Le Mentor moderne: Discours VIII.
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Nivel 1
Discours VIII.
Cita/Lema
Animum rege. Hor.
Maitrisez vos passions.
Cita/Lema
Animum rege. Hor.
Nivel 2
Rien n’est plus du ressort d’un homme
qui s’erige en Directeur des mœurs de tout un peuple, que de
decouvrir les écœuils, où nous sommes jettez par la violence
dereglée de nos passions. J’ose avancer là dessus une
proposition qui parroitra paradoxe à cause de sa nouveauté ;
& je soutiens qu’il arrive très souvent, qu’entrainé par la
fougue de ces passions on fait des choses directement contraires
aux interêts de ces passions mêmes. La vérité de cette maxime
paroit évidemment dans une Histoire que j’ai lue depuis peu dans
les Commentaires Royaux du Perou. On y voit un Tiran orgeuilleux
devenir le plus lache des hommes, aussi tôt qu’il se voit privé
du poste, qui étoit l’unique baze de son insolence ; on y voit
un de ceux qu’il avoit oprimez, tellement possedé du démon de la
vangeance, qu’avant que de parvenir à son but
il n’a pas le loisir de songer à sa propre conservation. Mais
aussi tôt que sa passion furieuse est satisfaite, ce sentiment
naturel, & la crainte d’un danger prochain, rentrent dans
son ame avec violence, & l’agitent tellement, qu’il est
incapable de profiter de l’occasion de se sauver, & qu’il se
jette dans le peril, par la crainte du peril même. Il est vrai
qu’à proprement parler les motifs de la conduite de ces deux
hommes ne furent pas tant des passions, que de mauvaises
habitudes contractées par les passions ; à mon avis l’orgœuil
& la vangeance ne sont que des plans & des systemes de
dedain & de colere. Voici l’Histoire.
Le triste sort, & la lacheté d’Esquivel, qui fait
tous ses efforts pour se derober à la Haine d’un simple Soldat,
qu’il avoit traité si insolemment, & le ressentiment
prodigieux d’un homme aussi peu considerable qu’Aguire, sont
d’utiles leçons, aux petits esprits qui se trouvent dans de
grands postes, & leur doivent apprendre à respecter les
braves gens, quelle que soit la bassesse de leur condition.
Nivel 3
Retrato ajeno
Le Licencié Esquivel
Gouverneur de la Ville de Potosi commanda un jour à deux
cens hommes de cette Garnison de marcher vers le
Tucuman, avec ordre exprès de ne se point servir
d’Indiens, pour porter leur bagage. Il se mit dans un
lieu convenable pour observer de quelle maniere il
seroit obei, & il vit bien-tôt un grand nombre
d’Ameriquains chargez du Bagage des Espagnols. Il trouva
pourtant à propos de laisser passer
tous les rangs, & il se contenta de saisir dans le
dernier un Soldat appellé Aguire, dont les hardes
étoient portées par deux Indiens : il le fit mette aux
arrêts, & peu de jours après il le condamna à
recevoir, deux cens coups de fouet. Aguire fit
representer au Gouverneur par ses amis, qu’étant
Gentilhomme, & ayant un Frere dans le Païs, qui
possedoit des Terres considerables, il esperoit que sa
naissance l’exemteroit d’une punition si infame. Cette
représentation ne fit rien sur la Dureté du Gouverneur,
qui s’obstinoit à vouloir faire exécuter la Sentence, ce
qui jetta Aguire dans un tel desespoir, qu’il conjura
Esquivel de la condamner plutot à un supplice, auquel il
ne seroit pas forcé de survivre, & de le faire
pendre quoi que sa noblesse semblât le mettre à l’abri
d’une mort si honteuse. Quoique notre Licencié, avant
que de parvenir à une charge si considerable, eut fait
parade pendant toute sa vie d’un caractere de douceur
& d’humanité, sa fortune l’avoit tellement changé,
que les soumissions du pauvre Soldat ne faisoient que
nourrir & enfler son insolence. Dans le tems même,
que les amis d’Aguire lui addressoient de
la part de ce malheureux une priere attendrissante, il
ordonna d’un ton orgoeuilleux que la Sentence fut mise
en execution dans le moment même. Là dessus, comme il
arrive d’ordinaire dans ces sortes d’occasions, toute le
peuple accourut pour voir ce triste spectacle, mais les
principaux habitans de la ville, touchez de compassion
pour ce jeune Gentilhomme, allerent en corps prier le
Gouverneur de suspendre du moins la punition du
coupable, s’il ne vouloit pas l’addoucir ; tout ce
qu’ils purent obtenir par leurs instances, fut un délai
de huit jours. Malheureusement lorsqu’ils coururent vers
le cachot, pour porter cette nouvelle au Prisonnier, ils
le virent deja depouillé de ses habits & monté sur
un ane, posture dans laquelle les criminels de les plus
vils sont fouettez parmi les Espagnols. Ils se mirent à
crier otez le, otez le, & firent voir l’ordre du
Gouverneur pour differer son supplice ; mais le jeune
homme peu content d’une grace si cruelle la meprisa.
