Le Mentor moderne: Discours XXXVI.
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Livello 1
Discours XXXVI.
Citazione/Motto
Procedere tenus, sa non datur
ultra. Contenons nous d’une partie, si nous ne pouvons
pas obtenir le tout.
Livello 2
J’ai parlé, il y a quelque jours de la
difficulté, qu’il y a, à s’acquérir le Caractére du véritable
Galant-homme. Le commun des hommes n’est point de ce sentiment :
un caractere si beau a été usurpé par des Petits-maitres bien
mis, & les gens de mérite ont été contraints d’y renoncer.
Le plus haut dégré où ces derniers puissent prétendre est la
qualité d’homme de mise. Elle demande quelque espece d’esprit,
& la magnificence de la parure n’y est pas une nécessité
absolue, au lieu que pour mériter le titre de Galant-homme il ne
faut, outre la dorure & le plumet, que des lumieres
suffisantes pour présenter de bonne grace une boete <sic>
d’or remplie de Tabac d’Espagne. L’homme de mise pourtant doit
avoir aussi ses petits airs ; &, quoiqu’ils ne soient pas si
brillans que ceux du Galant-homme, on y voit
pourtant une si grande quantité de minuties, qu’il y a peu de
gens sensez, qui puissent se résoudre à se les rendre propres,
quelque necessaires qu’elles soient, pour être bien reçues dans
le monde. Par bonheur s’ils ont de la peine à réussir de ce
côté-là, ils peuvent du moins parvenir avec quelque difficulté,
à ce qu’on appelle avoir l’air de quelque chose, ce qui marque à
peu près la qualité d’un galant-homme très subalterne. Pour être
placé dans ce rang, un honnête homme doit exciter dans son cœur
un desir violent de paroitre quelque chose de plus qu’il n’est.
Il faut bien qu’il prenne ce parti là, s’il ne veut pas se
bannir absolument de la société. Il est nécessaire de se prêter
aux fausses idées des hommes, tant qu’on n’est pas en état de
les rectifier ; ce qui paroit absolument impossible, à cause de
la supériorité infinie de ceux, qui soutiennent la mode contre
les entreprises du bon-sens. Dans ce combat inégal, on verroit
mille cris se lever contre un seul raisonnement. Si cepandant
<sic> tous les gens d’esprit vouloient bien, pour seconder
mes projets, s’armer du même zéle, dont je me sens animé à
soutenir les véritables intérêts de mes
compatriotes, je me flatterois de causer bientôt une prodigieuse
révolution dans les mœurs des habitans de la Grande-Bretagne. Je
n’en desespere pas encore tout-à-fait. Peut-être qu’un jour
appuié de tout le bon-sens de notre Ile, je satisferai à
l’ambition que j’ai d’y produire toute une nouvelle race
d’hommes, qui prendront les rangs que la mode a usurpez
jusqu’ici sous de faux titres. Si mon projet réussit, on verra
l’Etudiant apprendre ses exercices, & se rendre propre au
commerce des honnêtes – gens ; l’officier, & celui qui s’est
formé par les voyages, lira les auteurs les plus estimez ; &
le Gentilhomme Campagnard se partagera entre l’administration de
son bien, & une érudition accompagnée de politesse. Lorsque
ceux, qui brigueront le titre de galant-homme, se croiront en
état de subir l’examen, je les addresserai à des Commis créés
exprès, qui m’informeront de leurs qualitez & de leurs
manieres, & si je suis content de quelque Candidat, je lui
donnerai une Bulle, qui le recommandera aux bonnes-compagnies,
comme galant-homme qui a pris ses degrez. Pourvû que mon plan
paroisse juste au public, je suis sûr, que plus d’un galanthomme de la façon de la mode se condamnera à la
retraitte, jusqu’à ce qu’il soit en état de mériter mon
approbation. A tout hazard, j’ai déja préparé tout pour
l’éxécution de mon plan, & j’ai destiné certaines gens à se
tenir en sentinelle auprès des auberges, où arrivent les Coches
d’Oxford, & de Cambridge, avec ordre de mener tout droit
chez moi les jeunes gens, qui viennent de là, & qui sont
d’une heureuse Physionomie. Je n’y épargnerai pas mes soins,
quand je serois sûr de ne pouvoir faire de quelqu’un de ces
Messieurs qu’un Galanthomme subalterne ; persuadé, que s’il peut
arriver jusques là, le commerce du monde en fera tout au moins
un Cavalier, qui sent son bien. Nous n’entendons dire autre
chose tous les jours, qu’un homme qui a l’air de quelque chose,
un homme qui sent son bien, un homme qui a les manieres d’un
Galant-homme ; mais les personnes, qui se servent de ces Phrazes
ne savent pas trop ce qu’ils disent : on sent seulement, qu’ils
veulent désigner par là des diminutifs de Galanthomme, &
exprimer les differens degrez de ce caractere. Mon plan fixera
le sens vague de tous ces termes, & délivrera mes
compatriotes de la honte de les appliquer si mal.
Si l’on est silouté au jeu, c’est par un homme qui a l’air de
quelque chose : si votre argent vous est emprunté sans espoir du
retour, c’est par un Cavalier qui sent son bien ; & si l’on
vous débauche votre femme, il y a dix contre un que vous
recevrez ce cruel affront d’un Galanthomme complet. Il y a même
des gens, qui ne font supérieurs en rien à des Voleurs de grand
chemin, qui ôsent s’arroger ce titre, comme il paroitra
évidemment par la lettre suivante. Lettre a l’auteur.
