Le Mentor moderne: Discours XXVIII.
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Nivel 1
Discours XXVIII.
Cita/Lema
Ride si sapis. Mart. Ris, si
tu es sage.
Nivel 2
Quand j’ai envie de penetrer dans le
Caractere de quelqu’un, je commence d’ordinaire, par examiner
l’usage qu’il fait de la faculté risible. Je tache de voir s’il
rit aizément, & de quelle nature sont les objets qui le
jettent dans cette agréable espece de convulsion. Jamais les
gens ne se tiennent si peu sur leurs gardes, que lorsqu’ils se
divertissent : le ris est presque toujours un symtome visible de
quelque satisfaction interieure ; &, si jamais nous pouvons
ajouter foi à l’air d’un visage, c’est quand il exprime la joye
qui inonde, pour ainsi dire, le cœur. Le Ris bien éxaminé ne
ressemble pas mal à l’Index d’un Livre, qui nous en rend
accessibles toutes les particularitez. C’est une des facultez,
qui nous distinguent des bêtes ; & elle nous sert de route,
pour penetrer à la maniere dont les hommes se servent de la
faculté de raisonner, qui est l’autre prérogative
caracteristique de notre nature. Voici du moins ce qu’on peut
prendre pour une regle presque generale. Les gens, qui ont du
sens, & de l’esprit, ne s’abandonnent gueres, qu’à un ris
modéré, & retenu : ils sont presque toujours dans une
certaine défiance d’eux-mêmes, qui les fait craindre de donner
dans un ris mal raisonné ; mais les foux, qui ne sont pas
susceptibles d’une défiance si contraignante, rient du meilleur
cœur, & de la meilleure foi du monde : ils se laissent
emporter par leur ris, qui est naturel, aizé, impétueux, &
bruïant. Comme le Spectacle est le lieu le plus
propre à fournir des Réflexions sur cette matiere, il ne sera
pas inutile, à quelqu’un qui voudra exécuter mon plan, de
remarquer, que dans les loges les jeunes filles font la prémiere
rangée, les Meres le seconde, & que les femmes surannées,
& les filles qui ne font plus de desseins sur notre sexe,
font l’arriere-garde avec les veuves qui sont contentes de leur
sort. En éxaminant une loge dans cet arrangement, pendant la
représentation d’une Comédie, on observera, qu’une Equivoque un
peu gaillarde jettera le premier rang dans une gravité affectée,
ou dans une indolence qui a un petit air stupide ; que le second
rang hazardera un souris ; & que le dernier comprendra tout
le fin du bon mot, & qu’il en rira sans façon.
Si l’on veut entrer dans un plus grand détail, on verra que la
Prude s’émancipera jusqu’à la mondanité d’un souris, en voyant
les extravagantes libertez, que se donne une Coquette. La
coquette à son tour rit de bon cœur de la retenue affectée de la
prude. L’homme de Lettres rit entre cuir & chair de
l’insolente vanité d’un ignorant petit-maitre ; le petit-maitre
étale hardiment son ridicule, en voulant deshonorer par des
éclats de rire le mérite d’un homme de Lettres destitué de ce
que nos jeunes-gens appellent le savoir vivre. Je croi qu’on
peut ranger les différentes sortes de Ris dans les classes
suivantes : L’air riant, ou le demi-souris, Le Souris, Le Ris,
Le Ricanement ou le Ris de Singe, L’Eclat de rire. Le
demi-souris n’est pratiqué que pour ménager une nouvelle grace
aux traits du visage ; & les Dames s’en servent souvent
comme d’un piege pour attraper un amant, qui ne se livre pas
avec assez de promtitude à leurs charmes. C’est une espece de douce invitation à la servitude. Les Anciens
nomment cet air riant le Ris de Chios. Le souris est l’appanage
ordinaire du beau-sexe, & de ceux qui lui font la cour : il
exprime la satisfaction du cœur, & marque un certain
applaudissement tacite ; il ne dérange pas trop les traits du
visage, & les Galants qui savent tout le fin de l’art
d’aimer, s’en servent avec grand succès. Cette aimable maniere
d’embellir la Physionomie étoit connue chez les Anciens, sous le
nom de Ris Ionique. Le Ris ordinaire est d’une nature connue à
tout le monde. Pour le Ricanement ou le Ris de Singe, les
Auteurs de l’Antiquité l’appellent le Ris Syncrusien ; &
dans leur tems, comme dans le nôtre, on en faisoit usage pour
étaler deux belles rangées de dents. L’Eclat de rire, ou le Ris
Sardonique, peut être employé très-heureusement dans les
disputes de tous genres. Quand on le fait partir à propos, il
est capable de renverser la preuve la plus solidement établie
sur les principes les plus surs. Rien au monde de plus propre à
suppléer à la force du raisonnement. Il est surtout d’une vertu merveilleuse dans les Disputes des Cassez ;
& l’on remarque toujours que le parti soutenu par la force
du ris Sardonique l’emporte haut la main sur ses Antagonistes.
