Le Mentor moderne: Discours XXXVII.
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.6473
Ebene 1
Discours XXXVII.
Zitat/Motto
Ægri somnia.
Les Rêves d’un malade.
Ebene 2
Mon Correspondant, qui a acquis la
faculté de voyager dans l’Esprit des hommes, m’a envoyé un
détail de plusieurs découvertes très importantes, qu’il a
faites, par le moyen de son secret. Je les trouve trop
instructives, pour ne les pas communiquer au Public.
Il me semble que la lettre qu’on vient de voir indique
les véritables moyens de guérir la maladie opiniatre d’un
Esprit-fort. D’abord son entendement a besoin d’être ouvert,
& élargi, afin que ses idées s’y puissent arranger
commodément ; ce qui ne se fera jamais mieux, que par une bonne
doze de Mathématiques. En second lieu, pour échauffer son
imagination, & pour y dissiper cet épais brouillard de
préjugez, qui obscurcit les objets, & qui les place dans un
faux jour, il seroit bon de le mener quelquefois dans les bonnes
compagnies, & de l’obliger de tems en tems d’aller voir
l’Eglise de près, pour le familiariser avec elle, & pour lui
faire perdre l’horreur, qu’elle lui a inspirée de loin. Mais, ce
que je recommande sur-tout à ceux, qui entreprennent, la cure
d’un Esprit-fort, c’est de ne rien négliger pour déraciner sa
vanité : c’est elle qui envoye vers le cerveau de
tous les Petits-esprits ces vapeurs, qui les portent à vouloir
se distinguer par une singularité dangereuse. Mais, si ladite
Vanité s’opiniâtre contre les remedes, ce qui est un cas assez
naturel dans ces sortes de maladies, il faut tacher d’en
detourner le venin, en liant cet acide aux Alcalis de la
Religion. Il est bon de faire comprendre au malade, que tous les
grands génies de cet âge ont du respect pour les choses
sacrées ; que les rapsodies d’un Libertin ne trouvent plus
d’admirateurs ; & que le nom d’Esprit-fort, semblable à
celui de Tyran, qui chez les anciens ne signifioit, que
Monarque, a perdu sa signification primitive, & ne désigne
plus-qu’un Etre ennemi de l’esprit & de la raison. Enfin, il
est de la derniere nécessité de lui faire sentir, que quoique
jadis la nouveauté de ces reveries ait eu quelque charme, pour
d’assez habiles-gens, elles n’ont plus cette vogue, & que
l’irreligion & le blasphême ont quitté la noblesse, pour
faire le mérite des Laquais, & des Crocheteurs. Je me suis
fait un devoir de prévenir les effets pernicieux, que les
discours profanes de ces sortes de gens pourroient
produire sur l’ame de mes Concitoyens, & je ne manquerai
jamais d’opposer aux fantômes de leur imagination tout le
raisonnement que je pourrai ramasser. J’en ai donné une preuve,
en communicant à mes lecteurs, un Avertissement qu’on m’avoit
envoyé, & dans lequel on m’informoit de l’inquiétude, qu’on
avoit remarquée dans un Gentilhomme étranger pendant sa derniere
maladie ; inquiétude fort contraire à sa Doctrine, qui
l’obligeoit a être extremement drolle à l’approche de la mort.
Cet Avertissement vient d’être combattu par un autre
Avertissement, auquel on a accordé une place dans la Gazette
appellée le Postillon. Il est contenu dans ces termes. Ce que j’ai à
repondre à cet Avis, c’est qu’il ne détruit en aucune manière le
mien. J’ai soutenu, que cet Auteur n’étoit pas de belle humeur
pendant sa maladie ; & l’on prétend me donner un démenti, en
assurant qu’il a fait des vers, quand sa maladie lui donnoit
quelque relache, c’est-à-dire, quand il se portoit mieux.
D’ailleurs, j’avoue que ce fait me sera suspect, jusqu’à ce que
je voye les vers en question. Ce n’est pas tout ; je suis résolu
de n’y pas ajouter foi, que le fait ne soit attesté par la Garde
du dit malade : & même alors il me restera quelque petit
soupçon, à moins que la dite Garde ne soit mere de famille,
& de bonnes mœurs généralement reconnues. Je
ne prétends pas me laisser détourner du véritable état de la
question. Si l’auteur, dont il s’agit, n’a pas composé les vers
dans les accez même de sa maladie, il n’y a rien
d’extraordinaire dans ce Phénomene ; cette action n’a rien de
Héroïque, ni de propre à appuier ses beaux dogmes sur cette
matiere. Si la belle humeur convient naturellement à une
personne moribonde, c’est une question qui est du ressort des
Théologiens. Pour le bel esprit Etranger, il tire toutes ses
autoritez de Lucrece, du Comte de Rochester, & du fameux M.
