Le Mentor moderne: Discours XI.
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.6447
Ebene 1
DISCOURS XI.
Zitat/Motto
Huc propius me Dum
doceo insanire omnes vos ordine adire. Approchez vous
de moi, Messieurs, prêtés moi attention, pendant que je vous
enseignerai, que tout le monde extravague.
Ebene 2
Comme il y a une maniere indirecte de
censurer, qui adoucit tout ce qu’il peut y avoir de rude, il y a
dans la flatterie un certain ménagement délicat, qui sait la
rendre agréable, quelque grossiere qu’elle soit dans le fond. Le
plus adroit de tous les adulateurs, est celui qui flatte par ses
actions, & qui se conforme aux maximes des autres d’une
maniere aizée & naturelle, sans leur
insinuer que par là il songe à leur plaire. La Nature même a
frayé à cette sorte d’adulation la route du cœur humain, qui
manque rarement de s’ouvrir à la conformité des sentimens &
des manieres. Cette espece de flatterie ne doit être mise en
usage, que pour gagner la faveur de personnes sensés, qui ne se
livrent pas inconsidérement aux illusions de l’amour-propre ;
mais, il n’y faut pas faire tant de façons, avec ces admirateurs
constants de leur individu, qui ne regardent leur prétendu
merite, qu’à travers le microscope de leur vanité. La Lettre
suivante place cette matiere dans un jour aussi agréable que peu
commun : elle attaque l’amour-propre, en faisant semblant de s’y
prêter ; &, par une Ironie bien conduite, elle nous détourne
de ce ridicule, en feignant d’en prendre les interêts, & de
le justifier.
Ebene 3
Brief/Leserbrief
« Monsieur, Comme vous faites
profession d’encourager tous ceux qui s’efforcent à
contribuer au bien public, je crois avoir un droit
incontestable de pretendre à l’honneur de
votre puissante protection. Je me donne le titre de
Médecin des Foux ; mais, je ne suis pas de cette espece
qui ont pour but de débarasser le cerveau humain de
Chimeres & de Fantaisies : au contraire, je me fais
une etude serieuse d’y introduire, ou bien d’y
fortifier, une certaine frénesie agréable, & qui est
de la derniere utilité pour la societé civile. Puisque
tous les Philosophes soutiennent unanimement, que le
bonheur & la misere, ne consistent le plus souvent
qu’en imagination, rien ne sauroit être plus nécessaire
aux hommes en general, que l’art de leur procurer un
délire charmant qui les rende contents d’eux-mêmes,
& surs de l’estime de leur prochain. Je me suis
livré entiérement à l’étude de cet art, depuis plusieurs
années & j’ai ajouté la Pratique à la Théorie, par
le séjour que j’ai fait dans presque toutes les Cours de
l’Europe. Je l’ai reduit dans une méthode si sure, &
si aizée, que je puis l’exercer avec un succès presque
égal sur les personnes de tout sexe, de tout âge, &
de tout temperemment. J’y réüssis
sur-tout, par le moyen de mon Obsequium Catholicum, ou
Grand Elixir mollifiant, qui a toutes les qualitez
nécessaires pour soutenir l’imagination humaine dans
toute la chaleur de ses travers. Ce Remede a l’odeur du
monde la plus agréable pour toutes sortes de Nez. Il
plait également à tous les sens, il opere de la maniere
la plus délicieuse, on peut le prendre à toute heure du
jour sans garder la chambre, & il fait tout autant
d’effet dans un bal ou à la comedie, que dans la maison
du patient. Il rétablit, & anime les esprits les
plus humiliez, en corrigeant, & en faisant évaporer
toutes les humeurs acres, qui procedent de la
connoissance de soi-même. Une seule doze de cet Elixir
merveilleux se repend d’abord par toute la machine,
& il tarit pour jamais la source de la défiance. Il
egaye le cerveau, rarifie les vapeurs excitées par la
réflexion, donne un feu extraordinaire aux Esprits
animaux, prête à tout l’exterieur une agreable vivacité,
