Référence bibliographique: Anonym [Jean Rousset de Missy / Nicolas de Guedeville] (Éd.): "N°. XL.", dans: Le Censeur ou Caractères des Mœurs de la Haye, Vol.1\040 (1715 [1714]), pp. 313-320, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4026 [consulté le: ].


Niveau 1►

N°. xl.

Le Lundi 10. de Décembre 1714.

Niveau 2► Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► Monsieur,

« Si la perte de votre Porte-feuille a réjouï certains esprits, ennemis d’une raisonnable Liberté, tels que la ridicule L . . . te. , je ne dois pas vous déguiser qu’elle a afligé un grand nombre de vos bons Amis, & nous nous sommes accordez D . . . , & moi, d’engager cinq ou six de nos Amis à travailler avec nous à réparer votre perte, en vous envoïant des Mémoires sur la plûpart de matiéres que renferme votre Index ; en attendant que nous puissions éxécuter notre Projèt, je n’ai pas voulu différer à vous faire part d’une petite Histoire dont j’ai été témoin & qui est assurément un sujèt censurable.

Niveau 4► Récit général► Un de mes Amis, puissamment riche, a deux Fils & une Fille, que je vous nommerai, Aléxis, Hypolite, & Julie. Hypolite gagna dès sa jeunesse [314] toute l’affection de son Pére, qui dès lors résolut, le plus injustement du monde, de sacrifier ses deux autres Enfans à la fortune de cet Enfant chéri. On lui donna les meilleurs Maîtres dans toutes les Siences, on le produisit dans le Monde, on n’épargna rien de tout ce qui est nécessaire pour lui faire faire, ce qu’on apelle figure. Cependant, on avoit relegué Aléxis à une Maison de campagne proche d’un assez joli Bourg de la Province, où il alloit assez souvent, & où il fréquentoit les plus distinguez Païsans à la faveur de son seul nom, & d’un certain mérite naturel. Pour Julie, on ne pouvoit raisonnablement lui dire, qu’on ne vouloit pas qu’elle se mariât, il fallut prendre une voïe oblique pour lui faire prendre elle-même cette résolution : le moïen qui parut le plus sûr, fut d’emploïer le ministére d’un dévot Directeur. Mais comme on jugea bien que tous ne seroient pas capables de donner les mains à une fourbe si odieuse, on s’adressa à un jeune Homme peu favorisé des biens de la Fortune, & encore moins de ceux de la Nature, car je n’ai guére vû d’Homme plus laid, & en lui promettant une Bourse plaine [315] de ce métail pour lequel on fait tout aujourd’hui, on le fit entrer dans les vûës de ce bon Pére. Le Directeur s’insinua auprès de Julie avec l’adresse qui est comme inséparable des gens de sa Robbe. Il aquit bientôt toute la confiance de la bonne Julie, qui, quoi qu’elle ne fût encore âgée que de 22. ans, fut bien-tôt convaincuë que sa vie passée n’aïant été consacrée qu’au monde, ne méritoit pas moins que l’Enfer. Quels moïens de réparer un passé si afreux ? Le Directeur Abusius en trouva bien-tôt un bon nombre ; mais il n’y en eut point sur lequel il insistât davantage que sur le Célibat, faisant entendre à Julie, qu’il n’y avoit d’autre moïen d’apaiser un Dieu irrité, qu’en lui consacrant le reste de ses jours qu’il faloit passer en œuvres de piété, en lectures saintes, en dévotes méditations, & en s’abstenant de tout ce qui s’apelle plaisirs. Les raisons dont il apuïa cet avis, furent tirées de certains lieux communs si étonnans & si affreux qu’ils firent toute l’impression qu’il désiroit sur l’esprit éfraïé de la triste Julie. Le jeune Chevalier V. H. qui croïoit avoir quelque droit sur le Cœur de cette innocente Fille, fut aussi-tôt [316] congédié ; on réduisit les trois rangs de coëfures à deux, les dentelles furent renfermées au fond du coffre, & les Habits trop éclatant firent voyage chez le Frippier ; en un mot, Julie prit l’habit de Dévote, car on ne peut la traiter de Bigote, la bonne Fille agissoit avec droiture, mais il n’en étoit pas de même du pieux Abusius. Pendant qu’on jouoit cette Tragédie avec la Conscience de Julie, Hypolite préparoit une Séne d’un bien autre genre. Il s’étoit entêté d’une étrangére, fameuse coureuse de Païs, dont le visage fardé lui avoit donné dans les yeux. Cette Nimphe d’Opéra avoit aquis, par ses maniéres intrigantes, autant d’empire sur l’esprit d’Hypolite, qu’Abusius en avoit sur la Conscience de Julie. Non contente d’en être entretenuë comme une Princesse, elle se mit en tête de devenir sa Femme, & de profiter de l’ascendant qu’elle avoit sur lui pour s’en rendre Maîtresse absoluë ; & elle poussa la chose avec tant de vigueur qu’elle ne la laissa pas en repos qu’elle n’en eut obtenu ce qu’elle vouloit, un Prêtre fit la Cérémonie, un Notaire y mit la main, & aussi-tôt Lucinde [317] prit les Armes & les couleurs d’Hypolite, & ne fit plus mistére de son Mariage parmi celle <sic> de sa profession : le Pére seul l’ignoroit, ou ne vouloit pas le croire, & il travailloit à faire entrer son cher Hypolite, à la faveur de ses gros Biens, dans une des meilleures Familles de la Province. Mais quel fut son étonnement, lorsqu’il aprit les opositions que Lucinde forma à ce Mariage au bruit des premieres Anonces. Il prit son Fils en particulier, tâcha de le faire revenir, mais tout fut inutile, Lucinde le tenoit trop bien pour lâcher prise.

