Citation: Justus Van Effen [Joseph Addison, Richard Steele] (Ed.): "Discours XXIV.", in: Le Mentor moderne, Vol.1\024 (1723), pp. NaN-234, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4055 [last accessed: ].


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Discours XXIV.

Citation/Motto► -- Dicenda tacendaque calles ?

Savez –vous ce qu’il faut dire, & ce qu’il faut taire ? ◀Citation/Motto

Level 2► Heteroportrait► Jean Lizard avoit à peine quinze ans, quand on l’envoya à l’Université. Il n’y avoit pas été long-tems, que le feu extraordinaire de son imagination, & sa grande application aux études, ne donnassent un tour fort particulier à son esprit. On s’en appercevoit d’abord dans la conversation : il avoit trop de vivacité, pour garder le silence ; mais, il avoit si peu de monde, qu’il ne savoit comment faire, pour parler comme les autres gens.

Après avoir passé un an & demi à Oxford, il vint nous voir à la campagne dans l’intention d’y rester quelques mois. La prémiere fois qu’il soupa avec nous, nous nous trouvames beaucoup endoctrinez par ses discours. A l’occasion d’un plat d’oizeaux sauvages, il nous dit, que selon les sentimens de quelques Naturalistes, il n’étoit pas impossible, qu’ils ne fussent venus depuis peu de la Lune. Ma [224] chere Brillante fit là dessus un grand éclat de rire : mais, il la terrassa par un grand nombre de questions sur la grandeur de la Lune, & des Etoiles ; & il n’interrompoit son éxamen insultant, que pour me faire signe & pour me marquer, par des souris moquœurs, la pitié qu’il avoit de la petitesse d’esprit de cette jeune fille. Son triomphe fut complet : sa mere étoit charmée de lui ; & tous les Domestiques étoient en extaze de l’Erudition prodigieuse de leur jeune maitre.

Ce succès l’encouragea tellement, que pendant une semaine entiere, il ne débita que des paradoxes. Un de ses plus grands plaisirs étoit de pincer les petits chiens de ses sœurs, pour avoir l’occaison de prouver qu’ils n’en sentoient rien ; &, quand les jeunes Demoiselles assortissoient quelque garniture de Ruban, il se faisoit fort de leur démontrer qu’ils étoient tous de la même couleur, ou plutôt, qu’ils n’étoient point colorez de tout.

On croira facilement que ces demonstrations n’étoient gucres du gout de ces filles ; mais, elles avoient beau s’en facher, notre ami Jean alloit toujours son grand chemin. Sa Mere même pensa un jour se facher contre lui, malgré la gran-[225]de satisfaction, que lui donnoient les progrez, que son cher fils faisoit dans les sciences. En versant du Thé, elle s’étoit brulé les doits ; & dans le tems même que tout son air marquoit la douleur que ce petit accident lui faisoit souffrir, notre jeune savant prit cette occasion aux cheveux, & soutint que c’étoit se moquer du monde que de s’imaginer, que la chaleur étoit dans le feu. En un [] tems assez considerable, il ne se passa pas un jour, que notre [] se félicitât, d’avoir éclairé, sur plusieurs articles, d’esprit de toute la famille.

Jamais sa conversation ne me chagrinoit si fort, que quand il se trouvoit en compagnie de quelques Gentilshommes campagnards du voisinage. Il se croyoit [] obligé en conscience d’être extrémement drolle ; &, pour y réüssir, il [] un grand nombre de plaisants discours du Cuisinier du College où il logeoit à l’Université ; cet homme avoit [] d’étrangers impressions sur l’esprit de [] Cadet, & il sembloit s’imaginer, que tous les autres hommes devoient être dans le même cas ; mais, à la fin, il s’apperçoit que ses contes dans lesquels il [226] étoit seul intéressé ne faisoient naitre des éclats de rire que chez lui seul.

Pendant tout ce temps là, je considerai le pauvre Garçon, comme un jeune arbre, qui pousse des branches & des fleurs avant la saison, mais qui ne laisse pas de promettre une fécondité extraordinaire.

Pour le guérir de cette espece de Pédanterie si familiere aux Ecoliers, je le priai un soir de faire un tour de promenade avec moi, & je commençai par lui precher une maxime, que j’ai apprise moi-même d’un Auteur du premier ordre ; Il faut penser avec les hábiles-gens ; mais parler avec la vulgaire. Le bon-sens de ce jeunhomme lui fit d’abord comprendre sans peine, qu’il s’étoit fort souvent donné un ridicule, en choquant une regle si sensée. Il me promit qu’à l’avenir il auroit soin de reserver pour lui ses Notions scientifiques, & de s’accommoder dans ses discours aux opinions déçues. Il fit plus ; il me conjura, de lui donner quelques regles touchant l’ [] ment de la conversation. Je lui dis que j’y penserois ; &, comme j’aime ce Garçon avec toute la tendresse possible je lui envoyai le lendemain par écrit des ma-[227]ximes suivantes, qui peuvent avoir contribué à le rendre tel, que tout le monde le trouve à present, c’est à dire un des plus agréables hommes qu’on puisse fréquenter. ◀Heteroportrait Les voici :

Level 3► Ce trop de pensées, qu’on exprime d’ordinaire par le terme de conversation, a été toujours regardé par les Auteurs mourant, comme une de plus grandes prérogatives de l’homme, & comme une source séconde de lumieres, & d’agrémens. Quoique rien ne soit plus propre à nous gagner l’affection des hommes que le bon usage, qu’on peut faire de cette faculté de nous communiquer mutuellement nos sentimens & nos idées, & que nous ayons mille occasions de perfectionner [] ce talent, il est très rare de [] une personne, qui sache l’employer comme il faut.

