Le Mentor moderne: Discours VI.
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Niveau 1
Discours VI.
Citation/Devise
Non minor est virtus quim quaerere
parta tueri.
Il n’y a pas moins d’habileté à conserver des biens, qu’à les acquerir.
Niveau 2
Voilà les femmes de notre famille
depechées, & leurs Caracteres courcit deja toute la ville.
Les talens & les qualitez des femmes, quand elles
sont sages, sont presque entierement bornées aux affaires
domestiques, au lieu que le caractere & la conduite des
hommes doivent être considérées dans des Rélations plus
differentes & plus étendues. Il y a bien de l’apparence, par
consequent, que Messieurs Lizard occuperont
plus long-tems ma plume que n’ont fait Medemoiselles leurs
sœurs.
En vérité, je suis mortifié, quand je pense à la
conduite de ce jeune homme, & que je considere en même tems
avec combien de facilité de gens riches peuvent faire du bien à
tout le monde, dans quelque endroit qu’ils puissent avoir fixé
leur demeure. Ils n’y songent pas pourtant, quoi que les mêmes
moyens, dont ils pourroitent se servir pour être utiles aux
autres, sont les plus propres à augmenter leurs richesses, &
leur réputation. Pour moi, je n’attribue la splendeur soutenue
de la famille des Lizards, qu’au genie de celui qui l’a tirée de
l’obscurité. Ce genie s’est répandu sur tous les hoirs males de
generations en generation. Le vieux Chevalier Henri, tris-ayeul
de notre jeune homme, se conformant à l’humeur sententieuse de
son siecle, a écrit de sa propre main sur tous les actes, qu’il
a jamais signez, la Maxime, que voici :
Metatextualité
Pour répandre suffisamment du
jour sur les Discours suivans, qu’on appellera les Preceptes
du Gouverneur, ou si l’on veut les Avis de M. 1Ironside, il sera necessaire de parler en detail des
hoirs males de la maison dont j’écris l’Histoire morale.
Hétéroportrait
Le Chevalier Henri Lizard
de la Compté de Northamton, fils & Heritier du Chevalier
Frederic, est entré depuis peu dans sa vingt & sixieme
année, & il a fixé sa demeure dans la Province. Le
revenu annuel, dont il jouït dès à présent est de trois
mille livres sterling argent clair & net, qui lui reste
après avoir payé les taxes ; & satisfait à toute autre
charge. C’est un homme qui a de l’esprit, & du jugement,
sans pouvoir passer pour ce qu’on appelle d’ordinaire un
homme d’un mérite brillant. Ses vertus sont plus grandes que
ses agremens, & sa conduite est meilleure que sa
conversation : cependant, quand on compare ses manieres
& ses actions, avec la situation où la Providence l’a
placé, on me peut qu’avouër que c’est un homme d’un mérite
solide. L’éducation, qu’on lui a donnée, a eu pour principal
but de le rendre habile par rapport au calcul. Dans toutes
les entreprises qu’on lui propose, il saisit d’abord le vrai
& le fort d’une affaire, & en moins de rien il est
exactement instruit du profit ou de la perte
qu’il y a à attendre du projet dont il s’agit. Cette
capacité, jointe à son intégrité naturelle, le rend aussi
juste à l’égard des autres, qu’à l’égard de lui-même. Il
paye avec toute la ponctualité imaginable, & je suis sur
que jamais il n’a songé à bâtir, & à faire faire quelque
embellissement à ses jardins ou à son Parc, sans avoir en
caisse l’argent qu’il y devoit emploier. Quoique par là il
pût se faire servir à meilleur marché qu’un autre, il a un
trop bon naturel pour le prétendre ; mais, il tire un autre
usage de la supériorité de son exactitude & de sa
prudence : c’est qu’il est le maitre de choisir les artisans
les plus habiles, & les plus propres à éxécuter ses
desseins. Avec son argent comptant, l’Architecte, le Maçon,
& le Charpentier, se trouvent un état de faire affaire
avec les autres Gentilshommes de la Province, qui les
employent inconsidérement, & qui souvent les payent en
leur cédant une partie de leurs Terres. Gens peu judicieux,
s’il y en eut jamais : ils ne sauroient le mettre dans
l’esprit, que s’ils vendoient le terrain même où ils font
batir, l’Edifice ne passeroit que pour un vil accessoire du fond. C’est bien un autre homme, que le
Chevalier Henri : il a toujours dans ses coffres, son revenu
d’une année, pour être en état de fournir à ses plaisirs
innocens, de régaler ses bons amis, & de soulager les
malheureux. Ses valets, son betail, & tout ce qu’il
possede, ont un air, qui annonce la richesse de leur Maitre.