& repend dans la Phisonomie, & dans l’action
d’un homme un air merveilleux de confiance. Quelque invéteré que puisse être le mal que mon
rémede attaque, on ne doit pas desesperer de sa
guérison : j’entreprens de guérir les personnes mêmes,
qui ont été troublées, pendant vingt ans par des
réflexions inquietes, qui, faute de remedes propres, ont
eu le tems de former une espece de Philosophie
habituelle. Ceux, qui ont été attaqués par la satyre,
trouveront dans mon Elixir un antidote admirable, qui
dissipera infailliblement tout le virus, qui leur est
laissé dans l’esprit par de mauvaises cures. Mon remede
est encore un préservatif excellent, contre la malignité
des brochures, l’aigreur des épigrammes, & le
mauvais air des Vaudevilles. J’en ai fait l’experience
sur plusieurs personnes de l’un & de l’autre sexe,
1pendant la derniere saison des
bains. Pour faire voir d’une maniere encore plus forte
l’excellence de mon Elixir, je pourrois insérer ici un
grand nombre de certificats, qui m’ont été donnez par
plusieurs Favoris, & Confesseurs des premieres têtes
couronnées de l’Europe ; mais, je n’aime pas à me donner ces airs charlatans. Je me
contenterai de faire mention d’un petit nombre de belles
cures, que j’ai faites par mon grand Restoratif
universel pendant le premier mois de mon séjour dans
cette Ville. Cures faites durant le mois de Fevrier
1713. George Hemistiche, Ecuier & Poete, membre
d’une fameuse societé de beaux esprits, fut attaqué
d’une violente affection Hypocondriaque, par la vue d’un
parterre vuide à la troisieme représentation d’une de
ses pieces. Il étoit deja tombé dans de si grandes
frayeurs aux deux premieres representations, par le
bruit des siflets, que la seule prononciation d’un S
excitoit en lui des vapeurs terribles. Je penetrai
d’abord dans la cause de son indisposition ; &, par
une seule prise de mon Obsequium preparé secundum artem,
je le rétablis dans sa folie naturelle. Il est vrai que
je mêlai mon remede avec quelque grains de certaines
drogues appellées mauvais gout du siecle, envie des
critiques, ignorance des acteurs &c.
Il est si parfaitement guéri à présent, qu’il a promis
de mettre une autre piece sur le theatre l’hiver
prochain. Une Prude de Profession, qui n’a pas voulu me
permettre de la nommer, choquée dans une compagnie, par
une Phraze équivoque, dont elle seule découvroit le
venin caché, tomba dans un frisson de modestie. Je lui
donnai d’abord mon spécifique, qui, accompagné d’un
éloge adroit de la rare vertu de la Dame, la jetta aussi
tôt dans une agréable reverie, sur le mérite de sa
pudeur. Dans l’instant même, la fermentation de son sang
fut arrêtée, sa Phisionomie acquit de la serenité, &
elle regarda même d’un air un peu vivement charitable le
Cavalier, qui lui avoit causé cette subite
indisposition. Hilaria, Maitresse coquette, qui par une
longue pratique avoit appris tout le fin de son métier,
dérangée par les Censures d’une vielle fille, avoit
contracté un air grave qui ne l’abandonnoit pas dans les
compagnies les plus brillantes : ses yeux étoient
sombres & fixes sur un même objet ; & son éventail étoit mort entre ses mains : en un
mot, elle étoit réduite dans un état si triste, qu’à
l’Eglise elle fut deux ou trois fois sur le point de
tomber dans un accez de dévotion. Je lui prescrivis mon
Elixir avec une petite doze de libertez innocentes &
de baisers de hazard ; &, pour seconder le remede
par un peu d’exercice, je lui ordonnai celui des yeux
& de l’éventail. A peine le remede avoit-il eu le
temps de se repandre dans toutes ses veines, qu’elle
rattrapa ses souris fins & delicats, & qu’elle
jetta des regards agaçants tout à l’entour d’elle.