Tous les efforts que j’ai faits auprès du Gouverneur,
dit-il, n’ont eu pour but, que de m’épargner la honte de
monter sur cette beste, & d’être exposé
nud aux yeux du peuple ; mais puisque j’en suis là, en
n’a qu’à passer outre ; la douleur, que je vais soufrir,
n’est rien en comparaison des craintes, & des
inquietudes, qui me dechireroient pendant les huits
jours dont on veut me gratifier. Qu’on execute seulement
la sentence, je veux exemter mes amis de la peine de
nouvelles intercessions, & de la honte e nouveaux
refus. Dez qu’il eut prononcé ces parolles d’un ton
ferme, on fit avancer l’ane, & Aguire receut les
coups de fouets, ou il avoit été condamné : la maniere
calme, dont il receut ce cruel afront, & le mepris,
qu’il avoit marqué, pour le delai, qu’on lui avoit
obtenu persuaderent aux spectateurs, qu’il trouvoit une
source de consolation, dans quelque resolution secrette
de vanger son honneur d’une maniere éclatante. Depuis ce
temps là les Habitants de Potosi, qui connoissoient la
valeur de ce jeune homme, eurent beau l’exhorter a
marcher avec ses compagnons a queque expedition
militaire, il leur répondoit toujours d’un air noblement
mortifié, qu’après l’infamie, sous laquelle il avoit été
forcé de se courber, le metier de la guerre
étoit trop noble pour lui, & qu’il ne lui restoit
d’autre source de consolation que la mort. Il demeura
dans le Perou enseveli dans cette profonde Mélancholie,
jusqu'à ce que le tems du Gouvernement d’Esquivel fut
expiré, & dez qu’il fut que ce Licencié eut quitté
Potosi, il le suivit par tout comme un desesperé, &
lui donna la chasse de lieu en lieu, ne cherchant que
l’occasion de laver son affront dans le sang de son
barbare juge. Esquivel informé par ses amis de cette
résolution enragée de son ennemi, fit pour l’éviter un
voyage de trois ou quatre cents lieues, dans la
supposition, que l’esprit de vangeance, qui animoit
Aguire ne seroit pas assez fort pour lui faire faire un
si grand chemin ; il se trompa, sa suite ne fit que
donner de nouvelles forces à la Haine d’Aguire. Dez
qu’il fut qu’Esquivel s’en étoit allé à Los Reyes qui
est à trois cent vingt lieues de Potosi, il le suivis
d’un pas haté, & dans quinze jours de tems son
ennemi l’y vit arriver. Là dessus le Licencié prit de
nouveau l’essor, & crut trouver un azyle dans la
Ville de Quito, éloignée de Los Reyes de quatre cent
lieues ; mais à peine vingt jours se
passerent, qu’Aguire n’y fut : aussi tôt qu’Esquivel fut
instruit de son arrivée, il s’enfuit encore jusqu'à
Cozco, qui est à 500 lieues de Quito. Mais son opiniatre
ennemi le suivant à la trace y vint presque aussi tôt
que lui, ayant parcouru un si grand espace de terrain à
pied sans souliers & sans bas. Il disoit à tous ceux
qui étoient surpris e le voir voyager dans un si triste
état, qu’il n’appartenoit pas à un saquin fouetté par la
main du Gentilhomme. C’est de cette maniere qu’Aguire
poursuivit son tyran pendant trois ans & quatre
mois ; à la fin Esquivel lassé de cette suite
continuelle résolut de fixer son sejour à Cozco,
persuadé, que son ennemi n’ozeroit rien entreprendre
contre sa vie par la crainte du Gouverneur de ce lieu,
homme severe, inflexible, & peu accoutumé à adoucir
la rigueur des Loix. Il prit une maison au beau milieu
de la Ville, tout près de la grande Eglise, & ne
négligea rien pour se précautionner contre l’esprit
vindicatif du jeune Soldat. Il portoit toujours une
Cotte de mailles sous ses habits, & ne marchoit
jamais sans être armé d’une Epée, & d’un poignard, quoi que cet équipage fût très
incompatible avec sa profession. Toutes ces mesures ne
furent pas capables de rallentir l’animosité d’Aguire,
qui le suivoit toujours & qui paroissoit attaché à
ses pas. Las à la fin de le voir trop bien accompagné
pour faire son coup dans la rue, Aguire resolut de
l’attaquer dans sa maison même, où il se croyoit le plus
en sureté ; il y entre un jour hardiment, le cherche de
chambre en chambre, & le trouve dans son cabinet qui
sommeilloit sur un lit de repos. Il lui perce d’abord le
cœur d’un coup de poignard d’un air fort tranquille,
& il cherche à loisir les endroits, qui n’étoient
pas couverts de la cotte de maille, pour assouvir sa
vangeance par mille blessures superflues. Il sort
ensuite de la maison, sans avoir été observé de
personne, mais à peine sa furieuse passion fut elle
satisfaite, qu’il commença à réfléchir sur l’humeur
inexorable du Gouverneur ; ces pensées le troublerent
tellement, qu’il ne lui vint pas dans l’Esprit de se
sauver dans l’Eglise, qui étoit tout près du lieu, où il
venoit de commettre ce crime. Il se mit à courir les
rues, comme un homme frenetique ; il informa tout le
peuple de l’action qu’il venoit de faire,
& conjura tout le monde de le cacher.