Référence bibliographique: Anonym [Jean Rousset de Missy / Nicolas de Guedeville] (Éd.): "N°. XXX.", dans: Le Censeur ou Caractères des Mœurs de la Haye, Vol.1\030 (1715 [1714]), pp. 233-240, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4016 [consulté le: ].


Niveau 1►

N°. xxx.

Le Lundi 1. d’Octobre 1714.

Niveau 2► Lors qu’on considére avec quelque atention d’un côté la valeur des choses, de l’autre le cas qu’on en fait, on reconnoît bientôt avec quelle tyrannie l’opinion gouverne les hommes. Ce n’est pas leur raison qu’ils consultent lors qu’ils aprécient les choses, ils n’éxaminent pas même la valeur des choses, pour en faire un cas proportionné à cette valeur ; la seule fantaisie, leur seule imagination est celle dont ils reçoivent des Loix. Delà cette diversité si remarquable dans la valeur de toutes les choses estimées par les hommes.

Les Portugais, comme nous, estiment l’Or comme le premier des Métaux. Le Scithe donne ce rang au Fer ; nous faisons un cas extraordinaire des Diamans & des Perles, que d’autres Nations foulent aux pieds comme inutiles. Exemplum► Lycurge, l’un des plus célébres Législateurs de la Grece, traitoit le Larcin comme une action héroïque, & nous le regardons [234] comme le vice le plus infame. ◀Exemplum

Cependant, il est constant que chaque chose a en soi quelque chose, soit honnête, soit utile, soit agréable, qui doit lui donner le prix, & régler le cas que nous devons en faire. Mais on ne considére une chose à aucun de ces égards, ce sont nos passions seules qui sont notre pierre de touche, c’est sur elle, c’est par raport à elles que nous estimons chaque chose.

Peut-on, après cela, être surpris du faux, & même du ridicule qui régne dans le prix que nous mettons à tout. Après avoir passé, pour ainsi dire, en revûë toutes les choses dans l’estime desquels nous paroissons si peu raisonnables, & les fautes que nous faisons dans l’opinion que nous avons de quelques autres, je n’en ai guére trouvé qui méritât une plus sévére censure que ce qu’on apelle l’honneur, le Point-d’honneur.

Ce Point-d’honneur est la marotte de presque tous les hommes, c’est un de ces Dieux du premier ordre auquel on fait les plus grands sacrifices, mais j’oserois avancer que c’est un Dieu bien inconnu à la plûpart de ses adorateurs, sur l’esprit desquels il a cependant une influence qu’on s’imagineroit avec peine telle qu’elle est.

[235] Niveau 3► Hétéroportrait► Qu’on demande à Ormondo ce que c’est que l’honneur, il vous répond aussi-tôt que c’est l’estime des hommes aquise par une conduite réglée & illustrée de plusieurs actions héroïques, c’est pour aquerir cette estime, c’est pour établir cet honneur qu’Ormondo a fait tant de conquêtes, s’est exposé tant de fois à tant de perils inévitables. L’idée qu’Ormondo a de l’honneur, si elle n’est pas tout à fait juste, a un avantage, c’est qu’elle est de quelque utilité pour la Société. ◀Hétéroportrait ◀Niveau 3

Mais avec quel œil doit-on regarder, & quel cas doit-on faire d’une infinité de furieux qui ne font consister le Point-d’honneur que dans la rage, dans la vengeance la plus cruelle. Où est le plus subtil sophiste qui oseroit entreprendre de prouver qu’il y a non seulement de l’honneur, mais même que c’est le suprême point d’honneur que d’aller s’exposer à ôter la vie non seulement à un autre, mais aussi à soi-même, car je ne vois pas qu’il y ait moïen de mettre de la différence entre un homme qui se pend, & celui qui va de sang froid exposer sa vie sur la pointe de l’épée d’un autre aussi furieux que lui ; & je ne puis comprendre sur quoi on se fonde [236] quand on regarde comme un éxécrable, comme un infame, un homme qui a attenté à sa vie, pendant qu’on vante la valeur & le courage de celui qui en aura apellé, ou qui en aura suivi un autre au Bois. C’est cependant ce qui arive tous les jours, jusques là qu’un homme qui aura refusé un duel, bien loin d’être comblé des louanges qu’il mérite, est traité dans toutes les compagnies avec indignité, est-il Noble ? on le dégraderoit volontiers de sa Noblesse, est-ce un Oficier ? Personne ne veut faire à l’avenir le service avec lui. Pourquoi ? Il n’a pas adhéré à la demande barbare d’un furieux, ennemi de sa propre éxistence, il n’a pas voulu aller tuer un desespéré, ou se faire tuer par lui, ne voila-t-il pas de beaux sujets de blâme, & leur contraire n’est-il pas bien digne des louanges les plus délicates.

