Le Mentor moderne: Discours XX.

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Discours XX.

Citation/Motto

Semper & infirmi est animi exiguique voluptas Ultio.

La vengeance est le plaisir favori d’une ame foible, petite & lache.

Level 2

Si l’on ne connoissoit l’homme, que par l’étude du cabinet, on seroit fort porté à croire, que les coutumes & les modes, qui ont la vogue chez les differents peuples, ont une etroite liaison avec leurs Loix, & avec leur Réligion ; mais, on se tromperoit grossierement à force de raisonner juste sur un principe, qui naturellement devroit être sûr. Je n’en veux point d’autres témoins, que les habitants de ces Royaumes. Nous voyons tous les jours que les caracteres, qui passent pour les plus nobles, & les plus propres à s’attirer l’estime du beau monde, sont précisement ceux, qui se livrent avec le plus de licence à des crimes contraires à la nature humaine, & diamétralement opposez à ce que nous faisons profession de croire. Chez nous les titres de Chrétien, & d’homme raisonnable, sont incompatibles avec les titres de galant homme & d’homme d’honneur ; il faut renoncer à la vie éternelle, si l’on ne pardonne pas les offenses ; & il faut renoncer à tous les agremens de la vie temporelle, & passer pour infame, si l’on n’est pas tout prêt à commettre un meurtre & à laver le moindre affront dans le sang de celui qui nous l’a fait. Le sens commun, aussi bien que la religion, est tellement banni de nos esprits, qu’on se fait un honneur du crime, & qu’on se glorifie du penchant qu’on a, de sacrifier une créature humaine aux chimeres d’une fausse délicatesse. Est-il possible qu’on puisse ignorer absolument, que le pardon des offenses est le plus haut dégré de grandeur, où la nature humaine puisse atteindre. Un poltron peut se battre ; un poltron peut terrasser son ennemi ; mais, un poltron ne pardonna jamais. La faculté de mépriser la vangeance découle d’une magnanimité éclairée, qui connoit sa propre grandeur, & qui y trouve une assurance, que la petitesse de ses ennemis n’est pas capable de troubler un seul moment ; Ceux, qui affrontent un homme vertueux, se punissent eux-mêmes, en se rendant méprisables : c’est le propre d’un homme véritablement grand, de prêter de la dignité à ses amis, & da la bassesse à ceux qui le haïssent. La force des Loix peut reprimer l’esprit vindicatif, & l’empecher d’éclatter ; mais la vertu essentielle, que je recommande ici a une source plus pure, & plus noble ; elle dérive de l’éxemple, & des préceptes de celui, qui, en mourant, pria pour ses persécuteurs, & qui ne nous obtint le pardon de nos péchés, qu’à condition, que nous serions prêts à pardonner à nos ennemis ; condition raisonnable, s’il y en eut jamais. Comment peut-on se flatter d’obtenir ce qu’on ne veut pas accorder soi-même ; sur-tout, quand ce que nous demandons est infiniment au dessus de tout ce que nous sommes capables d’accorder aux autres, & qu’en faisant des graces, nous contribuons considérablement à notre propre félicité ? Rien n’est plus éxactement vrai : quand on pardonne, on change l’esclavage le plus rude, contre la plus aimable liberté. Un esprit occupé aux projets de vangeance est déchiré continuellement, par le dépit, l’envie, la colere, l’indignation ; autant de tyrans, qui se le renvoyent l’un à l’autre, pour le tourmenter. Ceux, qui font profession de gouter quelque douceur dans une situation si cruelle, n’ont certainement jamais jouï de la félicité touchante, qui accompagne la reconciliation. Dans cet agréable moment, les nuages qui obscurcissoient la raison, & qui lui faisoient voir les objets dans un faux jour, se dissipent tout-à coup : l’orage, qui étoit excité dans le cœur, se calme ; la basse défiance, l’injuste dedain, la petite & vile satisfaction, qu’on