A mon avis, un homme, qui sur le grand chemin demande la
bourse le Pistolet sur la gorge, n’est pas un plus grand
scélérat, que ces gens qui en faveur de leurs airs cavaliers,
qui ne sont soutenus d’aucune qualité estimable, se fourrent
dans la compagnie des gens riches, & leur excroquent une
partie de leur bien pas finesse, ou par impudence. Les premiers
peuvent avoir pour excuse quelque desaste <sic> qui les a
ruinez, & une famille qui manque de pain ;
mais, d’ordinaire nos Chevaliers d’industrie se réduisent à la
disette par leurs infames débauches, & ensuite ils se
portent aux actions les plus indignes, pour subsister aux dépens
de ceux, qu’ils guident vers la route qui les a menez eux-mêmes
à leur ruine. Quelle foule de ces sortes de gens qui sentent
leur bien ne se trouve-t-il pas dans cette capitale ! Il faut en
convenir ; c’est la faute des gens de mérite mêmes, dont les
airs gauches mettent en crédit une impudence cavaliere, qui
étouffe les bonnes qualitez des honnêtes gens, qui s’empare
hardiment de l’estime du public, qui devroit être naturellement
la recompense de la vertu, & des talents. Un habit de bon
gout, un air de vigœur, & une forte doze d’effronterie,
suffisent dans ce siecle, où l’on ne distingue point la réalité
d’avec l’apparence, pour constituer un Galant-homme dans les
formes. Il est certain pourtant que nous n’aurions jamais
atteint à ce dégré d’impertinence, si le bel-esprit ne s’étoit
prostitué parmi nous à plaider la cause du vice, & à
traitter de galanterie les crimes les plus odieux. C’est cet
abominable abus d’un talent donné à l’homme, pour embellir ce qui est honnête & bon, qui a soutenu,
contre le bon-sens, les choses les plus contraires à la raison,
& à la nature. Je me contenterai d’en donner un seul
éxemple. Nous pretendons tous vivre dans un pais Chrétien ;
& cependant celui qui ne se serviroit pas de l’occasion
favorable de commettre un adultere, ou de se battre en duel,
seroit tourné en ridicule, s’il vouloit passer dans ce monde
pour Galant-homme.
Livello 3
Lettera/Lettera al direttore
Vieux bon-homme, « J’ai rodé
par tout le pais depuis six ans, & je me suis trouvé
dans tous les endroits, où il y a quelque chose à faire
pour un honnête homme brouillé avec la fortune, &
doüé du courage & de la finesse qui sont nécessaires
pour mettre à profit la sottise de certaines gens qui
ont le cerveau vuide, & la bourse pleine. On m’a vu
dans le Parc, à la Comedie, & dans les bains d’Epsom
& de Tunbridge ; mais, contre toute
apparence, j’ai presque toujours tiré ma poudre aux
moineaux : le Diable a mis toujours dans mon chemin,
quelqu’un de ces maudits Philosophes de votre trempe, ou
de ces vieillards soigneux, qui mettent plus de verroux
à leurs portes, & plus de barres de fer à leurs
fenetres, qu’il n’y en a à la prison de Newgate. Tous
ceux qui me voyent conviennent que je sens mon bien,
&, de quelques tours fripons que certaines personnes
graves m’accusent, ils avouent pourtant que j’ai assez
l’air d’un Galant-homme, & que je parois fait exprès
pour donner dans la vue à quelque héritiere, & pour
la porter à se laisser enlever. J’aurois bon besoin, à
vous parler naturellement, d’achever une pareille
avanture. Je n’ai point été elevé pour les affaires, je
suis aussi ignorant qu’un Gentilhomme le doit être,
& tout l’argent que mes parens m’ont laissé a été
troqué contre les faveurs du beau-sexe : en un mot, je
suis Chevalier d’industrie de profession. J’ai été assez
heureux quelquefois pour puiser à la discretion dans la
bourse de mes maitresses ; mais, j’ai été toujours trop
genereux pour vouloir m’enrichir à
leurs dépens : j’ai fait toujours restitution à l’une de
ce que je prenois de l’autre ; & j’entretenois, dans
le tems que j’étois entretenu. Il faut que vous sachiez
encore, qu’une certaine intrepidité brille dans toute ma
conduite, & que mes regards font baisser les yeux à
tout ce qu’on nomme d’ordinaire gens de mérite. Je
triomphe, quand je vois une petite sotte rougir dans une
assemblée ; & j’insulte en secret à une fille qui
répand des larmes, quand elle entend un Acteur prononcer
avec emphse <sic> une scene, où les sentimens sont
bien maniez. Je me fais gloire d’avoir perdu toute
honte, avant même de voir le fond de mon coffre-fort.
C’est une impertinente passion, & vous dites
vous-memes vous autres savans, qu’elle procede du
sentiment de quelque imperfection, que nous trouvons en
nous. Pourquoi rougirois-je donc moi, qui, de l’aveu de
tout le monde ai l’air d’un Galant-homme ? Comment
peut-on être charmé de la pudeur, & soutenir en même
tems, qu’elle a pour principe, sinon quelque défaut
réel, du moins la crainte malfondée de
marquer quelque imperfection ? Pour moi, je trouve
ridicule d’avoir sans raison une opinion desavantageuse
de soi-même, & de se supposer des défauts que l’on
n’a point. Quoiqu’il en soit, si je ne vous déplais pas
tel que je suis, & si vous êtes content de ma
personne, de mon caractere, & de mon bien, je vous
prie de favoriser mes recherches auprès d’une de vos
jeunes Dames, n’importe quelle. Répondez-moi au plus
vite, je vous en supplie ; je suis un peu presse : la
Cour prend le deuil, mon habit noir tombe en lambeaux,
& ma meilleure perruque ne veut plus tenir les
boucles. Je suis &c. »