Le Censeur ou Caractères des Mœurs de la Haye: N°. XXX.
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N°. xxx.
Le Lundi 1. d’Octobre 1714.
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Lors qu’on considére avec quelque
atention d’un côté la valeur des choses, de l’autre le cas qu’on
en fait, on reconnoît bientôt avec quelle tyrannie l’opinion
gouverne les hommes. Ce n’est pas leur raison qu’ils consultent
lors qu’ils aprécient les choses, ils n’éxaminent pas même la
valeur des choses, pour en faire un cas proportionné à cette
valeur ; la seule fantaisie, leur seule imagination est celle
dont ils reçoivent des Loix. Delà cette diversité si remarquable
dans la valeur de toutes les choses estimées par les hommes. Les
Portugais, comme nous, estiment l’Or comme le premier des
Métaux. Le Scithe donne ce rang au Fer ; nous faisons un cas
extraordinaire des Diamans & des Perles, que d’autres
Nations foulent aux pieds comme inutiles. Cependant, il est constant que chaque chose a
en soi quelque chose, soit honnête, soit utile, soit agréable,
qui doit lui donner le prix, & régler le cas que nous devons
en faire. Mais on ne considére une chose à aucun de ces égards,
ce sont nos passions seules qui sont notre pierre de touche,
c’est sur elle, c’est par raport à elles que nous estimons
chaque chose. Peut-on, après cela, être surpris du faux, &
même du ridicule qui régne dans le prix que nous mettons à tout.
Après avoir passé, pour ainsi dire, en revûë toutes les choses
dans l’estime desquels nous paroissons si peu raisonnables,
& les fautes que nous faisons dans l’opinion que nous avons
de quelques autres, je n’en ai guére trouvé qui méritât une plus
sévére censure que ce qu’on apelle l’honneur, le
Point-d’honneur. Ce Point-d’honneur est la marotte de presque
tous les hommes, c’est un de ces Dieux du premier ordre auquel
on fait les plus grands sacrifices, mais j’oserois avancer que
c’est un Dieu bien inconnu à la plûpart de ses adorateurs, sur
l’esprit desquels il a cependant une influence qu’on
s’imagineroit avec peine telle qu’elle est.
Mais avec quel œil doit-on regarder, & quel cas
doit-on faire d’une infinité de furieux qui ne font consister le
Point-d’honneur que dans la rage, dans la vengeance la plus
cruelle. Où est le plus subtil sophiste qui oseroit entreprendre
de prouver qu’il y a non seulement de l’honneur, mais même que
c’est le suprême point d’honneur que d’aller s’exposer à ôter la
vie non seulement à un autre, mais aussi à soi-même, car je ne
vois pas qu’il y ait moïen de mettre de la différence entre un
homme qui se pend, & celui qui va de sang froid exposer sa
vie sur la pointe de l’épée d’un autre aussi furieux que lui ;
& je ne puis comprendre sur quoi on se fonde
quand on regarde comme un éxécrable, comme un infame, un homme
qui a attenté à sa vie, pendant qu’on vante la valeur & le
courage de celui qui en aura apellé, ou qui en aura suivi un
autre au Bois. C’est cependant ce qui arive tous les jours,
jusques là qu’un homme qui aura refusé un duel, bien loin d’être
comblé des louanges qu’il mérite, est traité dans toutes les
compagnies avec indignité, est-il Noble ? on le dégraderoit
volontiers de sa Noblesse, est-ce un Oficier ? Personne ne veut
faire à l’avenir le service avec lui. Pourquoi ? Il n’a pas
adhéré à la demande barbare d’un furieux, ennemi de sa propre
éxistence, il n’a pas voulu aller tuer un desespéré, ou se faire
tuer par lui, ne voila-t-il pas de beaux sujets de blâme, &
leur contraire n’est-il pas bien digne des louanges les plus
délicates.
Tout ce que j’ai dit jusqu’ici ne peut guéres s’entendre
que des Hommes ; cependant les Femmes ont aussi leur
Point-d’honneur ; & en ceci elles ne donnent pas moins que
les Hommes dans le ridicule. Il est constant que l’honneur du
séxe consiste dans la pudeur. De toutes les vertus, peut-être
n’y en a-t-il pas qu’on masque plus aisément & plus souvent
que celle-ci, rien n’est plus délicat, une fois perduë elle ne se recouvre jamais ; Mais les aparences restent
souvent ; ainsi un mauvais Poëte n’a pas tort de dire.
Exemplum
Lycurge, l’un des plus célébres Législateurs de
la Grece, traitoit le Larcin comme une action héroïque,
& nous le regardons comme le vice le plus
infame.
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Fremdportrait
Qu’on demande à Ormondo ce que
c’est que l’honneur, il vous répond aussi-tôt que c’est
l’estime des hommes aquise par une conduite réglée &
illustrée de plusieurs actions héroïques, c’est pour
aquerir cette estime, c’est pour établir cet honneur
qu’Ormondo a fait tant de conquêtes, s’est exposé tant
de fois à tant de perils inévitables. L’idée qu’Ormondo
a de l’honneur, si elle n’est pas tout à fait juste, a
un avantage, c’est qu’elle est de quelque utilité pour
la Société.
