Le Mentor moderne: Discours XXXVIII.
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Nível 1
Discours XXXVIII.
Citação/Lema
Non missura Cutem nisi
plena cruoris Hirudo.
L’Hirondelle s’attache à la peau, & ne lache point prise, qu’elle ne se soit remplie de sang.
Nível 2
Notre apprentif Courtisan M. Thomas
nous fit l’autre jour un Conte, qui rouloit sur certaines
personnes fort connues dans la famille, & il s’y prit d’une
manière si naturelle & si vivre, que nous en fumes tous
charmez. Son Frere Guillaume le Jurisconsulte l’écouta sur-tout
avec un plaisir sensible, & quelques jours après donnant
chez lui une bouteille de vin à quelques uns de ses camarades,
il les régala de ce Conte, qu’il appella lui-même très
divertissant. Je ne sai s’il fut porté à ce récit par un motif
de vaine gloire, ou bien par uu <sic> mortif
d’hospitalité ; mais, je sai bien que je tremblai de son
entreprise, & que je ne fus nullement étonné de le voir
finir, sans que personne de la compagnie parut sentir le fin de
cette Histoire. Le pauvre garçon en fut fort étonné lui-même ;
&, examinant tous les visages avec un souris
forcé. Eh ! comment donc, Messieurs, dit-il, vous voilà bien
serieux ! C’étoit pourtant un Conte admirable, quand on me l’a
fait ? Etant de retour chez moi, je me jettai dans une profonde
méditation sur les Contes, & comme je n'ai rien si fort à
cœur, que le bien de ma patrie, je résolus de ramasser quelques
précepte sur un sujet si étendu, & qui influe si fort sur
les plaisirs du public. Je croi fort qu’il faut naitre Conteur,
comme il faut naitre Poete. Il y a de certaines gens, qui ont
une disposition d’esprit si singuliere, qu’ils considerent les
objets d’un autre point de vue, que tout le reste des hommes,
& sur-tout, que les gens naturellement graves, &
serieux. Ceux, qui joignent un enjouement naturel à une
imagination vive, doivent naturellement avoir le talent de
representer les choses de la même manière, dont ils en ont été
frappez eux-mêmes ; & un esprit grave, qui a été choqué de
quelque accident bisarre de la vie humaine, le goutera dans un
conte bien narré, où l’on lui cache tout ce qui en peur paroître
desagréable, en ne ramassant que les circonstaces propres à
égayer l’imagination. Il s’en suit que les
bons contes n’ont pas leur source dans une espece d’art, mais
dans un certain tour d’esprit, dont on n’est redevable qu’à la
nature, & que le génie y contribue moins que l’humeur. Je
soutiens même que generalement ils ne réüssissent pas, à moins
qu’une gesticulation naturelle dans le corps du Conteur, ne
réponde avec justesse à l’action, qu’il dépeint, & aux
sentimens qu’elle doit exciter dans le cœur. Je say <sic>
bien qu’il faut de nécessité un air grave pour relever certains
contes, dont on veut rendre la fin surprenante ; mais, cette
regle n’est nullement generale, & il est fort souvent d’une
necessité absolue d’aider un conte, & de le soutenir par les
changemens de la Physionomie, & par un geste naturel &
comique. J’ose avancer même, que le succès dépend quelquefois de
la figure du conteur, & de l’arrangement particulier des
traits de son visage. Je n’en veux d’autre exemple, qu’un gros
goguenard de mes amis. J’avous, que bien souvent j’ai été jaloux
de la prosperité de ses contes, qui dans un caffé bourgeois le
faisoient passer pour un bel-esprit dans les formes, & pour
l’homme du monde le plus propre à faire rire toute
une compagnie. Je ne pouvois pas m’empêcher moi-même de rire à
gorge déployée de ces recits, quoi qu’en les examinant de près,
je les trouvasse pour la plûpart, plats & insipides. Ce
n’est même qu’après une profonde méditation que j’ai découvert
que son esprit n’avoit pour baze que l’agitation impetueuse d’un
gros ventre, & le mouvement convulsif de deux joues grosses
& boursouflées. Mais, qu’est-il arrivé ? Le pauvre homme a
eu depuis peu plusieurs accès de fievre, qui l’on privé en même
tems de son embonpoint & de sa réputation ; & il lui
faudra plus de trois mois pour réparer son esprit, qui renait