Un Auteur
judicieux a publié il y a quelque tems un recœuil de chansons,
qu’il a fort heureusement intitulé Ri & devien gras, ou
Pillules contre la mélancolie. J’avoue que je suis charmé de ce
titre facétieux, & je me crois obligé de censurer
l’ingratitude de notre Nation, qui n’a pas songé seulement à
donner la moindre récompense aux travaux comiques de mon bon ami
M. d’Urfey, qui a tant contribué à ce divertissant ouvrage.
N’est-ce pas presque à lui seul que nos Gentilshommes
Provinciaux doivent cette corpulence, qui leur donne ce seul air
de dignité, dont ils paroissent susceptibles ? Le Conte d’un
malade, qui par un éclat de rire se créva une aposthume qu’on
croyoit incurable, est trop connu pour l’insérer
ici ; il suffit qu’on puisse en inférer, que rien ne contribue
d’avantage à la santé que l’exercice de la faculté risible. J’en
suis si persuadé, que je crois fortement que les dites Pillules
contre la mélancholie feroient un effet admirable, si on les
prenoit avec du lait d’anesse ; & qu’il n’y auroit rien de
si souverain contre les maladies de poitrine. On nous dépeint
d’ordinaire Démocrite, comme une <sic> homme d’une figure
extrémement massive, dont il étoit redevable apparemment aux
secousses de sa Ratte infatigable. Juvenal dit de lui,
Nous avons des Goguenards, dont le Ris n’est pas si
Philosophique, que l’étoit celui de Démocrite ; mais ils ne
laissent pas de se porter tout aussi bien que lui. Ce sont des
gens qui ont une provision inépuisable de bonne humeur. Ils
rient de tout ; jamais ils ne voyent rire les autres, qu’ils ne
se croyent en conscience obligez d’en faire autant : souvent
même ils aident une compagnie à rire de leurs propres sottises.
La joye, qui regne
autour d’un Pot à Thé, & dans les visites qu’on rend aux Dames, est d’ordinaire du genre Megarique : on s’y
fait rarement un scrupule de sacrifier l’amitié à un ris de
cette noire espece.
Les diseurs de
pointes & de quolibets donnent encore extremement dans ce
dernier genre de rire, qui est excité également & par les
plus grands efforts de l’esprit, & par les
derniers excez de l’extravagance. Comme les Anciens Médecins ont
soutenu, que ces ris est admirable pour les poumons, je
conseille à tous mes compatriottes asmatiques & pulmoniques,
de hanter beaucoup les plus fameux beaux - esprits de l’ordre
dont je viens de parler. Il est assez difficile de définir le
Ris. Il semble, que ce soit une joie subite, qui saisit le cœur,
qui n’étant pas capable de le digérer s’en défait par certaines
secousses, & par certains tremblemens dans la voix. Quoi
qu’il en soit, les Poetes ont employé le ris fort heureusement,
pour embellir les portraits qu’ils ont fait de la Nature. Ils
n’ont pas tort : rien n’est plus aimable que le ris ; La beauté
même en emprunte tout ce qu’elle a de plus gracieux, & de
plus touchant ; & jamais la conversation ne nous charme
d’avantage, que lorsque nous l’interrompons de tems en tems par
un concert de ris, qu’on pourrait nommer assez proprement, le
Chorus de la Conversation.
Metatextualidad
J’ai pensé plus d’une
fois à faire un traité en forme sur cette faculté de
l’homme ; & je crois que la matiere n’auroit pas été
stérile. J’aurois éxaminé le ris dans sa nature même ; &
de ses causes développées j’aurois tiré certaines regles
pour le théatre également utiles au Poete, & à l’Acteur.
Je suis persuadé, que par là j’aurois fourni, à l’un & à
l’autre, des moyens surs, pour exciter dans la machine des
spectateurs cet aimable chatouillement. A l’imitation de
Plutarque, qui ne croit pas pouvoir mieux développer les
Caracteres de ses Heros, & de ses grands hommes, qu’en
les mettant en parallele les uns avec les
autres, j’aurois fait des comparaisons entre Pinkethman,
Norris, & Bullok*1: j’aurois éxaminé
leurs différentes méthodes de nous divertir ; & j’aurois
fait en sorte, qu’un spectateur un peu sensé eut pu
discerner d’abord, si c’étoit le Poete ou l’Acteur, qui le
fît rire.
