Cita bibliográfica: Justus Van Effen [Joseph Addison, Richard Steele] (Ed.): "Discours XXXV.", en: Le Mentor moderne, Vol.1\035 (1723), pp. 322-334, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4066 [consultado el: ].


Nivel 1►

Discours XXXV.

Cita/Lema► 1 Omne tulit punctum, qui miscuit utile dulci.

Celui qui brille dans la pointe sait mêler l’utile à l’agréable. ◀Cita/Lema

Nivel 2► Je viens de recevoir une Lettre qui contient l’Apologie des pointes & des [323] quolibets. L’Auteur en plaide la cause avec toute l’addresse possible ; & les raisons, qu’il allegue en leur faveur, sont les moins mauvaises qu’il est possible de trouver dans un cas de cette nature. Je suis bien aize poutant de voir qu’il ne les défend que comme un secours de la conversation.

Pour les quolibets étudiez, & pour les pointes qui sortent de la méditation, pour entrer dans le public par le moyen de la presse, j’avoue qu’en matiere d’esprit je les regarde comme des crimes impardonnables. Je trouve la même difference, entre celles-ci, & d’autres, qu’on peut appeler des impromtus, qu’entre une rencontre, & un meurtre prémedité.

Lettre à l’Auteur.

Nivel 3► Carta/Carta al director► « Vos ouvrages m’ont donné une si haute opinion de votre bonne volonté pour le genre humain, que je suis sur, que vous ne soufrirez pas, qu’on méprise aucun art qui contribue au bien de la société. Depuis longtems je vois avec chagrin, qu’il n’y a aucune branche du bel esprit, qu’on [324] ait traité aussi indignement que les pointes ; & j’ose croire, que je m’attirerai votre estime, en les mettant sous votre protection, à l’abri de tout outrage ; Par là je vous procurerai la satisfaction noble, que sent un grand cœur en secourant les opprimez. Je me flatte de n’avoir pas besoin d’un plus long préambule pour offrir à vos lumieres mon Apologie modeste pour les pointes, dans laquelle pourtant je ne me sers d’aucune équivoque Sophistique, persuadé qu’il ne faut pour faire l’éloge de ces heureuses trouvailles de l’imagination, que le témoignage même de la verité & du sens commun leurs ennemis jurez.

Pour rendre cet Essai véritablement utile & instructif, je fixerai l’étendue, & la nature de la pointe ; j’étalerai les avantages qui en découlent, les vertus morales dont elle est le principe, & la propriété qu’elle a de renforcer le corps, & de tranquilliser l’esprit.

La pointe a été définie ainsi par une personne qui apparemment ne l’amoit gueres : c’est une espere de pensée, qui nait de deux expressions, qui conviennent dans le son, & qui different par [325] rapport au sens. Si c’est là l’essence de la pointe, pouvons-nous en estimer trop le mérite ; puisqu’il est certain par cette définition même, qu’elle constitue les parties les plus importantes du savoir ? N’est-il pas certain, que presque toutes les disputes savantes roulent plutôt sur des sons, que sur des idées ? Toutes les controverses des Theologiens ne concernent-elles pas les differens sons, qu’on peut donner aux parolles ? Les querelles des Philosophes n’ont-elles pas pour objet de simples expressions ? Et qu’est-ce que c’est que leurs distinctions subtiles, sinon certains moyens ingénieux de débrouiller des termes equivoques ? Quand on vient de perdre son bien dans la sale <sic> de Westmunster, on ne s’en prend qu’à l’équivoque habilement mise en œuvre par quelque Avocat rafiné. Lorsqu’un Monarque viole la foi des Traittez, c’est la pointe seule, qui appuie ses pretensions. Et telle est l’étendue de cet art, que quand j’entre dans une Bibliotheque, je ne saurois m’empêcher de me dire à moi-même, quel prodigieux amas de volumes Herissez de pointes ! Lorsque je vois une troupe [326] de Négotiants, j’admire la multitude des sectatems de la pointe ; &, en voyant l’entrée d’un Ambassadeur, peu s’en faut que je ne m’ecrie, Que la pointe a un equipage magnifique ! Que le Cortege de l’Equivoque est superbe !

On peut inférer de ce que je viens de dire, qu’on peut diviser naturellement les pointes en sérieuses, & burlesques. Ce n’est que les dernieres dans le fond que je prétens recommander à mes Compatriottes, en exposant à leurs yeux tous les fruits qu’elles sont capables de produire.

