Le Censeur ou Caractères des Mœurs de la Haye: N°. XXXIII.
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.6423
Ebene 1
N°. xxxiii.
Le Lundi 22. d’Octobre 1714.
Ebene 2
Billet.
Ebene 3
Brief/Leserbrief
CRoïez-m’en, Monsieur, &
quittez la Plume. Toutes vos réfléxions ne serviront à
rien, vous voudriez rendre vos Concitoïens gens de
bien ; ils n’en feront rien. Tant que Polimas aura un
sol, on rencontrera celles qu’il entretient faisant le
Tour avec les Personnes du premier rang, pendant que sa
triste Epouse garde la Maison. Sansurion & ses
Confrérers bâtiront, en dépit de vous, de magnifiques
Maisons de la solde de tant de Braves Officiers, qui ont
sacrifié leur vie pour enrichir des gens autrefois
habillez de verd ou de jaune. Quoi que vous disiez, les
Docteurs en us diront blanc, & feront noir. En un
mot, ne croïez pas ceux qui, pour vous encenser, tâchent
de vous persuader que votre Censure éfraïe les gens. Si
cela étoit * * * n’auroit point passé, la semaine
derniére, toute une nuit dans un tête à tête avec un
certain J *. dont elle vouloit emprunter
une certaine somme à un certain intérêt. Je vous le
répéte, c’est vouloir laver la tête d’un Etiopien que de
vouloir coriger les hommes, croïez votre Ami intime.
Jules Sincere.
Zitat/Motto
il arrive à tous les hommes de découvrir plûtôt
les fautes des autres que les leurs propres.
Ebene 3
Fremdportrait
De ce nombre est Philoselve ;
on lui entend souvent dire avec l’Ancien que je viens de
citer, les bons Poëtes voyent avec plaisir que chacun
éxaminent leurs Ouvrages afin de coriger ce que les
autres y reprennent. Eux-mêmes avec les
autres en recherchent les fautes sans se flater. Il a
encore assez souvent dans la bouche le Sutor ad
Crepidas ; cependant, dans quelle fureur Philoselve
n’entre-t-il point, quand un Ami charitable veut lui
ouvrir les yeux. Cèt Ami est prévenu, ou il veut juger
sans avoir les talens propres. C’est l’envie & non
pas l’équité qui dicte le jugement de cet Ami ; c’est
sur ce ton-là que Philoselve écrit une longue Lettre à
celui qu’il croit l’avoir accusé de ridicule dans une
Piéce qui est la risée du Public ; c’est ainsi que
Philoselve met au nombre de dix ou douze de ses mortels
Ennemis, tous ceux qui osent lui dire ce qu’ils pensent
de son Pégase.
Ebene 3
Fremdportrait
Dave est de ce nombre, je
trouve dans mes Mémoires qu’il a dit dans une Compagnie,
qu’il ne veut plus lire mes Discours, parce que j’ai dit
quelque part, que la vertu est préférable à tout, &
que rien n’est plus préjudiciable au bien de la Société,
que la préférence qu’on donne ordinairement aux
Richesses sur le mérite. Que Dave pense de moi & de
ma sévérité tout ce qu’il voudra, mais les Personnes de
bon sens avouëront avec moi, que jamais les friponneries
d’un Pére qui a volé l’Officier & le Soldat, ne
seront capables d’illustrer un Fils qui ne vaut pas
mieux que lui ; Dave, je l’avouë, a un Palais plûtôt
qu’une Maison, Dave a une Table servie
avec la derniére délicatesse, Dave est dans des Emplois
considérables, Dave prétend même être Noble, quoiqu’il y
ait encore des gens en vie qui ont été derriére le
Carosse avec son Pére. Contentez-vous, Dave, d’être
riche, contentez-vous qu’on vous reconnoisse pour tel ;
mais n’éxigez pas qu’on se taise sur les voïes par
lesquelles vous êtes parvenu à ces biens immenses, &
par lesquelles vous les augmentez tôujours, vous ne
pourez empêcher les autres de voir que vous êtes un
fourbe, un usurier, un barbare envers vos creanciers, un
homme qui fait ses Divinitez de son coffre & de son
ventre.