Dryden, qui n’étoient pas gens à croire qu’il ne faut rien
avancer sans preuve, & qui ont prétendu accréditer leurs
opinions, en soutenant, & en jurant même, qu’il falloit être
extravagant pour ne les pas admettre. S’il faut de nécessité
qu’un homme soit facétieux à l’approche de la mort, je m’étonne
de ce que la plus part des Sectaires de cette doctrine ne
commencent pas déja à faire quelque provision de pensées
plaisantes. Jusqu’ici rien n’est plus sec & plus triste que
leurs ouvrages, & tout ce que nous avons vu de leur façon
nous fait languir seulement après leurs Oeuvres Posthumes.
Lettre.
Ebene 3
Brief/Leserbrief
« Monsieur.
Mais, ce qu’il y a de surprenant, c’est, qu’entrant
quelques jours apres dans la boutique d’un libraire,
pour voir un certain discours sur la liberté de penser,
qui faisoit beaucoup de bruit dans le monde, je
découvris sur le papier un tableau très fidelle de cette
armée de notions, & de ce combat donné à la
débandade. Voilà, sage Mentor, tout ce que
j’ai à vous dire aujourd’hui. Je suis &c. NB. En
entrant dans le susdit caffé, je fis le tour de toutes
les tables, & je n’y vis pas un seul bon-esprit, ni
un seul Geomêtre. »
Traum
Le 11e. d’Octobre, l’an 1712, ayant
quitté mon corps enfermé sous la clé dans mon
cabinet, je me transportai dans un caffé, où
s’assemblent les beaux esprits de cette Ville. J’y
trouvai un Esprit-fort du prémier rang, & je me
glissai d’abord dans sa glande pinéale. Je voulus
commencer par en visiter les parties les plus
élevées, qui sont le sejour ordinaire de
l’entendement, persuadé que j’y découvrirois un
abrégé de tout ce qu’il y a d’essentiel dans toutes
les sciences ; mais, a <sic> mon grand
étonnement, je trouvai ce petit appartement
tellement étroit, qu’il n’y avoit pas la moindre
place pour un Miracle, pour une Prophétie, ou pour
un esprit séparé de la matiere. Mon ame étant dans
cette situation y fut trop serrée elle-même, &
je fus obligé de descendre un etage plus bas,
c’est-à-dire dans l’imagination, où j’apperçus de
l’étendue de reste, mais où je crus sentir un froid
presque insupportable, sans y
découvrir la moindre chose de gai & de
réjouïssant. C’est là que je vis la prévention
représentée sous la figure d’une femme. Elle se
tenoit dans un des coins de cette vaste salle les
yeux fermez, & se bouchant les oreilles de ses
doits. De sa bouche sortoit un grand nombre de
parolles mal arrangées ; mais, prononcées avec toute
emphaze imaginable. A peine étoient-elles lachées,
que condensées par le froid excessif de ce lieu,
elles formoient une espece de brouillard, au travers
duquel je crus voir un grand chateau entouré de tous
cotez d’un rempart & défendu d’une tour fort
élevée, par les ouvertures de laquelle, paroissoit
quantité de cordes, & d’autres instruments
propres à donner la torture. Au pied de cette
Citadelle j’apperçus plusieurs horribles cachots,
environnez d’ossements humains, & la Garnison me
sembloit composée de certains soldats habillez de
noir, dont la taille étoit gigantesque, & la
figure effroyable. A mesure que j’approchois de cet
Edifice, cette apparence afreuse s’évanouït ; &
quand je n’en fus éloigné que de quelques pas, mes yeux deffillez ne virent qu’une
Eglise dont j’avois pris le Clocher, & les
cordes qui servent à sonner, pour une tour remplie
d’instruments destinez à excercer, sur le corps
humain, les cruautez les plus affreuses. Pour les
géans demesurez qui avoient frappé mon imagination,
leur taille s’étoit resserrée insensiblement dans
les limites ordinaires de la figure humaine ; &
je n’aperçus à la fin qu’un petit nombre
d’Eclésiastiques, sur le visage des quels régnoit
une douce sérénité. Enfin, les cachots se changerent
en sépulcres, & le rempart ne fut plus qu’une
foible muraille, qui entouroit un cimetiere, où par
ci par là on voyoit quelques os, qui avoient
appartenus à des personnes, mortes paisiblement dans
leur lit. J’étois occupé à me détromper agréablement
de toutes ces illusions, quand ma curiosité fut