Les gens qui l’approchent le plus, son Baillif, son Valet de
chambre, & celui qui a soin de sa cave, ont plutôt l’air
content, que gai : les autres Domestiques paroissent vivre
dans l’abondance, & non pas dans la débauche. Comme le
Chevalier Henri est dans la fleur de son âge, & d’un
naturel fort actif, il ne figure jamais mieux qu’à Cheval.
Il y
avoit là un Maitre d’Ecole assez habile, & d’une
conduite très réguliere, qui, outre la table, avoit de la
famille une pension de cinquante livres sterling, pour
vaquer à l’instruction de tous les Enfans
nobles ou roturiers qui vouloient bien être les compagnons
d’étude de nôtre jeune homme. Dès qu’ils furent plus avancez
en âge, ils pouvoient se servir des chevaux de la maison,
pour s’aller promener avec lui : il y avoit toujours dix ou
douze chevaux de main tous prêts pour lui & pour ses
favoris, qu’il choisissoit avec beaucoup de discernement,
& parmi lesquels il partageoit ses bontez avec autant de
bon naturel que de prudence. Tous ses Coureurs, aussi bien
que les chevaux d’attellage, étoient très bien dressez par
un Ecuier, qui étoit aux gages de la maison, & qui dans
un manege, où il commandoit absolument, donnoit leçon à tous
les jeunes Gentilshommes de notre Comté qui avoient envie
d’apprendre ce noble exercice. Cette maniere d’agir nous a
procuré, outre de l’estime & du credit dans la Province,
des profits très réels, & très considérables. Comme la
Noblesse, qui possede à present presque toutes les Terres de
la Province, est redevable au Chevalier Henri de la partie
de son éducation, dont elle se prévaut le plus, je veux dire
de son addresse à manier un cheval, elle préfere les chevaux
qui sortent de notre manege à tous les autres,
& les pays plus cher de dix pour cent. On fait les heures, qu’il
destine à ses cavalcades, & à peine est-il dans la
selle, qu’il voit paroitre tous les Gentilshommes du
voisinage ses amis, & ses compagnons d’Ecole, prêts à
l’accompagner, montez à merveille, & suivis par des
laquais de fort bonne mine. Je ne saurois trop louer notre
Chevalier de l’attention particuliere qu’il fait à son
Ecurie. Non seulement il fait dresser les chevaux de main,
mais encore les chevaux de chaise, & de carosse, dont sa
Province produit les plus beaux & les plus vigoureux de
toute l’Angleterre. Il y trouve son compte à tous les
marchez ce qui n’est pas surprenant ; rien ne releve
d’avantage la force & l’agilité d’un cheval, que la
bonne grace. Ce n’est pas tout : pour encourager tous ceux,
qui ont des haras, il propose toutes les années des prix
pour les chevaux, qui excellent dans tous les services que
ces animaux peuvent rendre au genre-humain : il y en a pour
le meilleur trotteur, pour celui qui galloppe
le mieux, qui va le mieux l’amble, & qui a le meilleur
pas ; il y en a encore pour celui, qui tire le plus vite le
plus grand fardeau d’un lieu à un autre, & pour celui
qui porte le plus loin la plus grande charge. C’est là un
des plus touchants plaisirs de notre jeune Seigneur, &
il a un gout excellent pour l’habillement des Piqueurs. Pour
animer d’avantage les combatants, c’est toujours quelque
beauté villageoise de distinction qui tient en main le prix
destiné au meilleur trotteur ; & ses amants, qui se
disputent ce prix, aussi bien que les bonnes graces de la
belle, doivent bien se garder, de regagner par le galop, le
terrain qu’ils ont perdu par le trot. Au reste, les chevaux