avec sa santé dans la proportion la plus éxacte. Il recommence
pourtant à être passablement drolle, & peut être qu’au
commencement de Juillet, il sera déja assez enfoncé dans la
matiere, pour avoir de l’esprit comme un Ange. Ceux qui sont de
cette manière favorisez de la nature, sont un peu sujets
d’ordinaire à faire parade de leurs talens avec trop
d’ostentation ; & je voudrois bien, que pour l’amour
d’eux-mêmes, ils eussent un peu plus d’humilité. Je leur
conseillerois, de ne jamais produire un conte,
qu’il ne sorte naturellement du sujet de la conversation ; &
qu’il ne serve à y répandre un nouveau jour. Ils feroient bien
encore de laisser là tous contes usez : quelque tour qu’on leur
donne, ils fatiguent ; & il ne doit être permis tout au plus
que de les rappeller à une compagnie, par maniere d’allusion à
ce qui s’y dit. Pour les Contes qui ont encore les graces de la
nouveauté, je croi qu’il ne faut leur donner l’essor qu’après
avoir tracé un Caractere éxact de personnes, qui en sont pour
ainsi dire les Heros. On ne sauroit s’intéresser dans les
actions de ceux que l’on ne connoit pas, & il est constant
que les récits les plus communs, qui roulent sur des personnes
connues font plus de plaisir que les bons mots les plus fins,
qu’on nous rapporte, comme sortant d’un caractere qui nous est
étranger. Un petit tableau de la figure ou de l’habillement de
quelqu’un suffit pour intéresser l’auditeur pour une personne
qu’il peut s’imaginer comme présente à ses yeux ; sur tout
lorsque cette figure & cet habillement influent sur le
sujet. Je me souviens par éxemple, que Thomas Lizard, après
avoir diverti ses sœurs d’un Conte, où il
s’agissoit des compliments d’un vieillard extrémement façonnier,
avoua naturellement que son récit n’auroit rien valu, s’il avoit
donné au chapeu du vieux Complimenteur un bord moins large d’un
seul pouce. Autre talent très nécessaire dans un homme qui veut
briller par de Contes : il doit savoir finir à propos, &
d’une manière brillante & vive. C’est en ceci qu’un Conte
ressemble à une piece de Théatre, ou si l’on veut à une
Epigramme, où tous les vers doivent, pour ainsi dire éguiser la
pointe, qu’il faut faire partir comme un éclair. Sans ce
ménagement délicat, un Conte ressemble à certains moutons de
l’orient, qui trainent après eux une queue si pesante. Y a-t-il
rien de plus fade, je vous prie, qu’un Conteur, qui par quelques
pensées vives, a mis les gens dans l’attente de quelque chose de
merveilleux, & qui étendant trop sa matiere est obligé de
finir par un : voilà tout. Si le choix éxact d’un petit nombre
de circonstances qui portent coup est l’ame d’un conte, on peut
dire qu’un recœil vague de circonstances qui ne font rien à
l’affaire en est la mort, ou du moins le sommeil.
Les gens d’âge sur-tout sont insupportables à cet égard ; De tous les defauts
des Conteurs, il n’y en a pas de plus insupportable selon moi,
que l’impertinence d’enchainer les uns aux autres
une vingtaine d’Histoires, qui par elles mêmes n’ont pas la
moindre liaison. Comme je considere les contes qui
sont donnez à propos, & qui n’ont rien de contraire aux
bonnes mœurs, comme un soutien, & un ornement de la
conversation, je ne puis que combattre l’extravagante sagesse de
ces esprits sombres, qui dedaignent tout discours, qui ne roule
pas sur les matieres les plus importantes. Ils
éxaminent tout à la rigueur, & ils découvrent la malignité
d’un mensonge formel dans un conte un peu embelli. Je ne trouve
pas moins impertinente une autre espece de gens ridiculement
graves, qui ont contracté la sotte habitude d’écouter de l’air
le plus sérieux les choses les plus essentiellement plaisantes,
& qui au lieu de rire d’un bon conte nous disent : &
bien, Monsieur, . . . & puis ? Les gens d’esprit devroient
se traitter mutuellement avec plus d’humanité : on y trouveroit
son compte de part & d’autre ; car, c’est une regle
certaine, que si vous trouvez de l’esprit à quelqu’un, il ne
manquera pas de vous trouver du jugement.
