Le Mentor moderne: Discours XXXVII.

Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.6473

Ebene 1

Discours XXXVII.

Zitat/Motto

Ægri somnia.

Les Rêves d’un malade.

Ebene 2

Mon Correspondant, qui a acquis la faculté de voyager dans l’Esprit des hommes, m’a envoyé un détail de plusieurs découvertes très importantes, qu’il a faites, par le moyen de son secret. Je les trouve trop instructives, pour ne les pas communiquer au Public.

Lettre.

Ebene 3

Brief/Leserbrief

« Monsieur.

Traum

Le 11e. d’Octobre, l’an 1712, ayant quitté mon corps enfermé sous la clé dans mon cabinet, je me transportai dans un caffé, où s’assemblent les beaux esprits de cette Ville. J’y trouvai un Esprit-fort du prémier rang, & je me glissai d’abord dans sa glande pinéale. Je voulus commencer par en visiter les parties les plus élevées, qui sont le sejour ordinaire de l’entendement, persuadé que j’y découvrirois un abrégé de tout ce qu’il y a d’essentiel dans toutes les sciences ; mais, a <sic> mon grand étonnement, je trouvai ce petit appartement tellement étroit, qu’il n’y avoit pas la moindre place pour un Miracle, pour une Prophétie, ou pour un esprit séparé de la matiere. Mon ame étant dans cette situation y fut trop serrée elle-même, & je fus obligé de descendre un etage plus bas, c’est-à-dire dans l’imagination, où j’apperçus de l’étendue de reste, mais où je crus sentir un froid presque insupportable, sans y découvrir la moindre chose de gai & de réjouïssant. C’est là que je vis la prévention représentée sous la figure d’une femme. Elle se tenoit dans un des coins de cette vaste salle les yeux fermez, & se bouchant les oreilles de ses doits. De sa bouche sortoit un grand nombre de parolles mal arrangées ; mais, prononcées avec toute emphaze imaginable. A peine étoient-elles lachées, que condensées par le froid excessif de ce lieu, elles formoient une espece de brouillard, au travers duquel je crus voir un grand chateau entouré de tous cotez d’un rempart & défendu d’une tour fort élevée, par les ouvertures de laquelle, paroissoit quantité de cordes, & d’autres instruments propres à donner la torture. Au pied de cette Citadelle j’apperçus plusieurs horribles cachots, environnez d’ossements humains, & la Garnison me sembloit composée de certains soldats habillez de noir, dont la taille étoit gigantesque, & la figure effroyable. A mesure que j’approchois de cet Edifice, cette apparence afreuse s’évanouït ; & quand je n’en fus éloigné que de quelques pas, mes yeux deffillez ne virent qu’une Eglise dont j’avois pris le Clocher, & les cordes qui servent à sonner, pour une tour remplie d’instruments destinez à excercer, sur le corps humain, les cruautez les plus affreuses. Pour les géans demesurez qui avoient frappé mon imagination, leur taille s’étoit resserrée insensiblement dans les limites ordinaires de la figure humaine ; & je n’aperçus à la fin qu’un petit nombre d’Eclésiastiques, sur le visage des quels régnoit une douce sérénité. Enfin, les cachots se changerent en sépulcres, & le rempart ne fut plus qu’une foible muraille, qui entouroit un cimetiere, où par ci par là on voyoit quelques os, qui avoient appartenus à des personnes, mortes paisiblement dans leur lit. J’étois occupé à me détromper agréablement de toutes ces illusions, quand ma curiosité fut excitée par un bruit épouventable, qui se levoit d’un appartement plus bas. J’y vis une populace de passions assemblée d’une manière séditieuse, & je découvris bientôt par mille marques sensibles, que la cause de ce tumulte consistoit en ce qu’elles vouloient secoüer le joug, pour établir un gouvernement democratique, ou plûtot une parfaite Anarchie. Après s’être livrez pendant long-tems au bruit & aux desordres, elle prêtérent toutes l’oreille à la Vanité ; qui leur proposa de lever une formidable Armée de toutes sortes de Notions, qu’elle promit de mener elle-même contre la Garnison du prétendu château, dont l’afreuse perspective étoit la cause de tout ce tumulte. La proposition de cette Amazone fut écoutée avec un applaudissement universel, & elle partit d’abord pour le païs des Idées. J’y fus aussi-tôt qu’elle, & j’y vis une grande multitude de Notions léthargiques & à demi mortes, entassées consulement les unes sur les autres ; mais à l’approche de la Vanité, elle commencérent à donner des signes de vie, à se mouvoir, & même à donner quelques marques de vigueur. Il n’est pas possible de voir des figures plus monstrueuses. C’étoient des Divinitez endormies, des Esprits corporels, des mondes faits par le hazard, & un nombre infini d’autres Notions payennes, qui laissoient bien loin derriere elles les grotesques les plus bizarres du fameux Calot. Elles étoient accompagnées de plusieurs Idées chrétiennes d’extraction, mais dont les traits étoient si changez, & l’habillement si