La conversation de la plus-part des hommes manque d’agrement, moins faute de génie & de savoir, que faute [] & de politesse.

Quiconque se propose de plaire par ses discours ne doit jamais souger à les accommoder à sa vanité, on à quelqu’une de ses passions favorites : il faut qu’il ait toujours pour son but direct, de di-[228]vertir, ou d’instruire la compagnie où il se trouve. Celui, qui n’a que ces deux vues, est toujours aizé dans sa conversation : il n’est jamais mortifié de ce qu’on l’interrompt ; persuadé, que ceux qui l’écoutent doivent savoir mieux que lui, si ce qu’il dit doit leur paroitre agréable, ou utile.

Une personne modeste manque rarement de s’insinuer dans l’esprit de ceux, qui entrent avec lui en conversation. On plait facilement aux autres, quand on ne paroit pas se plaire trop à soi-même, & qu’on ne marque aucun dessein d’étaler une supériorité d’esprit, qui puisse les empêcher de briller.

Rien de plus convenable, que de parler très peu de soi-même. Qu’est-ce que nous pouvons dire de nous avec bienséance ? Si nous parlons de nos défauts, nous sommes imprudens, & si nous vantons nos vertus prétendues, nous nous rendons ridicules. Nos affaires domestiques, ne sont pas non plus d’une nature à faire le sujet de la conversation, interessantes pour nous, elles ne le sont gueres pour les autres. Qu’importe à la compagnie où je me trouve, combien de chevaux j’ai dans mon Ecurie, ou si mon [229] Laquais mérite plutôt le titre de Coquin, que celui d’étourdi ?

On choque également une compagnie, en s’emparant de toute la conversation, & en affectant un silence dédaigneux.

Lors qu’on veut conter quelque histoire, il est très bon de commencer par tracer les caracteres des principaux personnages, dont il s’agit, & d’en donner une idée claire & éxacte. Ce qu’il y a d’intéressant dans les contes, & dans les faits que dans la connoissance de ceux, qui en sont les Auteurs, & dans les circonstances qui accompagnent ces faits, ou ces discours.

Malgré tous les agremens, qui sont naturels à la jeunesse, il est rare que les jeunes-gens plaisent dans la conversation : la raison en est, qu’un defaut d’experience les rend décisifs ; & que tout ce qu’ils disent tend plutôt à flatter leur vanité, qu’à satisfaire celle des autres.

Il est certain même qu’un âge plus avancé donne un sauf-conduit à un bon nombre de choses, dont on se moqueroit, si elle <sic> sortoient de la bouche d’une personne, qui ne fait qu’entrer dans le monde.

[230] Rien ne paroit plus choquant aux gens sensez, que les discours orgueilleux de certains esprits vuides, qui parlent par Apophtegmes, & qui prétendent décider de tout, par un proverbe, ou par une sentence. Cette grave stupidité est d’autant plus insupportable, qu’elle se pare d’un air de sagesse.

Un homme sage & prudent évitera toujours de tourner la conversation sur quelque science particuliere, dans laquelle il s’est acquis une réputation distinguée. La particularité qui me plait le plus dans la vie de M. Cowley, c’est qu’il n’y eut jamais que ses amis intimes, qui pussent comprendre par ses discours, qu’il étoit excellent Poete. Non seulement il y a de la bienséance à suivre cette maxime, mais l’amour-propre y trouve son conte. Un homme qui parle d’une science, qui l’a déjà rendu celebre, ne sauroit rien gagner par là, & il risque de perdre beaucoup, & de découvrir la foiblesse de la baze, sur laquelle sa reputation est fondée. D’ailleurs, en gardant le [] , sur des matieres sur lesquelles [] croit en état de briller, il se sert d’une charlatanerie modeste, pour insinuer qu’il pourroit parler juste sur d’autres su-[231]jets, qui pourtant ne sont point de sa portée.

Les femmes sont effrayées du seul nom d’argument, ou de démonstration. Une saillie, ou une comparaison ingénieuse, sont plus propres à les convaincre, qu’une preuve formelle.

Si vous voulez faire l’éloge de quelqu’un, joignez-y les raisons, qui vous y portent ; c’est là ce qui distingue les applaudissemens d’un homme sensé, d’avec les flatteries d’un adulateur, & d’avec l’admiration des sots.

La raillerie doit avoir des bornes ; elle n’est de saison, que tant qu’elle plait à toute la compagnie, & sur tout à celui, qui en est le sujet.

Quoique la bonne humeur, le bon sens, & la discrétion suffisent pour rendre un homme agréable dans les compagnies, ce n’est pas une mauvaise politique quelquefois de se preparer pour la conversation, en éxaminant à fond quelque sujet régnant, dont les autres n’ont qu’une connoissance superficielle. Quand nos armées ont assiégé quelque place fameuse, ou lorsqu’il y a des débats dans notre Parlement, sur quelque acte de conséquence, on ne sauroit manquer de [] [234] sion, & qu’on ne sauroit s’approprier qu’en fréquentant les gens polis ; Dans les bonnes qualitez des hommes, comme dans leurs vices, il y a quelque chose d’insinuant qui porte à l’imitation, & qui se communique d’une maniere insensible. Il n’y a que le commerce du monde soutenu d’un esprit de Réfléxion, qui puisse nous faire distinguer ce qui est propre à s’attirer l’attention des honnêtes-gens de ce qui doit naturellement inspirer du dégout & de l’ennui. ◀Level 3 ◀Level 2 ◀Level 1