trouvoit dans la considération des defauts & des malheurs d’autrui, sont chassez par la lumiere de la verité & de la vertu, que la passion avoit éclypsées. L’ame est rendue à sa beauté naturelle, sans conserver le moindre reste de la malignité, qui la rendoit difforme. Dans cet état, il arrive quelquefois, que ces mêmes actions d’un Ennemi prétendu, qui nous paroissoit si odieuses à travers de la haine, n’offrent à nos yeux dessillez, que de l’intégrité, & de la justice. Plus un homme paroit avoir pour nous une aversion opiniatre & invincible, plus il nous paroit difficile de lui inspirer de la modération, & plus il faut le combattre par la douceur, & par la débonnaireté. Il est honteux pour des Chrétiens héroiques, de soufrir, que la malignité obstinée d’un Ennemi triomphe de leur vertu, & sache échapper aux effets de leur bienveuillance. Il est très possible de s’épargner une pareille honte. Les maximes de notre Religion, malgré le mépris general qu’elles se sont attiré, sont si généreuses, & d’une maniere si noble conformes avec le bien de la société, qu’il n’est pas au pouvoir des méchants d’en éviter les benignes influences. Un chrétien, que vous regardez comme un ennemi, est plus porté à vous rendre les services les plus importans, qu’un Galant-homme, qui fait profession de vous chérir le plus tendrement. Les Disciples d’un maitre crucifié doivent absolument déraciner de leur esprit le sentiment bisarre, qui suppose quelque chose de grand, & de noble dans un cœur altier & humain. Ce sentiment, il est vrai, s’est tellement fortifié dans presque tous les hommes, qu’il est impossible de le bannir de l’esprit, si on ne lui démontre avec la derniere évidence, que ce sont justement les dispositions contraires, qui sont en droit de nous donner une grande opinion de nous. Il est aizé de le faire sentir. L’humilité & la débonnaireté ont certainement quelque chose de noble, & de sublime. Bien loin d’avoir leur source dans des idées basses & petites, elles découlent des idées les plus grandes, & les plus étendues. L’orgœuil a son origine dans un esprit borné, qui trouve de la grandeur dans quelques petits avantages chimériques, qui sont étrangers à notre nature, & qui nous environnent plutôt, qu’ils ne nous sont propres. Ce vice suppose un esprit faux, & incapable de réflexion ; au lieu que la véritable humilité, dont la bonté est inséparable, est fondée sur des vues étendues, sur un discernement juste, sur une noble force d’esprit qui fait assigner aux objets leur véritable valeur. Elle a pour baze une justice éxacte, que nous rendons à nous-mêmes, & proportionnent à nôtre petit mérite, l’idée que nous en formons : elle demande une connoissance étendue de nos rélations avec tout le genre-humain, & des devoirs, qui résultent de ces rélations. Rien n’est plus grand, que de raisonner juste ; rien n’est plus petit, que de raisonner de travers, & de recevoir ses opinions de la main du hazard, ou de la coutume. Dire qu’un homme est hautain, c’est dire qu’il a le génie mince, & qu’il est continuellement la dupe, & le joüet des idées les plus fausses ; mais, quand on parle d’un homme humble & débonnaire, on nous apprend, que cet homme a porté la force d’esprit au plus haut degré, puisque maitre absolu de son amour-propre, il a su peser dans les mêmes balances ses propres défauts & ceux des autres, ses bonnes qualitez & celles de ses plus cruels ennemis. On nous apprend encore, qu’il est juste de traiter un tel homme avec la même candeur, avec la même bonté, & avec le même respect, qu’il a formé l’habitude d’étaler dans toute sa conduite avec son prochain. C’est par cette force d’esprit, que la raison éclairée comprend, que tenant aux anges par son ame, il est confondu par la matiere avec les insectes les plus