Exemplo
le pauvre Mr. Fadel par exemple. Il
n’est plus ; & c’est dommage. Il étoit parfaitement
honnête-homme ; mais, qu’il étoit ennuieux en fumant sa
pipe ! Elle paroissoit être une source inépuisable de
contes. Ce bon homme étoit un repertoire de dates, & de
noms : il savoit à merveilles, quels plats il y avoit sur la
table aux noces de Monsieur un tel, & dans quel fossé
son beau cheval bai se démit la jambe gauche ; il vous
disoit, dans quel pré son valet Jean . . . non pas, c’étoit
Guillaume, fit lever ce lievre, qui donna tant de peine à
ses chiens. C’étoit encore le prémier genie du monde, pour
se démesler dans un labyrinthe d’alliances, & pour vous
dire au juste, si une chose étoit arrivée à la fin d’Aout,
ou bien au commencement de Septembre. Ajoutez qu’il avoit un
merveilleux talent pour les digressions, & qu’il en
abusoit cruellement. Si par hazard il faisoit mention de
quelque homme distingué, c’étoit d’abord le sujet d’une
longue Episode, qui en fournissant la même occasion
produisoit encore le meme effet ; & de cette manière ses
contes ressembloient à des Oignons, qui ne
consistent qu’en enveloppes. Il me rappelloit toujours dans
l’esprit ce que rapporte le Chevalier Temple de certains
Conteurs de profession, qui se trouvent dans le Nord de
l’Irlande, & qui pour une somme modique endorment ceux
qui les louent par des Histoires de Geants, & de
sorciers. Ils sont obligez de pousser toujours leurs contes
sans s’arreter ; &, lorsqu’on s’eveille, après un bon
sommeil de trous ou quatre heures, on est sûr de les
entendre encore suivre le fil de la narration. La dernière
fois que je vis mon ami Fadel, il me rendit le même service
gratis. Comme il étoit deja dans la troisieme heure qu’avoit
duré son récit, & qu’il se complimentoit sur la fidélité
de sa mémoire, il m’entendit de la meilleure grace du monde
ronfler dans mon fauteuil. Il prit mon sommeil pour un cruel
afront, & ne me l’auroit jamais pardonné, si je ne
l’avois appaisé par une espece de bon-mot ; amnistie
generale, mon cher ami, lui dis-je : vous avez votre
foiblesse, & moi la mienne.
Exemplo
C’est par là, que
le Chevalier Henry Pandolf, seconde par son grand benêt de
fils, fait souvent enrager Myladi Lizard. Il a un certain
paquet de Contes, qu’il déploye toutes les fois que nous
allons lui rendre visite. Je crois qu’il nous retient exprès
à souper, le Traitre, pour nous joüer ce tourl-à
<sic>. Après nous avoir parlé de quelques intrigues
galantes de la vieille Cour, dont il ne nous veut pas dire
ouvertement, qu’il a été le héros, & qui sont tout ce
qu’il y a de plus divertissant au monde, son fils le pousse
doucement du coude, Eh ! je vous prie, Mon Père, lui dit-il,
contez nous un peu, là . . . de ce spectre dans la
Forêt . . . Le bon-homme ne demande pas mieux, & à peine
a-t-il jouï à son aise de quelques éclats de rire forcez,
dont on a honoré son Conte, que son fils en riant plus fort
que les autres, lui dit de nouveau, Ah ! mon Pere, dites un
peu à ces Dames le tour que vous joüates à ce Valeur . . .
vous savez bie . . . Parbleu, répond le Chevalier en se
frottant la tête, pour celui-là je l’ai presque oublié ;
mais c’est bien la plus drolle d’avanture . . . ne s’en ressouveint que trop ; & ce conte est encore
suivi de dix autres, qu’il nous a fit déjà avant le Regne de
Guillaume trois, dans les mêmes termes, & sans les
assaisonner de la moindre varieté. J’aurois tort de passer
ici sous silence le compliment ingénieux qu’il fait à Mylady
Lizard quand il dine chez nous. Pour cela, Madame, dit-il,
avec un chagrin affecté, j’ai bien perdu en restant si
longtems à table chez vous. Et quoi donc ? lui répond
Mylady. Eh mais, Madame, replique-t-il, j’ai perdu chez vous
un appetit admirable. Là-dessus son Fils se tient les côtez
à force de rire, en signifiant aux Demoiselles, par un Clin
d’œuil mystérieux, que son Père a de l’esprit comme un
Démon. Voilà déjà la trente-troisieme fois que le Chevalier
nous attrappe de cette manière ; & franchement, je n’y
saurois plus tenir.