Pendant que ce malheureux & injuste Pére étoit accablé sous le poids du chagrin qu’il avoit d’être la risée de sa Ville, & d’avoir exposé une Fille de Famille à un affront si sensible, il aprit bien d’autres nouvelles. Il avoit envoyé Julie à quelques lieuës de chez lui une Parente du devot Abusius, qui y avoit accompagné sa Dévote : c’est là que ce saint Personnage en liberté, fit attention à tous les charmes de sa Pénitente, ces atraits qui avoient tiré une nouvelle grace de la retraite, & d’une vie ré-[318]glée, embrasérent ce Prédicateur du Célibat jusqu’au point de ne pouvoir plus vivre un moment loin de la Pénitente Julie. Le Diable ou sa passion lui inspirérent mille moïens de la conter ; mais comment renverser lui-même tant d’avis sévéres, tant d’exhortations véhémentes qu’il avoit lui-même donnez à cette Belle, & qu’une pratique de quatre années lui avoit rendus familiers ? Mais de quoi n’est pas capable un saint Homme ? Celui-ci vit bien qu’il ne pouvoit réüssir qu’en prenant avantage de la simplicité de Julie, ainsi après s’être étendu pendant trois ou quatre entretiens sur les délices des Ames saintes, sur les joïes intérieures, il fit à Julie une infinité de questions ambigues que je serois trop long à vous raporter & qui toutes se terminoient à ceci, que comme le sucre ne fond pas au Soleil, à moins qu’on ne l’arose d’eau, de même une Ame chaste demeure sans tache, quand, méprisant les Enfans du siécle, elles s’abandonnent aux Hommes célestes ; c’est avec cette belle Morale qu’il fit croire à cette Fille, qui croïoit que ce n’étoit que Vérité qui sortoit de sa bouche, qu’elle [319] pouvoit se rendre à ses instances & persister dans le Célibat ; mais quatre mois ne se passérent pas, qu’une certaine enflure fit bien comprendre à la belle Julie que le Célibat étoit assurément enfreint, elle en fit quelques plaintes à son Amoureux Directeur, qui résolut de tourner ce malheur à son avantage : il découvrit à Julie tout le procédé de son Pére, & la voyant remplie d’indignation, il profita du moment pour la faire consentir à se venger en l’épousant solemnellement ; dès que la chose fut faite il vint trouver Hypolite, dont les excès avoient tellement irrité son Pére, qu’il l’avoit voulu faire enfermer, & l’avoit même deshéritée : le Fourbe & le Sélérat s’unirent ensemble pour tirer par force de ce malheureux Pére, l’un son bien, l’autre celui de sa Femme : pour ne pas manquer leur coup, ils firent dresser deux Contracts de mariage dans toutes les formes, l’un entre Hypolite & Lucinde, l’autre entre Abusius & Julie ; tous deux signez des Notaires & Témoins ; ils furent se poster dans un Bocage, où le bon Homme alloit souvent promener ses chagrins lors qu’il étoit à sa maison de campagne : c’est là qu’ils l’arrêtérent [320] & lui proposant l’alternative, ou de signer, ou d’avaler un verre de poison qu’ils lui présentérent, ils alloient contraindre ce Vieillard, qui aimoit encore assez la vie pour vouloir survivre à son malheur & á sa honte ; lors que son Fils Aléxis, ce Fils haï & abandonné, vint le tirer de l’affreuse nécessité où son caprice l’avoit réduit. Le Fils & le Beaufils auroient été arrêtez, si Aléxis avoit été accompagné ; mais n’ayant qu’un Païsan avec lui, ils lui échapérent. Cependant, le Païsan servit de Témoin, pour faire rendre un Arêt qui fait ici assez de bruit, & dont la suite sera la pauvreté & la misére d’Hypolite, de Julie & d’Abusius, si le Pére ne fait pas la folie de se repentir ; car pour Lucinde, elle vient déja d’abandonner un Amant qui ne peut plus fournir à ses plaisirs. ◀Récit général ◀Niveau 4 »

P. D * * gh.

De N * * *. ce, &c. ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3

Metatextualité► Cette Histoire est si longue, & il étoit si impossible d’en rien retrancher, que la place me manque pour proposer mes Remarques à ces Péres partiaux qui mettent une injuste différence entre leurs Enfans, & aux Personnes du Séxe, qui donnent trop aisément leur confiance à certaines gens, aux avis desquels elles dévroient moins déférer qu’à ceux de leurs Méres. ◀Metatextualité ◀Niveau 2

A la Haye,

Chez Henri Scheurleer.

Et à Amsterdam chez Jean Wolters. ◀Niveau 1