Niveau 3► Hétéroportrait► Busini se trouve dans une compagnie avec le jeune Alonze ; on y parle d’une des plus célébres Victoires de cette Guerre. Busini en parle comme disant en avoir été témoin. Alonze reléve quelque fanfaronnade de ce Soldat orgueilleux. Busini ne peut l’entendre plus long tems. Il met la main sur la Garde de son Epée, fait signe à Alonze & sort. Alonze [237] suit, ils traversent ainsi la Ville. En les voïant marcher à côté l’un de l’autre d’un pas assez précipité, mais sans émotion, du moins, qui paroisse, diroit-on, qu’ils vont exposer à une perte certaine ce qu’ils ont de plus cher, une vie qu’ils devroient, selon l’ordre de la nature, conserver de toutes leurs forces. Busini est tué ; blame-t-on Alonze, on louë son adresse, on vante son intrépidité d’avoir accepté le défi d’un Breteur, la terreur de son Païs. Du moins on blâmera Busini comme Auteur de son propre malheur. Bien loin delà, il n’y a personne qui n’aprouve son action, & qui ne le nomme hautement un homme de cœur & d’honneur, un homme qui étoit incapable de soufrir le moindre affront.

Peut-on penser que ce soit des hommes qui raisonnent ainsi, sur tout quand on les entend d’un autre côté aplaudir à un grand Prince, qui flêtrit ce prétendu Point-d’honneur par les suplices les plus honteux. Que signifient de pareilles contrariétez ?

Disons encore davantage ; Busini, qui étoit si rigide sur ce qu’on apelle Point-d’honneur, quels étoient ses mœurs. Plongé dans les plaisirs les [238] plus sales, il n’y avoit pas de moyen qu’il ne mît en œuvre pour trouver de quoi fournir à la vie la plus licencieuse ; il y mangeoit la païe de ses misérables Soldats, & par-dessus, il a ruiné deux Familles qui avoient été assez sotes de lui prêter des sommes considérables, toutes les ruës ne retentissent que de ses faits nocturnes, les uns plus hideux que les autres ; tels sont d’ordinaire tous ces rigides défenseurs du Point-d’honneur.

En quoi faites-vous donc consister l’honneur, me dira quelqu’un ? dans la douceur, l’affabilité, les bonnes mœurs, la haine du vice, l’amour du bon droit, de l’équité & du bon ordre. Donnez-moi un homme qui ait ces qualitez, c’est celui-là que je métrai au dessus de Busini, & à qui je donnerai la Couronne d’honneur & de probité. ◀Hétéroportrait ◀Niveau 3

Tout ce que j’ai dit jusqu’ici ne peut guéres s’entendre que des Hommes ; cependant les Femmes ont aussi leur Point-d’honneur ; & en ceci elles ne donnent pas moins que les Hommes dans le ridicule. Il est constant que l’honneur du séxe consiste dans la pudeur. De toutes les vertus, peut-être n’y en a-t-il pas qu’on masque plus aisément & plus souvent que celle-ci, rien n’est plus délicat, une fois per-[239]duë elle ne se recouvre jamais ; Mais les aparences restent souvent ; ainsi un mauvais Poëte n’a pas tort de dire.

Niveau 3► Léve le masque, entre dans l’interieur,

Et montre-moi dans mille une Femme d’honneur. ◀Niveau 3

Metatextualité► C’est aparemment ce que pourroit encore mieux nous prouver l’Auteur de la Lettre suivante, s’il vouloit s’en donner la peine. ◀Metatextualité

Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► « Sans doute, Monsieur, que vous connoissez la jeune Sanfois : son air composé, modeste & sage, relevant tout ce qu’elle a de charmes, je ne résistai pas long tems au doux plaisir de devenir le sincére adorateur de tant de merveilles, & je crûs qu’il n’y avoit pas de moïens assez sûrs que je ne dûs emploïer pour m’assurer la possession de cette Beauté. Récit général► Je donnai aisément dans le vice commun de ce Païs ; une double Promesse autentique & dans toutes les formes fut le premier anneau de la chaîne à laquelle je prêtois le col avec tant de plaisir. L’objet de mes transports me parut d’une si grande vertu, que je crûs devoir me borner au plaisir d’être assuré de la posséder un jour. Je vivois dans cette douce espérance lors que le Destin ennemi de mon repos vint me [240] dessiller les yeux. J’entrai cès jours passez dans la chambre de ma prétenduë Agnès ; je trouvai son Bureau ouvert, une malheureuse curiosité m’inspira l’envie d’y jetter les yeux ; je ne puis encore me convaincre que je ne me suis pas trompé ; mais cependant, je sai que j’ai lû dans ce détestable Bureau six Promesse telles que la mienne, dont quelques-unes avoient des circonstances qu’il m’est impossible d’acorder avec les mœurs aparentes de mon infidèle, c’est la troisiéme qui me trompe de même par les aparences ; ◀Récit général après cela, Monsieur, croïez-vous que ce seroit être Misantrope, si concevant un vrai mépris pour le Séxe, je faisois serment de ne jamais m’y fier, & de ne donner ma foi qu’à une que j’aurois élevée depuis le Berceau, encore peut-être y serois-je trompé : faites part au public de mon Avanture, afin que les Belles aprennent ou à être moins trompeuses dans leur extérieur, ou à devenir plus fidèles. ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3 ◀Niveau 2

A la Haye,

Chez Henri Scheurleer.

Et à Amsterdam chez Jean Wolters. ◀Niveau 1