Il est certain d’abord, que la pointe est très propre à nous faire entrer dans le génie de note propre langue : il n’y a rien de plus évident. N’est-il pas certain qu’elle fait sa grande occupation de parcourir toute la langue, pour aller à la chasse des mots, qui sont composez des mêmes lettres, quoiqu’ils expriment une idée differente ? Dans cette chasse, tout en chemin faisant, elle fait sa proie de la justesse & de l’exactitude de l’Orthographe, qui d’ordinaire ne tombent en partage qu’aux gens d’une condition médiocre, dans le tems, qu’elles échappent [327] à la plus haute qualité, & à la plus basse Roture. Cet avantage est tellement considérable, que pourvu qu’on puisse procurer à la pointe une vogue générale, elle nous épargnera plusieurs in Folio, dont les Grammeriens à naitre menacent nos Neveux, si nous continuons à ne pas prendre garde à la vraye manière d’épeller.

Les gens d’un savoir étendu brillent surtout dans cette sorte de Bel-Esprit. Faut-il s’en étonner ? En quoi les savants ne brillent-ils pas ? Si la pointe ne peut pas réüssir en Anglois ils sont les maitres d’avoir recours au Latin & au Grec, & je puis dire que j’ai vu des choses miraculeuses de ce secret. J’ai vu le François se linguer avec l’Allemand ; le Hollandois conspirer avec l’Italien ; & une pointe ; du succès de laquelle le Grec desesperoit, devenir piquante au dernier point dès qu’elle eut touché à la Langue Hebraique. Mon grand ami Theodore Babel, pour faire voir l’Etendue de ses talents commence quelquefois une de ces belles pensées sous la ligne2  : il la poursuit par [328] tous les degrez de Latitude ; &, après lui avoir fait faire le tour du Globe, il se repose comme un autre Alexandre, afligé de ce qu’il n’y a pas d’autres mondes à conquérir.

Autre avantage très considérable de la pointe. Elle est extrémement propre à terminer les disputes, ou pour m’exprimer dans d’autres termes, Rien ne détruit plus efficacement la pointe serieuse, que la pointe burlesque. Tout homme, qui va boire bouteille de soir, fait qu’environ minuit les gens qui ne sont pas assez ivres pour pleurer, ou pour se baiser, doivent naturellement entamer quelque controverse. On s’échauffe de part & d’autre, & souvent les mains decideroient au défaut des Poumons, si quelque homme habile & charitable n’arretoit les combattans tout court, par un des bons-mots en question. Combien de fois Des Cartes & Aristote n’ont-ils pas été reconciliez par une spirituelle équivoque ? La vertu d’une de ces faillies a souvent porté un Whig à donner la main à un Tory, & une pointe dans l’expression semble quelquefois emousser la pointe de deux Epées.

[329] Un esprit attentif est encore une autre qualité caractéristique des Sectateurs <sic> de la pointe. On le voit clairement dans l’inquiétude de toute une compagnie où ils se trouvent, lorsqu’elle n’a pas pris garde à quelque mot, du quel dépend le fin d’une de ces subtilitez : Ajoutons que la pointe demande une conception vive dans l’Auditeur qui doit rassembler dans un instant les idées les plus incompatibles, & qu’elle suppose dans l’Auteur une invention fertile & riche, puisqu’en même son des Images, qui semblent ne devoir se rencontrer jamais.

De mille autres avantages, qui naissent de la pointe, je n’en choisirai encore qu’un seul, savoir la belle humeur ; mais, je trouverai une occasion naturelle d’en parler, quand je m’etendrai sur les effets qu’elle produit sur le corps & sur l’esprit. Je ferai voir à présent les influences qu’elle a sur les vertus morales, & je me flatte de m’y prendre d’une manière si forte, & si claire, que tous mes Lecteurs deviendront mes Prosélites.

Prémiérement, un diseur de pointe [330] a le cœur orné de la vertu fondamentale nommée humilité. Nos adversaires mêmes sont obligez d’en tomber d’accord, puisqu’ils soutiennent arrogamment, qu’un homme doit avoir des Idées bien basses de lui-meme, quand il s’amuse à des jeux de mots. Aussi puis-je vous assurer en conscience, Monsieur, que jamais je n’ai donné là dedans par un Principe d’orgœuil, & que je ne soupçonne aucun de mes confreres de briguer par son talent une place dans le temple de mémoire.

En second lieu, l’art de faire des jeux de mots est un des plus fermes appuis de cette espace de Politesse que les anciens ont connu sons le nom d’Urbanité. L’essence de cette vertu consiste dans le desir de plaire aux compagnies où l’on se trouve : & quel autre dessein, je vous prie, ont les diseurs des pointes ? Aussi faut-il avoüer, qu’ils y réüssissent à merveilles. On voit dans nos assemblées pointues une telle agitation des flanes, un mouvement si convulsif dans tous les membres, des contorsions si plaisantes, des efforts si prodigieux pour ranimer un ris [331] pirant <sic>, qu’un homme, qui n’a que le sens commun, en est dans la derniere surprise, & qu’il est contraint d’avoüer, qu’il n’a jamais senti chez-lui-même <sic> quelque chose de pareil.