Retrato ajeno
La Prude a une prodigieuse
estime pour le Demi-souris. Elle regarde toutes les autres
façons de rire comme des excez de mondanité ; & les
choses le plus comiques ne réüssissent presque jamais à
égayer ses attraits par ces petites rides, qui forment le
souris complet. Il semble que la dévotion soit une espece de
glu, qui resserre ses levres, & qui les attache l’une à
l’autre : toute la modestie d’une prude se concentre sans
son visage, & rarement se permet-elle la liberté d’aller
même jusques à l’air riant.
Retrato ajeno
La jeune veuve se tient dans la
même reserve ; mais, ce n’est que pour un tems. Les regles
austeres du Décorum disposent de ses traits, d’une maniere
Despotique, & la forçent à mettre sa Physionomie dans
une harmonie éxacte avec son linge uni. Elle est serieuse
par art, & elle doit se garder du souris avec toute la
précaution possible, jusqu’à ce qu’un amant se déclare,
& s’offre à remplir la place du défunt.
Retrato ajeno
Le Damoiseau effeminé, après avoir
long-tems exercé sa Physionomie, par le secours du miroir,
pour l’accoutumer à une exacte Discipline, est certainement
en droit d’occuper un rang entre les modestes rieuses de
cette derniere classes. Un air riant anime tous ses
discours, & il ne manque jamais de caresser sa propre
éloquence par un demi-souris.
Retrato ajeno
Le Ris Ionique ou le Souris
complet convient parfaitement en general aux Dames, qui ne
sont pas assez précieuses, pour ne donner pas le moindre
essor aux traits de leurs visages. Elles étoussent un ris
formel, comme les Prudes étranglent un souris.
Retrato ajeno
Le Galant de profession donne dans
le ris Ionique, par pure complaisance, & pour mieux
sympatiser avec le beau-sexe : il va même quelquefois
jusqu’au ris formel, pour applaudir à un trait médisant, qui
sort d’une bouche qui ne lui est pas indifférente, ou bien
pour faire honneur à un bon-mot de sa propre façon. Mais,
dans ce dernier cas, il a soin de retenir ses levres dans
les bornes de la politesse : il fait chorus avec le ris de
Dames ; mais, il n’est jamais coupable de la grossiéreté de
l’entonner lui-même.
Retrato ajeno
Le même Ris Ionique est d’un
secours merveilleux aux grands Seigneurs quand ils reçoivent
les gens à leur petit levé : il y a même des coureurs de
fortunes, qui trouvent dans ce Ris une plus grande marque de
faveur, que dans quelques paroles dites à l’oreille. Je
connois un jeune Cavalier, qui se croit sur le point
d’obtenir un poste honorable, parce qu’il a obtenu cette
grace, après trois mois d’assiduité.
Cita/Lema
Perpetuo risu Pulmonem agitare
solebat. « Un Ris perpetuel secouoit ses Poumons.
Retrato ajeno
Le Ris de Singe est très
particulierement propre à de vieux radotteurs amoureux.
Quand la vue d’une jeune fille de bon suc réveille leur
imagination, ils tachent toujours de rappeller sur leur
visage un air de jeunesse ; & ils forcent tous les
Muscles de leurs traits pour former cette espece de ris
effroyable. Le bouson doit être mis dans la même classe :
c’est par ce Ris de Singe qu’il subvient d’ordinaire à son
manque d’esprit ; & souvent il y joint encore l’éclat de
rire, quand il veut donner un secours plus puissant à sa
malice stérile.
Retrato ajeno
Il y a encore un autre ris de
Singe, que les Anciens ont nommé le Megarique, & qui
convient à certaines gens, que les Modernes nomment
particulierement les Rieurs. Ces sortes de personnes se font
un plaisir de s’égayer aux dépens de leurs amis mêmes, &
tout le fond de leur esprit railleur, est tiré de leur
mauvais naturel. Je souhaiterois fort que ces beaux-esprits
daignassent considérer, qu’ils ont beau faire, & qu’en
se moquant des sottises d’autrui ils laissent leurs propres
impertinences dans leur entier.
Retrato ajeno
Le Ris
Megarique est encore assez souvent le partage d’une
Coquette. Il est vrai que c’est une illustre dans l’art de
rire, & qu’elle fait promener ses traits par tous les
différens genres de ris, qui viennent d’être spécifiez. Elle
attire l’amant Romanesque par le demi-souris ; elle reçoit
le petit-maitre avec un souris complet, & elle s’unit
avec le bel-Esprit, dans un ris formel. Quand une fois elle
est sûre d’un pauvre Adorateur, elle se sert du ris de Singe
pour le tourner en ridicule ; &, quand à force de le
railler, elle lui a fait perdre la tramontane, elle l’acheve
par un éclat de rire, comme par un coup de massue.
Retrato ajeno
L’Eclat de rire est un Caractere
distinctif des campagnardes, & quand on les met en
pension pour apprendre à vivre, c’est ce Symtome de
Rusticité qui les quitte le plus tard.
1* Trois acteurs comiques de la troupe Royale de Londres.