qui ne combattent que pour l’honneur d’avoir le meilleur
pas, sont d’ordinaire montez par quelques beaux-Esprits
campagnards, qui n’aiment pas à battre beaucoup de païs, si
ce n’est par l’imagination. C’est par ces sortes de petits
divertissemens aussi utiles qu’agréables, que le Chevalier
Henri s’attire l’amitié de ceux qui ne connoissent pas tout
ce que vaut son intérieur, & l’estime de tous ceux qui
penetrent jusqu’au fond de son caractere. Je
dois remarquer encore, qu’il n’est pas amateur des courses
de chevaux, dont on fait tant de cas par tout le pais : il
trouve qu’il y a de l’inhumanité à arracher à ces pauvres
bêtes les derniers efforts de vigueur ; & cela,
simplement dans la vue de se divertir. Cependant, pour
éviter toute affectation de singularité, il fait courir
toutes les années pour le prix proposé par Sa Majesté, avec
ordre à son piqueur de ne pas gagner, de ne pas rester aussi
trop en arriere ; mais, quand il est avec ses amis
familiers, il soutient en bon Gentilhomme Campagnard, que
c’est un deffaut dans tous les Ministeres de ne faire
attention, qu’aux chevaux qui ont le plus d’agilité. Rien ne distingue mieux la famille des Lizards, que
le détail exact d’une œconomie. Il y a environ six ans, que
notre Chevalier en donna un éxemple, qui me persuade, qu’un
jour il pourra briller dans la chambre des Communes. Il est vrai que toute sa richesse consiste en
terres ; mais, cela n’empêche pas qu’il ne sente, que la
valeur de ce qu’il possede dépend de la situation & de
degré de notre commerce. Il n’avoit que vingt ans, quand en
sa présence je pris l’occasion de demander à un habile
Marchand drappier, ce que lui coutoit de louage la boutique
qu’il occupoit près de la bourse. Cette boutique, si je m’en
souviens bien, a 14 pieds de long, sur 8 de large. Il me
répondit qu’il en donnoit 80 livres sterl. & là dessus
je laissai tomber la conversation, sans plus y songer : elle
avoit pourtant fait de très fortes impressions sur l’esprit
du Chevalier ; & le lendemain, je vis sur la table un
calcul de la valeur des terres d’une Ile d’une telle
étendue, accessible par tant de bons ports, & de la
difference de la valeur de ces terres, à proportion de leur
proximité des ports, & des commoditez qu’elles pouvoient
en tirer. Tout le but de son opération étoit de savoir,
pourquoi une seule toile auprès de la bourse valoit mieux
que plusieurs arpents dans la Comté de Northamton, & ce
que vaudroient ces arpens dans cette Province, s’il n’y
avoit point de commerce du tout dans le Royaume.
Metatextualité
Avant que d’entrer dans le
détail à cet égard, je dois vous dire que pendant son
Enfance tous les jeunes Gentilshommes du voisinage
avoient la permission de venir se rendre dans une partie
de la maison, qu’on appelloit l’Academie.
Metatextualité
Tout ce que je viens de dire
est la cause, pourquoi notre Chevalier fait si belle
figure à cheval.
Metatextualité
Comme j’écris ici la vie d’un
homme de mérite, je m’attache volontiers à des Minuties,
persuadé avec Plutarque, que les petites particulatitez
caractérisent mieux un homme, que les actions d’éclat.
Citation/Devise
Il y a quatre bonnes Meres, qui ont mis au monde
quatre Filles très odieuses ; la Vérité a engendré la Haine,
le Bonheur, l’Orgueuil ; la Sécurité, le Danger ; & la
Familarité le Mepris.
1C’est le nom de famille, que l’Auteur se donne. Ce mot signifie flanc de fer. Il prétend être d’un tempéramment robuste, & d’une race qui vit très long-tems.