Mais, ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que les diseurs de pointes font briller, sur-tout dans leurs séances, la justice, la Reine de toutes les vertus. C’est là que tout homme jouit avec une liberté parfaite de ce qui lui appartient. L’ame est d’abord saisie de la joye qui doit lui revenir de chaque bon-mot, & le corps en reconnoit le mérite, par les mouvemens les plus significatifs. Eh ! comment cette excellente vertu ne régneroit-elle pas parmi des gens, qui ne rendent pas seulement justice aux mots, mais encore aux syllabes, parmi des gens, où personne n’usurpe le droit d’autrui, & chez lesquels chaque membre marque son équité naturelle, en se rejouissant tout autant des bons-mots de son voisin, que de ses propres faillies ?

On voit aizement pur ce que je viens de dire que l’art de badiner avec les mots doit donner de la force au corps, & de la sérénité à l’esprit. Vous de-[332]vez le savoir mieux qu’un autre, Monsieur, vous qui dans une de vos feuilles volantes avez conseillé à vos Lecteurs attaquez de la poitrine de frequenter ceux de nos freres, qui sont douez d’une taille massive, & d’un visage en forme de pleine Lune. Vous aviez bien raison, Monsieur : notre joye doit produire de grands effets, elle n’est pas de courte durée, & d’ordinaire nous la remachons le jour aprez nos seances, en réfléchissant sur tout ce qui nous diverti le plus dans notre société comique. D’ailleurs, ce plaisir est pur, & ne laisse après lui aucune amertume. J’en appelle à toutes les personnes raisonnables, si l’on peut sentir la moindre inquiétude de ce qu’on a excité quelques combats entre les expressions & les idées, & s’il n’y a pas mille fois plus d’innocence dans cet amusement, que dans le plaisir malin qu’on goute, en inspirant à son prochain un esprit de vangeance, en affligeant son voisin par des Calomnies, ou en augmentant ses richesses par la fraude.

Pour ce qui regarde la santé du corps, je crois pouvoir considérer la [333] pointe, comme la source du plus salutaire de tous les exercices du corps.

Les grand eclats de rire nous dégagent de toutes les mauvaises humeurs, & la circulation du sang aizée & vive, qu’ils causent, fournit au flambeau de notre vie une flame égale & pure. Je parle par expérience ; comme c’est le devoir de tout homme, qui prescrit des remedes. Un de mes amis, attaqué d’un fievre opiniatre, le printemps passé, après avoir employé en vain des remedes & des charmes, profita à la fin du conseil que je lui donnai de s’associer à la bande des diseurs de pointes. Il jetta d’abord par la fenetre toute une boutique apothicaire, ota de son cou un papier Mistérieux, qui connoit le fameux mot Abracadabra, & simplement à force de badiner sur ce terme magique, il se mit dans une petite moeuter, qui fut suivie d’un agreable sommeil. Il est convalescent, à l’heure que je vous parle, & il rencontre fort plaisamment à mon avis, en disant, qu’il est moins redevable à la poudre des Jésuites3 , qu’à leur doctrine touchant l’Equivoque.

[334] Voilà, Monsieur, ce que j’appelle mon Apologie modeste pour les Pointes. J’ai été d’autant plus animé à l’entreprendre, qu’une de nos savantes 4 Universitez en fait grand cas, & que je sai de bonne part qu’une Cotterie françoise l’a prise sous sa protection. Si cet Essai vous agrée, je travaillerai encore à faire l’Eloge du Rebus, & du Quolibet. J’ai éxaminé la nature de ces sujets, selon toutes les regels de la Philosophie, & j’ai fait une Expece d’arbre Poryphyrien de toutes les subordinations de ce qu’on peut appeller le bel-esprit roturier. Ce sera peut-être du haut stile pour les Dames ; mais, en récompense, les galants en tireront occasion de faire parade de leur savoir à la toilette des belles. ◀Carta/Carta al director ◀Nivel 3 ◀Nivel 2 ◀Nivel 1

1Comme cette Lettre roule sur les pointes, l’auteur a trouvé bon de mettre au dessus un vers Latin, qui sert de Rébus, en faisant allusion à Punn, qui veut dire Pointe en Anglois. Punica se quantis attollit gloria Rebus ; J’ai cru devoir l’imiter par le Vers d’Horace, qu’on voit ici.

2C’est à dire par les langues de tous les differens peuples de ces Climats.

3C’est le Quinquieme.

4Cambridge la Mere ---