Le Mentor moderne: Discours XV.
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Niveau 1
Discours XV.
J’ai appris depuis que cette savante fille a une amie à la
campagne aussi docte qu’elle ; qu’elles ont un commerce de
Lettres sous les noms d’Astrée, & de Dorinde, & qu’elles
se sont acquis de la réputation par le tour aizé de leur stile.
Je conviens que je serois faché, qu’il y eut dans la famille un
poete femelle ; & cependant, j’ai de la peine à traverser le
penchant de cette jeune fille, qui considéré en soi-même n’a
rien que d’innocent. Cette maxime est vraye & incontestable,
quand on oppose la diction aizée, à celle qui est forcée &
pleine d’affectation. Cepandant, comme il y a un air aizé &
une maniere aizée de se mettre, qu’on appelle ainsi
particulierement, il faut avouer qu’il y a aussi une Poesie
aizée, qui a un droit particulier de s’approprier ce nom. Pour
écrire aizément, il est certain qu’il faut penser d’une maniere
aizée. On sait que les pensées doivent toujours repondre à la
nature des sujets. La codere, la rage, & d’autres passions
violentes, excitent des pensées fortes. La gloire, la grandeur,
& le pouvoir, demandent des pensées nobles & sublimes.
La solitude, une douce mélancolie, l’amour, & tous les
sentimens qui remurent l’ame, sans agiter violemment, inspirent
des pensées aizées. Parmi les pensées, que ces sujets tendres
font naître, il y en a, qui sont susceptibles d’ornement &
de tour ; mais, il y en a d’autres, qui plus elles sont
exprimées d’une maniere simple, claire, &
naturelle, plus elles excitent dans les cœurs des mouvemens
agréables, & satisfaisants. Chaque figure, chaque
embellissement, qu’on y ajoute, cache quelque beauté naturelle :
l’art n’a qu’a paroitre ici pour gâter la nature ; c’est du fard
sur un beau teint. Pour attrapper cette diction aizée, qui fait
tant de plaisir, il ne suffit pas d’avoir une grande vivacité
d’imagination, & d’être propre à produire une grande variété
d’images ; il faut encore un discernement exact & délicat,
pour ne choisir parmi ces images, que celles, qui sans le
secours des ornemens peuvent briller par leurs beautez
naturelles. Il faut rejetter tout ce qui a l’air recherché &
penible, quoi qu’il s’offre à l’esprit sans travail ; &
rassembler tout ce qui a l’air naturel, quoique réellement on
l’ait trouvé par un effort d’imagination. Cela s’appelle cacher
l’art par le moyen de l’art ; & c’est la perfection du stile
aizé. Supposons un Auteur réellement touché de la passion qu’il
veut dépeindre, & voyons de quelle maniere il s’en
acquitera. C’est là, à mon avis, le moyen le plus sûr de se
former une idée du stile aizé. Un Poete qui veut tracer l’image
d’une passion qu’il ne sent pas, peut bien en
attrapper une foible ressemblance à force de donner la torture à
son imagination ; mais, imaginer n’est pas sentir, & la
difference est d’ordinaire très sensible. Supposons donc que ce
Poete soit amoureux. C’est l’amour certainement, qui a produit
les pieces les plus achevées dans le genre aizé. Un amant veut
être cru de sa maitresse, il doit s’exprimer par conséquent avec
un air de candeur, & cet air nait d’ordinaire de la
simplicité : il ne songe point à faire admirer son esprit, mais
à faire gouter sa tendresse ; il faut donc qu’il la depeigne
d’une maniere naïve, & sans affectation. Des Reflexions
profondes ne sortent que d’une raison calme ; les belles
pensées, & les tours fins, ne s’engendrent que dans une
imagination nette, que la passion ne remplit pas de nuages, ce
sont là les deux écueils de ces poetes,
Mais un homme, dont le cœur est veritablement
touché, n’a que faire de songer à les éviter ; ses sentimens
l’en éloignent sans le moindre effort. Le plus grand art de la
poesie en general consiste à choisir les circonstances les plus
propres d’embellir les sujets, & à les placer dans le jour
le plus agreable. Mais la nature même porte un amant à ramasser
de petites circonstances. Elles font l’unique meditation d’un
homme véritablement amoureux, & tout son plaisir est de se
les rendre presentes de la maniere la plus naturelle. Rien ne
paroit petit pour un amant, pourvu qu’il y trouve quelque
relation avec sa tendresse, qui lui paroit la seule affaire
importante, & qui donne du poids à tout ce qui l’environne ;
dans les moindres minuties, il veut lire son bonheur ou son
malheur. Voilà ce que le génie poetique néglige, quand il n’est
pas soutenu par la passion ; & c’est pourtant ce qui
caractérise les vers amoureux, qui ont l’approbation la plus
générale. De mille exemples que j’en pourrois citer, je ne
choisirai que ces deux vers qui me paroissent aussi tendres
& aussi naturels que j’en ai jamais vu.