fantasque, qu’il falloit être d’un discernement fort éxact, pour pouvoir les distinguer d’avec les Notions Payennes. Il y avoit encore dans cette cohue une grande troupe de fantomes en habits de cérémonie, que je reconnus dans la suite pour des Prêtres Idolatres, de plusieurs peulpes différens. A peine la vanité eut-elle poussé un cri, que plusieurs Talapoins, faquirs, Bramins, & Bonzes, formérent un corps, & animerent les autres habitans de ces lieux à suivre leur exemple. L’armée se mit d’abord en marche. L’aile droite consistoit en vieilles Idées Payennes, qui avoient toutes blanchi sous le harnois ; & la gauche étoit composée de Notions Chrétiennes, qui avoient été naturalisées par les autres. On peut dire que par rapport au nombre ces troupes faisoient une armée formidable ; mais la conduite de la Vanité étoit si précipitée, & elles avoient elles-mêmes une aversion si invincible pour la tyrannie de l’ordre & de la Discipline, qu’on les eut prises plutôt pour un Arriere-ban, que pour des troupes réglées. Tout étoit plein de la plus grande confusion, & elles ne s’accordoient que dans un seul point, c’est qu’elles avoient toutes les yeux fixez sur un certain personage masqué, qui se tenoit à une petite distance de l’Armée, & que par des marques infaillibles je reconnus pour l’Athéïsme. Dès que la Vanité eut conduit ses forces dans le vaste champ de l’imagination, elle résolut d’attaquer le pretendu Château des Geants, & de passer tout au fil de l’épée. L’assaut y fut donné avec des cris terribles, mais avec le desordre le plus grand ; &, j’en fus si effrayé, que je regagnai au plutôt mon séjour ordinaire.
Mais, ce qu’il y a de surprenant, c’est, qu’entrant quelques jours apres dans la boutique d’un libraire, pour voir un certain discours sur la liberté de penser, qui faisoit beaucoup de bruit dans le monde, je découvris sur le papier un tableau très fidelle de cette armée de notions, & de ce combat donné à la débandade. Voilà, sage Mentor, tout ce que j’ai à vous dire aujourd’hui. Je suis &c. NB. En entrant dans le susdit caffé, je fis le tour de toutes les tables, & je n’y vis pas un seul bon-esprit, ni un seul Geomêtre. »
Il me semble que la lettre qu’on vient de voir indique les véritables moyens de guérir la maladie opiniatre d’un Esprit-fort. D’abord son entendement a besoin d’être ouvert, & élargi, afin que ses idées s’y puissent arranger commodément ; ce qui ne se fera jamais mieux, que par une bonne doze de Mathématiques. En second lieu, pour échauffer son imagination, & pour y dissiper cet épais brouillard de préjugez, qui obscurcit les objets, & qui les place dans un faux jour, il seroit bon de le mener quelquefois dans les bonnes compagnies, & de l’obliger de tems en tems d’aller voir l’Eglise de près, pour le familiariser avec elle, & pour lui faire perdre l’horreur, qu’elle lui a inspirée de loin. Mais, ce que je recommande sur-tout à ceux, qui entreprennent, la cure d’un Esprit-fort, c’est de ne rien négliger pour déraciner sa vanité : c’est elle qui envoye vers le cerveau de tous les Petits-esprits ces vapeurs, qui les portent à vouloir se distinguer par une singularité dangereuse. Mais, si ladite Vanité s’opiniâtre contre les remedes, ce qui est un cas assez naturel dans ces sortes de maladies, il faut tacher d’en detourner le venin, en liant cet acide aux Alcalis de la Religion. Il est bon de faire comprendre au malade, que tous les grands génies de cet âge ont du respect pour les choses sacrées ; que les rapsodies d’un Libertin ne trouvent plus d’admirateurs ; & que le nom d’Esprit-fort, semblable à celui de Tyran, qui chez les anciens ne signifioit, que Monarque, a perdu sa signification primitive, & ne désigne plus-qu’un Etre ennemi de l’esprit & de la raison. Enfin, il est de la derniere nécessité de lui faire sentir, que quoique jadis la nouveauté de ces reveries ait eu quelque charme, pour d’assez habiles-gens, elles n’ont plus cette vogue, & que l’irreligion & le blasphême ont quitté la noblesse, pour faire le mérite des Laquais, & des Crocheteurs. Je me suis fait un devoir de prévenir les effets pernicieux, que les discours profanes de ces sortes de gens pourroient produire sur l’ame de mes Concitoyens, & je ne manquerai jamais d’opposer aux fantômes de leur imagination tout le raisonnement que je pourrai ramasser. J’en ai donné une preuve, en communicant à mes lecteurs, un Avertissement qu’on m’avoit envoyé, & dans lequel on m’informoit de l’inquiétude, qu’on avoit remarquée dans un Gentilhomme étranger pendant sa derniere maladie ; inquiétude fort contraire à sa Doctrine, qui l’obligeoit a être extremement drolle à l’approche de la mort. Cet Avertissement vient d’être combattu par un autre Avertissement, auquel on a accordé une place dans la Gazette appellée le Postillon. Il est contenu dans ces termes.

