Cita bibliográfica: Justus Van Effen [Joseph Addison, Richard Steele] (Ed.): "Discours XXXIV.", en: Le Mentor moderne, Vol.1\034 (1723), pp. 314-322, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4065 [consultado el: ].


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Discours XXXIV.

Cita/Lema► O! vitæ Philosophia Dux virtutis indagatrix Cicer.

O sagesse, guide de la vie, source de la vertu ! ◀Cita/Lema

Lettre à l’auteur.

Nivel 2► Nivel 3► Carta/Carta al director► « Monsieur,

Mon inclination m’a porté à passer le tems, que d’autres employent d’ordinaire aux études, à parcourir [315] presque tous les Etats de l’Europe. Quoique par là je me sois formé une idée assez étendue du cœur humain, dont la connoissance est certainement d’une très grande utilité, il m’a été impossible de seconder mon expérience par les Lumieres qu’on acquiert dans les Universitez, & dans le Cabinet. En passant par la France, dans le dessein de retourner dans ma Patrie, je m’ouvris là-dessus à un Genilhomme de ce païs-là, avec lequel j’avois eu le bonheur de contracter une amitié étroite. Après m’avoir écouté tranquillement il me prit par la main ; &, au lieu de me répondre il me mena dans son cabinet, il ouvrit un petit Coffre d’Ambre, & il en tira une petite tabatiere remplie d’une certaine poudre, qui, à ce qu’il me dit, lui avoit été donnée, par un de ses Oncles, Auteur du Voyage par le Monde de Des Cartes. En m’accablant de protestations d’amitié & de reconnoissance, il m’en fit présent, & il m’asseura <sic> qu’il ne connoissoit point de moyen plus sûr & plus prompt d’enrichir l’esprit de toutes sortes de connoissance, que cette es-[316]pece de Tabac, pourvû qu’on sût la manière de s’en servir.

Des Cartes, continua-t-il, decouvrit le premier, qu’une certaine petite partie du Cerveau appellée par les Anatomistes la Glande Pincale est le domicile de l’ame ; que c’est là qu’elle reçoit toutes les sensations, & que du haut de son throne elle gouverne notre machine, par le ministere des Esprits animaux, qui parcourent tous les nerfs, étendus de cette Glande vers chaque partie du Corps. Ce Philosophe, considérant le corps humain, comme une espece d’Horloge, dont le mouvement, qui est nécessaire pour la conversation de la vie, se fait sans le concours de notre volonté, il se mit dans l’esprit qu’on pourroit trouver un moyen de separer pour quelque tems l’ame d’avec le corps, sans que cette séparation fût invisible à la Machine. Il chercha soigneusement un secret si merveilleux ; & il la trouva. C’est précisement la poudre, qui se trouve dans cette tabatiere, & qui prise par le nez dans une certaine dose ne manque jamais de délier le nœud, qui ne tache l’ame à son propre corps. Dès que cette opération est faite, ajouta-t-il, on n’est plus aizé à cette ame, que de se [317] transporter, par la pensée, dans tous les lieux où elle le trouve bon. Elle n’a qu’à choisir, & elle est la maitresse de se fourrer dans la Glande Pineale du plus habile Philosophe, & de contempler toutes les idées qui roulent dans cet esprit éclairé ; ce qui est assurément la méthode de se rendre habile la plus sure & la plus courte, qu’on puisse s’imaginer.

Vous croirez facilement, Monsieur, que je n’étois pas assez ennemi de moi-même, pour refuser la connoissance d’un secret si utile. J’acceptai donc ce présent de mon ami, avec un papier contenant la manière d’en faire usage, & je lui en témoignai ma reconnoissance, par les expressions les plus vives, que la politesse françoise étoit capable de me fournir. Vous comprendrez sans peine les plaisirs sensibles, que je dois avoir goutez, en voyageant par les Glandes Pineales des Philosophes, des Poetes, des Petitsmaitres, des Mathematiciens, des Dames, & des Politiques. Tantôt je suis à la trace un Theoreme de Geometrie, par un labyrinthe tortueux, & par des routes, qui paroissent impraticables. Tantôt je passe en revue les [318] idées sublimes d’un Philosophe, & je me les approprie, sans me fatiguer, & sans aucune dissipation de mes propres esprits animaux. Quelquefois je me plais à me promener dans l’imagination d’un Poete, par les allées d’un jardin magnifique, ou par une prairie émaillée. D’autrefois, je vois avec ravissement une bataille sanglante, qui se donne dans son cerveau, ou bien un orage furieux, qui s’y leve. Souvent j’y goute les délices d’une vie pastorale, les douceurs d’un amour tendre & généreux ; & il arrive même je m’y sens enlevé par les nobles transports de la dévotion. Quels charmes, Monsieur, de suivre un génie véritablement poetique dans ses opérations ! Je vois alors avec quelle justesse elles ont été depeintes, par un de nos compatriottes.

