Référence bibliographique: Justus Van Effen [Joseph Addison, Richard Steele] (Éd.): "Discours XII.", dans: Le Mentor moderne, Vol.1\012 (1723), pp. 116-124, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4043 [consulté le: ].


Niveau 1►

Discours XII.

Citation/Devise► Vel quia nil rectum, nisi quod placuit sibi ducunt
Vel quia turpe putant parere minoribus.

Ils nous critiquent, ou parce qu’ils ne jugent des choses, sinon conformement à leurs propres maximes, ou parce qu’ils se font une honte d’admettre celles de gens, qui ont moins d’âge qu’eux. ◀Citation/Devise

Niveau 2► J’ai toujours remarqué, qu’un poeme, quand il paroit dans le public, s’attire plus de Censeurs, & leur donne plus d’ouvrage, que toute autre production. J’avoue, que je n’en sai pas trop bien decouvrir la cause. Peut-être qu’il y a peu de personnes, qui n’ayent pas quelquefois essayé leur génie de ce côté-là, & qu’ils fondent sur cet essai un droit de juger des talents des autres.

Peut-être s’imagine-t-on, qu’en faisant des remarques fines sur l’art du monde qui passe pour le plus délicat, on trouve le moyen le plus sur de passer pour un genie du premier ordre. Peut-être enfin la malice humaine se fait-elle un plaisir de refuser des applaudissemens à ceux, qui d’ordinaire ne travaillent que [117] pour s’acquerir de la réputation. Quoi-qu’il en soit, le fait est certain : la difficulté, qu’il y a à bien juger d’une piece en vers, & le danger de se donner par là un ridicule, empeche fort peu de gens, de s’ériger en arbitres du Parnasse.

Je croi que dans le fond la plupart des gens ont assez de genie pour être charmez des tableaux agréables dont la poesie embellit l’imagination, & que naturellement ils sont assez portez à savoir gré aux personnes qui leur procurent de pareils plaisirs. Malheureusement, ils sont détournez très souvent de la jouїssance de ces plaisirs, par la fausse application de certaines regles mal entendues, ou par la deference, qu’ils ont pour les opinions de certaines personnes, dont ils ont une haute idée. C’est par là qu’ils s’obstinent à ne pas laisser agir la nature : ils se sont fait un certain Sistheme, & ils ne veulent absolument point se divertir d’une maniere qui ne s’y ajuste pas.

Ils sont critiques, pour ainsi dire, par reverberation : ils ont lu des critiques, & en s’épargnant la peine d’aller aux sources du vrai, & de lire les Auteurs critiqués mêmes, ils ont une idée generale [118] de leurs caracteres. La connoissance, qu’ils ont des differens genres de poesie, ressemble à celle que ceux, qui ne lisent que les Géographes, ont des mœurs & du genie des Nations.

D’ordinaire ces Messieurs disent leur sentiment d’un poeme d’une maniere sententieuse & générale ; &, comme il est très difficile de repousser comme il faut des attaques si vagues, ils ont souvent la satisfaction de quiter le champ de bataille d’un air ttiomphant <sic>. Les jeunes gens, & sur tout les Dames, sont fort sujets à laisser enchainer leur bon-sens par ces tyrans du bel-esprit ; Metatextualité► cette raison m’oblige à developper trois ou quatre ruses dont ces ennemis du Beau se servent, & à donner aux Lecteurs quelques maximes propres à les garantir d’en être les dupes. ◀Metatextualité

La prémiere de ces Décisions qui me vient dans l’esprit est cell-ci : Il y a par-ci par-là quelques bons vers dans cette piece, mais, il n’y a point de régularité. Cette extravagante sentence est sur-tout ordinaire à ceux, qui ont puisé tout ce qu’ils savent de l’art poetique dans les plus fameux critiques François, qui ont écrit sur la nature de l’Epopée, & des pieces de Théatre. Il faut en convenir, ces [119] sortes de poemes ne sauroient subsister, sans un certain Sistheme fixe ; mais, il est ridicule d’asservir aux mêmes régles une Ode, une Epitre, un Panegyrique en vers. Il est vrai que rarement on dispute à une Ode l’Enthouziasme, & à une Epitre rimée, le droit de rejetter le plan & les liaisons ; mais, on est plus severe sur certains Panegyriques écrits d’un stile sublime, & dans les mêmes nombres que l’Epopée & la Tragedie, & qui servent à celebrer les grandes actions d’un Heros, ou d’une Nation entiere. Cepandant, cette rigueur est aussi mal fondée, que celle qui voudroit assujettir à un Sistheme & les Odes & les Epitres. Je ne vois pas même la moindre route, qui puisse mener naturellement à ce travers, à moins que ceux qui y donnent ne se mettent dans l’Esprit, que le gout sublime, qui regne dans ces pieces comme dans le Poeme Epique, doit les ranger sous l’exactitude scrupuleuse des mêmes regles.