Ebene 3
Fremdportrait
Pendant que Dave s’éléve tous
les jours, Deugsam demeure inconnu dans sa Cabane,
exposé aux rigueurs du Nord, mal vêtu, pauvrement nouri,
n’aïant pas un grain de ce métail qui procure tous, avec
toute sa vertu, a-t-il seulement un lit de plume ; Le
Praticien sans conscience remplit ses
coffres du sang se ses Cliens, & devient par ce
moïen gendre d’un Comte, ou d’un Marquis ; Le
Solliciteur pille à son tour l’homme de Guerre qui a
réduit le Gentilhomme à la besace, & par ses rapines
monte à un rang distingué ; Deugsam pouroit parvenir aux
mêmes honneurs par les mêmes voïes, mais il se donne
tout à lui-même, & les autres tout à leurs Passions,
tout à leur opinion, tout à leurs Préjugez, tout au faux
qui régne dans toutes les Sociétez.
Zitat/Motto
Mais
d’où vient qu’aujourd’hui mon esprit est si vain, Que
fais-je ! & de quel droit est-ce que je Censure,
Le goût de tout le genre humain,
Ce goût favori qui lui dure
Depuis qu’une immortelle main
Du ténébreux Cahos a tiré la nature ;
Ai-je aquis dans le monde assez d’Autorité
Pour rendre mes raisons utiles.
Le goût de tout le genre humain,
Ce goût favori qui lui dure
Depuis qu’une immortelle main
Du ténébreux Cahos a tiré la nature ;
Ai-je aquis dans le monde assez d’Autorité
Pour rendre mes raisons utiles.
Metatextualität
Toutes ces réflexions
chagrinantes seroient plus que suffisantes pour m’engager à
m’imposer silence, mais l’Auteur du Billet voudra bien me
permettre de continuer de remplir mon plan, & d’arracher
encore le masque à une douzaine de vicieux qui infectent la
Société. Au reste, si j’ai si souvent parlé de ceux qu’on
apelle Solliciteurs dans les lignes précédentes, ce n’a pas
été sans dessein, aïant une Lettre très chagrine à insérer
ici qui sera plus que suffisante pour caractériser ces
sortes de Gens.
Ebene 3
Brief/Leserbrief
« Monsieur, depuis deux mois
que je suis ici, j’ai entendu parler de vous, &
c’est avec plaisir qu’on vient de me dire que vous
permettez qu’on vous écrive, souffrez que je profite,
quoi qu’étrangére, de cette permission pour vous faire
part de tout mon chagrin. Je suis la Veuve d’un ancien
Officier qui a servi le Souverain pendant trente
Campagnes, & qui étoit parvenu à un poste honorable
en passant par tous les dégrez. Le Ciel m’a enlevé, cet
Epoux, & un Pére à six infortunez Enfans. Je suis
ici pour régler avec une de ces malheureuses Sansuës qui
s’engraissent du sang des autres. Je fus ces jours
passez chez lui, où je ne le trouvai pas, on ne trouve
jamais ces gens quand on va leur demander ; son Epouse
qui me reçût, avoit, je crois, résolu de me faire crever
de dépit. Elle me proposa de voir sa Maison en attendant
le retour de son Mari : j’y vis huit chambres les unes
mieux meublées que les autres, & la
moindre avoit une Tapisserie de bande de Damas, couleur
de feu & jaune. Les lits y sont d’une magnificence
qui effaceroit celle de certains Princes de mon Païs.
Les Plaques & les Lustres d’argent s’y trouvent par
tout. La Porcelaine y est aussi abondante & aussi
riche que dans aucune Mosquée du Japon. Je ne vous
parlerai pas de la Toilette de la Dame qui étoit
couverte d’une vingtaine de boëtes d’argent massif ; ni
de sa Cassette aux Bijoux où je comtai jusqu’à cinq
coliers de grosses Perles & quatre croix de cinq
gros Diamans ou plus. Vous pouvez juger du reste par cet
échantillon. Reste à vous dire que ce petit Prince
n’étoit qu’un malhûreux Laquais il n’y a pas quinze ans,
que sa Femme n’est qu’une très mince Bourgeoise, &
que ces richesses immenses n’ont été amassées que de la
maniére que vous pouvez penser. Le Ciel est-il donc
juste de laisser subsister de telles gens contre qui
tant de malhûreux Orphelins poussent tous les jours tant
de cris amers, & de sensibles gémissemens ; que n’en
est-il de ces gens là comme des Visirs en Turquie ! que
le Souverain ne les fait-il dégorger, quand ils ont sû
tant amasser ! ne pouriez-vous pas trouver moïen pour
cela, vous feriez le plus grand plaisir à M.
P. . . . r. »
Metatextualität
Il y a plusieurs de ces moïens,
mais ce n’est pas à moi à les découvrir, puis que, comme je
l’ai déja déclaré, je suis résolu, de ne porter les yeux, ni
sur l’Autel, ni sur le Trône.
1Cicéron dans ses Offices.