Tout homme, qui a jamais été fortement
amoureux, ne peut qu’être touché de ces vers, & ceux qui le
sont actuellement sentiront en les lisant, que leur passion y
repond, & se les approprie. Il paroit par tout ce que je
viens d’avancer, que rien n’est plus difficile que d’écrire
aizément. Cepandant, quand des productions de ce genre tombent
entre les mains d’un esprit ordinaire, il y trouve tout si
naturel, & si peu travaillé, qu’il veut d’abord écrire dans
ce gout, & qu’il se met dans l’esprit que pour y réüssir, il
n’a qu’à ne point faire des efforts d’imagination. Il est vrai
qu’alors il pense d’une maniere simple, mais ses images ne sont
pas choisies avec jugement, & elles sont destituées de cette
beauté naturelle, qui en fait tout le prix. Il s’exprime d’une
maniere naïve, & sans ornement ; mais, sa naïveté est
platte, & n’a rien de touchant. Un homme d’un genie
extremement vif & fécond, n’est pas plus
propre à réüssir dans ce stile. Quelle mortification, quel
renoncement à lui-même, quand il doit rejetter les pointes
d’esprit, qui s’offrent à son imagination ! Avec quelle peine
n’écarte-t-il pas les jolis tours de phraze & les figures
brillantes dont il est accoutumé de relever son stile ! Tant il
est vrai, qu’il n’y a rien de si pénible, que d’attrapper une
belle simplicité. J’ai vu une Dame, qui avoit la plus ridicule
figure du monde, en paroissant dans un habit noir tout uni, pour
imiter Mademoiselle Lizard l’ainée. Quand Monsieur Polidor me
soutint l’autre jour que tout homme, pour écrire d’un stile
aizé, n’avoit qu’à le vouloir, je ne voulus pas le réfuter : je
lui demandai seulement, s’il croyoit qu’il fût possible au
Chevalier Bois-de-cerf d’entrer dans une chambre de la même
maniere, que lui ? Il se contenta de me faire une reverence
gracieuse, & de me dire avec un agréable souris, Vous avez
raison, Monsieur, je me rends.
Citation/Devise
Sibi quivis
Speret idem, sudet multum, frustraque laboret
Ausus idem. Il y a un certain tour d’esprit, qui paroit si aizé, & si naturel, que tout le monde croit pouvoir l’attraper ; & cepandant il échappe presque à tout le monde.
Speret idem, sudet multum, frustraque laboret
Ausus idem. Il y a un certain tour d’esprit, qui paroit si aizé, & si naturel, que tout le monde croit pouvoir l’attraper ; & cepandant il échappe presque à tout le monde.
Niveau 2
Récit général
Hier, en entrant dans la grande
salle chez Mylady, j’y trouvai Mademoiselle Cornelie sa
troisieme fille toute seule, occupée à lire un écrit, qui
comme je l’ai découvert dans la suite contenoit des vers sur
l’amour & sur l’amitié. Craignant, à ce que je
m’imagine, qu’en jettant les yeux sur ce papier je ne
m’aperçusse par la separation des lignes que c’étoit de la
poesie, elle me le tendit avec une modeste rougeur sur le
visage, en me disant, que je pouvois le lire si je le
voulois ; & la dessus elle me quitta. Je ne pus pas
distinguer d’abord si c’étoit une main d’homme ou de femme ;
mais, ayant mis mes Lunettes, je me persuadai par un examen
très attentif que c’étoit l’ouvrage d’une
femelle. Ce qui me le fit croire étoient certaines manieres
d’épeller, particulieres à ce sexe, & une certaine
négligence par rapport aux regles de la Grammaire.
Metatextualité
Je la
chagrinerois certainement, si je donnois au public le petit
Poeme de son amie, & sur tout si j’en faisois une
critique exacte, qui pourroit nuire à sa réputation en
qualité de bel-esprit. J’aime mieux faire quelques
Reflexions generales sur ce genre d’écrire qu’on appelle
particulierement le stile aizé. Ces deux spirituelles
filles, & le public, en pourront tirer quelque usage.
J’ai dit dans une de mes feuilles précédentes, que toute
pensée, qui depeint la nature, & qui est exprimée en
termes convenables, doit passer pour aizée.
Par là j’ai répondu à la critique vague de certaines gens,
qui veulent que le style aizé regne dans tous les genres de
Poesie.
Citation/Devise
Qui foux de sens rassis couchez aux pieds des
hetres Font redire aux échos des sottises champetres.
Citation/Devise
Je gemis, je soupire, au chagrin
je me livre : Mon Iris part demain, comment pourrai-je
vivre ?
Metatextualité
Je
finirai, en observant que la poesie pastorale qui fait la
branche la plus considérable du stile aizé, est de tous les
genres de Poesie celui, qu’on essaye le plus
souvent sans succès. C’est pour cette raison, que j’ai
résolu de communiquer au public dans quelques jours les
réfléxions que j’ai faites sur ce sujet.