excitée par un bruit épouventable, qui se levoit
d’un appartement plus bas. J’y vis une populace de
passions assemblée d’une manière séditieuse, &
je découvris bientôt par mille marques sensibles,
que la cause de ce tumulte consistoit en ce qu’elles vouloient secoüer le joug, pour
établir un gouvernement democratique, ou plûtot une
parfaite Anarchie. Après s’être livrez pendant
long-tems au bruit & aux desordres, elle
prêtérent toutes l’oreille à la Vanité ; qui leur
proposa de lever une formidable Armée de toutes
sortes de Notions, qu’elle promit de mener elle-même
contre la Garnison du prétendu château, dont
l’afreuse perspective étoit la cause de tout ce
tumulte. La proposition de cette Amazone fut écoutée
avec un applaudissement universel, & elle partit
d’abord pour le païs des Idées. J’y fus aussi-tôt
qu’elle, & j’y vis une grande multitude de
Notions léthargiques & à demi mortes, entassées
consulement les unes sur les autres ; mais à
l’approche de la Vanité, elle commencérent à donner
des signes de vie, à se mouvoir, & même à donner
quelques marques de vigueur. Il n’est pas possible
de voir des figures plus monstrueuses. C’étoient des
Divinitez endormies, des Esprits corporels, des
mondes faits par le hazard, & un nombre infini
d’autres Notions payennes, qui laissoient bien loin
derriere elles les grotesques les plus
bizarres du fameux Calot. Elles étoient accompagnées
de plusieurs Idées chrétiennes d’extraction, mais
dont les traits étoient si changez, &
l’habillement si fantasque, qu’il falloit être d’un
discernement fort éxact, pour pouvoir les distinguer
d’avec les Notions Payennes. Il y avoit encore dans
cette cohue une grande troupe de fantomes en habits
de cérémonie, que je reconnus dans la suite pour des
Prêtres Idolatres, de plusieurs peulpes différens. A
peine la vanité eut-elle poussé un cri, que
plusieurs Talapoins, faquirs, Bramins, & Bonzes,
formérent un corps, & animerent les autres
habitans de ces lieux à suivre leur exemple. L’armée
se mit d’abord en marche. L’aile droite consistoit
en vieilles Idées Payennes, qui avoient toutes
blanchi sous le harnois ; & la gauche étoit
composée de Notions Chrétiennes, qui avoient été
naturalisées par les autres. On peut dire que par
rapport au nombre ces troupes faisoient une armée
formidable ; mais la conduite de la Vanité étoit si
précipitée, & elles avoient elles-mêmes une
aversion si invincible pour la tyrannie de l’ordre & de la Discipline, qu’on les eut
prises plutôt pour un Arriere-ban, que pour des
troupes réglées. Tout étoit plein de la plus grande
confusion, & elles ne s’accordoient que dans un
seul point, c’est qu’elles avoient toutes les yeux
fixez sur un certain personage masqué, qui se tenoit
à une petite distance de l’Armée, & que par des
marques infaillibles je reconnus pour l’Athéïsme.
Dès que la Vanité eut conduit ses forces dans le
vaste champ de l’imagination, elle résolut
d’attaquer le pretendu Château des Geants, & de
passer tout au fil de l’épée. L’assaut y fut donné
avec des cris terribles, mais avec le desordre le
plus grand ; &, j’en fus si effrayé, que je
regagnai au plutôt mon séjour ordinaire.
Ebene 3
« Comme dans la feuille volante
appellée le Mentor moderne on a inséré un Avertissement
touchant M. D. Membre de l’Accadémie Royale des Sciences de
Paris, Auteur d’un Livre intitulé Pensées ingenieuses de
ceux qui sont morts en plaisantant, &c. & que dans
le dit Avertissement on avance, que ce il est juste d’asseurer au
public que le dit Auteur n’a pas donné la moindre marque
d’inquiétude à l’apparence d’une mort prochaine, & qu’au
contraire il a attendu ce moment fatal avec une constance
digne d’un Philosophe intrépide : ce qui paroit évidemment,
par un petit poeme, qu’il a composé dans les momens où sa
maladie lui donnoit quelque rélache. »
Zitat/Motto
bel Esprit n’a pas été de fort bonne humeur
pendant le cours de sa derniere maladie, & qu’il n’a
été plaisant, que lorsqu’il a commencé de
se porter mieux ;