Comme l’Epopée consiste principalement dans le recit étendu d’une action, il est naturel de donner à la narration une certaine suite, & de joindre tous les incidents, qui menent à cette action, [120] par des liaisons aizées, & vrai-semblables ; mais, un pareil arrangement n’est non plus requis dans les Panegyriques, dont je viens de parler, qu’il est necessaire, qu’une Harangue ressemble à une Histoire. Tout le Systheme dont ces sortes de petits Poemes Heroïques ont besoin, c’est que les matériaux, que fournit le sujet soient tellement disposez, que l’incident, qui precede, prépare l’esprit du Lecteur à l’incident qui suit, & qu’on ne puisse changer cet arrangement, sans que tout l’ouvrage en soufre. Je soutiens même que des digressions adroites & certaines interruptions vives & hardies, qui paroissent inspirées par la noblesse du sujet, contribuent à rendre ces sortes d’ouvrages sublimes & touchants. Ces sortes de distractions poetiques prouvent un grand génie, comme l’art de rentrer dans la narration d’une maniere naturelle caracterise la souplesse & la dexterité de l’esprit.

Une autre de ces sentences banales, c’est que tout ce qu’il y a de beau dans un poeme est pillé des anciens. Cette maniere de critiquer est très familiere aux Pédans, qui se persuadent que le beau, & l’antique sont des choses inséparables ; [121] mais, elle passera toujours pour puerile, chez des personnes, qui joignent un esprit judicieux à une profonde erudition.

Ignorent-ils, ces Censeurs pédantesques, que la Nature est toujours essentiellement la même ? Les modernes en feroient-ils un portrait fidelle, s’ils la péignoient avec d’autres couleurs, que celles dont se sont servi les meilleurs esprits de l’Antiquité ? Par éxemple, je dois parler du cheval de Bataille, qui servit le courage de notre Héros à Bleinheim1  : si par hazard la description que mon imagination m’en fournit ressemble à celle que Virgile fait du noble Coursier d’Enée, il est aussi impertinent de m’accuser d’avoir pillé ce Poete, que de reprocher à Mylord Marlboroug, de se battre comme le fondateur de l’Empire Romain. Tout ce qu’on peut demander au génie le plus fécond soutenu du discernement le plus exact, c’est de choisir dans la varieté des circonstances, qui environnent un sujet, celles qui font les plus propres à le placer dans un beau jour, & à frapper l’imagination de la maniere la plus vive, & la plus agréable ; mais, la baze de cet agrément doit tou-[122]jours être une imitation précise de la nature, qui doit confondre nécessairement la justesse de notre esprit avec la justesse d’esprit des plus habiles anciens.

D’ailleurs, une imitation ingénieuse des Auteurs de l’antiquité doit procurer un double plaisir à un Lecteur savant, en renouvellant dans son esprit la satisfaction, que lui a procuré la Lecture de l’auteur imité. Ces sortes de copies occupent notre imagination de la même maniere, que la vue d’un aimable Enfant, dont le Pere & la Mere se font distinguer par leur beauté : on y admire, outre la proportion exacte de tous les membres, & la régularité des traits, l’image des charmes de ses parents, & le mélange agréable de la beauté de l’un & de l’autre.

Des Phrazes tirées de l’Ecriture sainte & certaines allusions aux passages des livres sacrez, dans le tems même qu’elles ne servent pas de preuves, donnent de la grandeur & de la Majesté aux plus beaux sermons. De la même maniere, un certain gout d’Homere & de Virgile, qui se fait sentir dans un Poeme moderne, y répand de la dignité, & lui donne un air grave & venérable.

[123] La derniere remarque que je ferai sur ce sujet roulera sur le dégout ridicule, de certaines gens à la mode, qui s’érigent en critiques. Ce sont des Personnes qui s’habillent par systheme, qui se font un mérite essentiel de savoir se mettre bien, & qui ne trouvent rien à redire à un poeme, sinon, qu’il n’est pas écrit d’une maniere aizée. Malheureusement, ils ne savent pas trop bien ce qu’ils disent, & je prendrai la liberté d’apprendre à ces gens délicats, que toutes les pensées, qui dépeignent bien la nature, & qui sont exprimées d’une maniere convenable, sont aizées de quelque nature qu’elles puissent être. L’air aizé, & la force ne sont rien moins qu’incompatibles. La statue d’un Gladiateur, quoique placée dans une attitude, qui tend tous les nerfs, & qui enfle chaque muscle, peut être aussi aizée, que celle d’une Venus. L’une exprime la vigueur & le courage d’une maniere aussi naturelle que l’autre, la beauté & la mollesse. Il ne s’agit pas toujours de flatter l’imagination ; il faut quelquefois exciter les passions les plus vives : en traitant un objet agréable, il est naturel de remplir le cerveau d’images riantes ; il est naturel, quand on dé-[124]peint un sujet sublime d’étonner l’imagination & de remplir l’ame de sentimens nobles & élevez.

Il y a des gens, qui ont entendu parler du Phœbus & du Galimathias, à qui une diction est suspecte, dès qu’elle est grande & figurée. Ce sont des Personnes d’un temperemment foible, & d’un genie borné, incapables de sentir rien de grand, & de penetrer dans le sens d’un langage qui s’éloigne du stile vulgaire. Pour être plus réservez dans leurs critiques, ces Censeurs devroient observer que la nature & la raison assignent à chaque chose l’ornement, qui leur est convenable. Je m’adresse ici particuliérement à des gens qui parlent toujours de se mettre de bon gout, & je suis en droit par conséquent de leur demander, s’il est naturel qu’un guerrier, qui est sur le point de donner dans une breche, s’adonise comme un homme de Cour, qui s’ajuste pour briller à un bal ? ◀Niveau 2 ◀Niveau 1