vils, & qu’il est un mélange merveilleux de ce qu’il y a de plus grand, & de ce qu’il y a des plus méprisable. Par cette force d’esprit, une attention toujours vive nous représente les objets, comme ils paroissent à l’intelligence infinie elle même, & non comme ils sont fardez, ou avilis, par la bisarrerie de la mode & des opinions humaines. Il seroit à souhaiter, que toutes les personnes de bon sens daignassent réfléchir attentivement sur la dignité & sur le sublime des vertus Chrétiennes. Leur ame agrandie, pour ainsi dire, deviendroit bientôt susceptible d’un généreux mépris, pour tout ce que la Mode & le Prejugé honorent du titre de grand, & de glorieux : bientôt leurs penchants, & leur honneur, les conduiroient dans la même route vers laquelle la vertu les guide, & ne seroient de toute leur conduite, qu’une suite continuée d’actions réligieuses. Cet heureux changement devroit être produit dans notre cœur, par la considération seule de ce jour à jamais mémorable, où le fils de Dieu a soufert toutes les indignitez de la mort la plus infame pour le salut du genre-humain. Ceux, qui croient mériter le titre d’honnêtes-gens, devroient se mettre dans l’esprit, qu’il vaut bien la peine d’éxaminer si un tel éxemple n’est pas le plus propre du monde à reprimer en eux toutes les fougues de l’esprit de vangeance, & à changer leurs idées sur le merite, & sur l’honneur. Rien ne seroit plus utile à des hommes, qui font profession de vouloir se préparer pour ce jour dans lequel celui, qui se soumit pour nous à une mort ignomineuse, paroitra en majesté & en gloire pour nous juger. De quelle manière un homme, qui meurt saisi des armes que l’orgœuil & la vangeance lui ont mis dans la main, paroitra-t-il devant ce juge terrible, en la presence du quel, la nature sera agonisante, le Soleil obscurci, la Lune changée en sang, & les puissances des cieux ébranlées ? Dans quel état se trouvera ce brave homme prétendu, quand les cieux passeront avec un bruit siflant de tempête, quand les Elemens seront dissous par la chaleur, & que la terre même, avec tout ce qu’elle contient, sera consumée par les flammes ? Ce qui devroit sur-tout étouffer dans notre esprit l’éxécrable folie de risquer le salut, pour satisfaire à de petites animositez, c’est que dans un seul acte criminel le coupable offense son juge, & s’expose à paroitre dans le moment devant le tribunal de ce juge, qu’il vient de mépriser. On est précisement dans ce funeste cas, en mourant dans un Duel. On offense Dieu de propos délibéré ; & le cœur encor plein de mépris pour ses Loix sacrées, on paroit dans sa présence terrible. Y a-t-il quelque chose de plus afreux, que l’idée qu’on doit avoir d’une ame, qui dans cet état est séparée du corps ? Le moyen de n’être pas saisi d’horreur en pensant, qu’un homme se précipite dans un étang de feu & de soufre, là où il y a pleurs & grincement de dents, uniquement pour éviter les impertinentes railleries d’un tas de gens, qui se font une gloire de n’avoir pas le sens-commun ? Avec quel plaisir une ame accablée d’un tel malheur ne soufriroit-elle pas l’accusation éternelle de poltronnerie, pour racheter le moment fatal, où il a tout hazardé, pour se garantir de ce ridicule reproche ? L’Ecriture sainte est toute remplie de tableaux vifs & frappans d’une etérnité heureuse, & malheureuse. Je suis sur, que la fréquente lecture de ces passages rendroit le chemin du salut si agreáble, que la peine que nous trouvons à résister aux charmes du vice, seroit entierement absorbée, par la félicité, qu’on gouteroit en faisant d’heureux progrès dans la vertu. A quel point doit être heureux un mortel, qui s’assure de la protection d’un être tout-puissant, & qui sait considérer la Mort comme un objet qu’on ne sauroit craindre sans petitesse d’esprit.