Ebene 3

« Comme dans la feuille volante appellée le Mentor moderne on a inséré un Avertissement touchant M. D. Membre de l’Accadémie Royale des Sciences de Paris, Auteur d’un Livre intitulé Pensées ingenieuses de ceux qui sont morts en plaisantant, &c. & que dans le dit Avertissement on avance, que ce

Zitat/Motto

bel Esprit n’a pas été de fort bonne humeur pendant le cours de sa derniere maladie, & qu’il n’a été plaisant, que lorsqu’il a commencé de se porter mieux ;
il est juste d’asseurer au public que le dit Auteur n’a pas donné la moindre marque d’inquiétude à l’apparence d’une mort prochaine, & qu’au contraire il a attendu ce moment fatal avec une constance digne d’un Philosophe intrépide : ce qui paroit évidemment, par un petit poeme, qu’il a composé dans les momens où sa maladie lui donnoit quelque rélache. »
Ce que j’ai à repondre à cet Avis, c’est qu’il ne détruit en aucune manière le mien. J’ai soutenu, que cet Auteur n’étoit pas de belle humeur pendant sa maladie ; & l’on prétend me donner un démenti, en assurant qu’il a fait des vers, quand sa maladie lui donnoit quelque relache, c’est-à-dire, quand il se portoit mieux. D’ailleurs, j’avoue que ce fait me sera suspect, jusqu’à ce que je voye les vers en question. Ce n’est pas tout ; je suis résolu de n’y pas ajouter foi, que le fait ne soit attesté par la Garde du dit malade : & même alors il me restera quelque petit soupçon, à moins que la dite Garde ne soit mere de famille, & de bonnes mœurs généralement reconnues. Je ne prétends pas me laisser détourner du véritable état de la question. Si l’auteur, dont il s’agit, n’a pas composé les vers dans les accez même de sa maladie, il n’y a rien d’extraordinaire dans ce Phénomene ; cette action n’a rien de Héroïque, ni de propre à appuier ses beaux dogmes sur cette matiere. Si la belle humeur convient naturellement à une personne moribonde, c’est une question qui est du ressort des Théologiens. Pour le bel esprit Etranger, il tire toutes ses autoritez de Lucrece, du Comte de Rochester, & du fameux M. Dryden, qui n’étoient pas gens à croire qu’il ne faut rien avancer sans preuve, & qui ont prétendu accréditer leurs opinions, en soutenant, & en jurant même, qu’il falloit être extravagant pour ne les pas admettre. S’il faut de nécessité qu’un homme soit facétieux à l’approche de la mort, je m’étonne de ce que la plus part des Sectaires de cette doctrine ne commencent pas déja à faire quelque provision de pensées plaisantes. Jusqu’ici rien n’est plus sec & plus triste que leurs ouvrages, & tout ce que nous avons vu de leur façon nous fait languir seulement après leurs Oeuvres Posthumes.