’étoit précisement ce qui
arriva ici. Mon ami avoit pris son valet, parce qu’il avoit
la consomtion ; & conformément à ses principes, il fut
forcé de lui donner son passe-port, dez qu’il l’en vit
guéri : & il m’a dit cent fois dans la suite, qu’il est
fort embarassé à trouver des Laquais, qui ne soient pas
tout-à-fait aussi heureux que lui.
Zitat/Motto
« Invidus alterius
macrescit rebus opimis. L’Envieux s’amaigrit par la
graisse des autres. »