Pendant deux Dimanches consécutifs, on ne l’a pas vu une
seule fois a l’Eglise dans une posture attentive : c’est
un fait que les Marguilliers sont tous prêtes à attester
par serment. André Bandit, Etudiant en Droit &
Breteur, avoit perdu toute la vivacité de sa
conversation & tout le brillant de ses manieres, par
les remontrances d’un vieux Jurisconsulte : il étoit si
mal, que son chappeau autrefois retroussé si fierement
commençoit a faire le Clabaud ; & qui pis est il
avoit paru plus d’une fois à l’Audience, & la
canne d’un de ses amis avoit touché le
bout de son épée, sans qu’il en témoignât la moindre
sensibilité. Comme le mal étoit fort dangereux, je lui
appliquai mon remede d’une maniere un peu
extraordinaire : en lui versant dans l’oreille quelques
goutes de mon elixir je le fis sortir d’abord de sa
léthargie, & un seconde doze remit son extravagance
dans toute sa vivacité naturelle. Il se trouve à présent
dans une santé si parfaite, qu’il a déja cassé les
vitres de cinq ou six maisons publiques. Je ne vous
importunerai pas par le recit de mille cures étonnantes,
que j’ai fait depuis trois semaines : il vaudra mieux
que je vous demande une petite place dans votre feuille
volante, pour exhorter toutes les personnes de tout age,
temperemment, sexe, & qualité de se fournir au plus
vite de mon Elixir merveilleux. Elles peuvent s’asseurer
qu’il cause dans tous les sens un trouble agréable, qui
ressemble à une douce ivresse, & que ses effets ne
donnent pas seulement du plaisir au Patient, mais encore
à ses amis, & a tous ceux qui ont avec lui quelque
relation. Au reste, il ne faut pas
beaucoup de façons pour s’en servir : il peut être donné
par une fille de chambre, par un valet, en un mot par le
domestique le plus ignorant. J’ose dire même que par une
vertu toute particuliere de mon Elixir, il opere avec
d’autant plus de succès, qu’il est donné par une
personne stupide, ou qui a du moins l’art de paroitre
telle. Je dois avertir encore, que les Dames ne
sauroient mieux faire, que d’en avaler une prise avant
que de monter en carosse pour faire des visites. Mais,
il est tems de vous faire le même compliment qu’Horace
addressa autrefois à Auguste : C’est ne pas songer au
bien public, que de vous derobber la moindre partie de
votre tems. Je dois pourtant vous dire avant que de
prendre congé de vous, que je vous ferois présent de
tout mon cœur de quelques drachmes de mon Obsequium
catholicum, si je n’avois pas de fortes raisons pour
craindre, qu’il ne fît pas sur vous son effet ordinaire.
Dans le fond, il n’est pas nécessaire pour moi de gagner
votre faveur par des présens : votre generosité, &
votre amour pour le genre humain, me sont
garants de votre protection ; & je ne doute pas que
vous ne recommandiez à tout le monde les soins utiles de
celui qui est avec un très profond respect, Monsieur,
Votre très humble, très obeissant, très fidelle, &
très devoué serviteur & admirateur
Gnathon. « NB. J’enseigne les secrets de mon art à un prix raisonnable aux Cavaliers des Universitez, qui souhaitent être duement qualifiez pour composer des Dedicaces. J’offre les mêmes secours aux amans, & à ceux qui vont à la chasse de la fortune ; à condition qu’ils ne me payeront que le jour de leur mariage. Des personnes d’un heureux genie peuvent apprendre chez moi à flatter les autres, & j’instruis ceux qui n’ont que de minces talents dans l’art de se flatter eux-mêmes. C’est moi qui suis le prémier inventeur des miroirs de poche. »
Gnathon. « NB. J’enseigne les secrets de mon art à un prix raisonnable aux Cavaliers des Universitez, qui souhaitent être duement qualifiez pour composer des Dedicaces. J’offre les mêmes secours aux amans, & à ceux qui vont à la chasse de la fortune ; à condition qu’ils ne me payeront que le jour de leur mariage. Des personnes d’un heureux genie peuvent apprendre chez moi à flatter les autres, & j’instruis ceux qui n’ont que de minces talents dans l’art de se flatter eux-mêmes. C’est moi qui suis le prémier inventeur des miroirs de poche. »
1C’est la saison des avantures galantes.