Quand un Poete en son cerveau,

Sourve inépuisable du beau,
Trouve une mine de pensées
Fines, brillantes, & sensées,
Avec quel travail, quels efforts,
Il perce jusqu’à ces thrésors !
Que la satisfaction est entiere
,
[319] Quand il les ouvre à la lumiere,
Quand de la terre dégagé
Cet or avec soin arrangé,
Se montre à l’ouvrier avide
Epuré, fin brillant, solide !

Je me fais quelquefois un agréable amusement de descendre de ces idées magnifiques aux impertinences d’un petit-maitre, aux plans secs d’un Politique du Caffé, ou bien aux images flatteuses qu’un amour encore novice excite dans le cerveau d’une jeune fille.

Pour me former une Notion éxacte de la félicité humaine, j’ai voulu éxaminer les sensations différentes, qui entrent dans l’esprit des hommes, qui cherchent leur bonheur par différentes routes. Après avoir fait mille essais là-dessus, je crus ne pouvoir pas mieux faire que de me glisser dans la glande Pinéale d’un de ces hommes, qui font profession d’aimer le plaisir, persuadé que je trouverois là l’essence de ce que je cherchois, ou que je ne trouverois nulle part ; mais, jamais homme ne fut plus étonné que moi, lorsque je vis évidemment la défectuosité des [320] plaisirs, qui ne sont pas renfermez dans la sphere de la raison.

Je trouvai chez cet homme les ressorts, qui servent à la réflexion entierement enrouillez & devenus inutiles faute d’exercice ; & ses sens me parurent emoussez, à force de servir. La parfaite inaction de ses facultez spirituelles le forçoit à prevenir ses desirs & le jettoit dans la volupté, avant que la passion l’y portât. Ce n’est pas tout, la volupté poussée à l’excès changeoit pour lui de nature, & au lieu de plaisir elle lui donnoit de la fatique & du dégout. C’est là que je vis la fougue de la jeunesse trop impétueuse, pour songer à jouïr de ce printems de l’ages & une viellesse <sic> prématurée accablée d’infimitez, & destituée du doux repos. Lorsque dans cet esprit les passions étoient agitées par quelque cause puissante, elles avoient beau se satisfaire : au lieu de calmer le cœur ; elles ne faisoient que le mettre à la --- en l’accablant d’un côté par le dégout & par le rassasiement ; & en l’animant de l’autre par le retour de quelque desir nouveau. J’ai vu quelquefois ce malheureux, en même temps agité par [321] le souvenir de ces fautes passées, insensible à la volupté qui s’offroit à ses sens, & effrayé de l’idée de l’avenir. Dans cet état violent, il n’y avoit point d’autre ressource pour lui, que d’imposer silence à ses inquiétudes, en réveillant par force son gout létargique pour le plaisir, & en étourdissant sa raison. Mais, quoi qu’il eut presque réüssi à éteindre ce flambeau, que son Createur avoit allumé dans son ame, je voyois pourtant de tems en tems, en dépit de tous ses efforts, son esprit s’effrayer d’une splendeur subite, semblable à l’éclair qui sort d’une épaisse nuée dans une nuit obscure. Cette lumiere devenue afreuse pour lui, interrompoit souvent la satisfaction dont il tachoit de jouir, en se cachant à soi-même ses propres difformitez.

Je vous dirai avant que de finir, que j’ai été présent encore à la formation d’un Livre nouveau dans l’esprit d’un Libertin. Je crois que vous ne serez pas faché d’entrer dans les principes cachez, dont sortit cette espece de Phénomene, & je ne manquerai de vous donner là-dessus une autrefois toutes [322] les lumieres, que vous pouvez souhaiter. Je suis, &c.

Ulisse Cosmopolite. » ◀Carta/Carta al director ◀Nivel 3

NB. L’Auteur a reçu de France depuis peu quelque livres de ce tabac mistérieux & Philosophique, & il avertit le public, qu’il en fera usage, pour distinguer les véritables motifs d’avec les prétextes, dans toutes les personnes, qui brillent à la cour, dans la ville, & dans les armées. ◀Nivel 2 ◀Nivel 1