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Fremdportrait
Busini se trouve dans une
compagnie avec le jeune Alonze ; on y parle d’une des
plus célébres Victoires de cette Guerre. Busini en parle
comme disant en avoir été témoin. Alonze reléve quelque
fanfaronnade de ce Soldat orgueilleux. Busini ne peut
l’entendre plus long tems. Il met la main sur la Garde
de son Epée, fait signe à Alonze & sort. Alonze suit, ils traversent ainsi la Ville. En
les voïant marcher à côté l’un de l’autre d’un pas assez
précipité, mais sans émotion, du moins, qui paroisse,
diroit-on, qu’ils vont exposer à une perte certaine ce
qu’ils ont de plus cher, une vie qu’ils devroient, selon
l’ordre de la nature, conserver de toutes leurs forces.
Busini est tué ; blame-t-on Alonze, on louë son adresse,
on vante son intrépidité d’avoir accepté le défi d’un
Breteur, la terreur de son Païs. Du moins on blâmera
Busini comme Auteur de son propre malheur. Bien loin
delà, il n’y a personne qui n’aprouve son action, &
qui ne le nomme hautement un homme de cœur &
d’honneur, un homme qui étoit incapable de soufrir le
moindre affront. Peut-on penser que ce soit des hommes
qui raisonnent ainsi, sur tout quand on les entend d’un
autre côté aplaudir à un grand Prince, qui flêtrit ce
prétendu Point-d’honneur par les suplices les plus
honteux. Que signifient de pareilles contrariétez ?
Disons encore davantage ; Busini, qui étoit si rigide
sur ce qu’on apelle Point-d’honneur, quels étoient ses
mœurs. Plongé dans les plaisirs les plus
sales, il n’y avoit pas de moyen qu’il ne mît en œuvre
pour trouver de quoi fournir à la vie la plus
licencieuse ; il y mangeoit la païe de ses misérables
Soldats, & par-dessus, il a ruiné deux Familles qui
avoient été assez sotes de lui prêter des sommes
considérables, toutes les ruës ne retentissent que de
ses faits nocturnes, les uns plus hideux que les
autres ; tels sont d’ordinaire tous ces rigides
défenseurs du Point-d’honneur. En quoi faites-vous donc
consister l’honneur, me dira quelqu’un ? dans la
douceur, l’affabilité, les bonnes mœurs, la haine du
vice, l’amour du bon droit, de l’équité & du bon
ordre. Donnez-moi un homme qui ait ces qualitez, c’est
celui-là que je métrai au dessus de Busini, & à qui
je donnerai la Couronne d’honneur & de probité.
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Léve le masque, entre dans
l’interieur, Et montre-moi dans mille une Femme d’honneur.
Metatextualität
C’est aparemment ce que pourroit
encore mieux nous prouver l’Auteur de la Lettre suivante,
s’il vouloit s’en donner la peine.
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Brief/Leserbrief
« Sans doute, Monsieur, que
vous connoissez la jeune Sanfois : son air composé,
modeste & sage, relevant tout ce qu’elle a de
charmes, je ne résistai pas long tems au doux plaisir de
devenir le sincére adorateur de tant de merveilles,
& je crûs qu’il n’y avoit pas de moïens assez sûrs
que je ne dûs emploïer pour m’assurer la possession de
cette Beauté. après cela, Monsieur, croïez-vous que ce seroit
être Misantrope, si concevant un vrai mépris pour le
Séxe, je faisois serment de ne jamais m’y fier, & de
ne donner ma foi qu’à une que j’aurois élevée depuis le
Berceau, encore peut-être y serois-je trompé : faites
part au public de mon Avanture, afin que les Belles
aprennent ou à être moins trompeuses dans leur
extérieur, ou à devenir plus fidèles.
Allgemeine Erzählung
Je donnai
aisément dans le vice commun de ce Païs ; une double
Promesse autentique & dans toutes les formes fut
le premier anneau de la chaîne à laquelle je prêtois
le col avec tant de plaisir. L’objet de mes
transports me parut d’une si grande vertu, que je
crûs devoir me borner au plaisir d’être assuré de la
posséder un jour. Je vivois dans cette douce
espérance lors que le Destin ennemi de mon repos
vint me dessiller les yeux. J’entrai
cès jours passez dans la chambre de ma prétenduë
Agnès ; je trouvai son Bureau ouvert, une
malheureuse curiosité m’inspira l’envie d’y jetter
les yeux ; je ne puis encore me convaincre que je ne
me suis pas trompé ; mais cependant, je sai que j’ai
lû dans ce détestable Bureau six Promesse telles que
la mienne, dont quelques-unes avoient des
circonstances qu’il m’est impossible d’acorder avec
les mœurs aparentes de mon infidèle, c’est la
troisiéme qui me trompe de même par les aparences ;