Le Censeur ou Caractères des Mœurs de la Haye: N°. V.
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.6412
Ebene 1
N°. V.
Le Lundi 9. d’Avril 1714.
Ebene 2
La jalousie est l’un des plus grands
maux ; & celui qui souvent fait le moins de pitié aux
personnes qui en font le sujet, quoi qu’ordinairement elle leur
cause autant de chagrin qu’à ceux qui en sont possédez.
Metatextualität
Voila mon Texte, Alidore ; vous
êtes celui de mes Lecteurs que j’ai aujourd’hui en vûe ; en
un mot vous êtes l’Original que je vai copier.
Ebene 3
Nouveau débarqué dans ce Païs, je
passai devant votre Hotel. Les singularitez que j’y
remarquai me donnérent envie de m’informer quel en étoit le
Locataire. Voici ce qu’on m’en dit, le Portrait vous
ressemble-t-il ?
Fremdportrait
L’Italie,
l’Espagne, le Portugal, fourniroient à peine un Homme
aussi jaloux que le Maître de ce Palais, me dit Damon
votre Ami ; Cès fenêtres faites autrefois pour la
récréation de ceux qui habiteroient dans cès chambres,
Alidore les a condamnées : chaque Volèt a
sa Serrure, & les Clefs en sont gardées avec soin
dans son Cofre fort ; s’il a eu l’indulgence de n’en pas
faire autant à celles du second Etage, les Vîtres en
sont du moins Cadenacées, & il n’est permis à
personne de les ouvrir, ne croïez pas, ajoûta Damon,
qu’Alidore préne tant de précaution contre le mauvais
air, il craint bien davantage la masculine espéce. Une
jeune Personne, la plus aimable de la Province, dont il
a fait, dirai-je son Epouse, ou son Esclave, depuis
quelques années, lui fait commettre toutes ces
impertinences. Comme si la fidélité conjugale ne pouvoit
se trouver unië à tous les charmes d’une beauté
acomplie, Alidore garde sa Corine à vûë, & tremble
non seulement qu’elle voïe, mais même qu’elle soit vûë
d’un seul homme. Corine dans cette espéce de Cloître,
est sans doute heureuse, répondis-je à Damon ? Adorée de
ce vigilant Epoux, son sort ne peut être qu’envié de
plus d’une Femme à qui l’on ne donne souvent plus de
liberté que parce qu’on les aime moins. Vous vous
trompez, Monsieur, reprit promtement mon Conducteur.
Alidore jaloux, n’est pas Alidore Amant. La jalousie naît toûjours avec l’Amour, mais
celui-ci en mourant laisse souvent l’autre dans toute sa
vigueur. Je n’oserois dire qu’Alidore ait de la haine
pour Corine, mais comme un cœur ne peut être à deux à la
fois, je puis assurer qu’il ne l’aime pas, puis qu’il se
livre tout entier à la jeune Polide, à qui il sacrifie
sans raison tous les charmes de son aimable &
infortunée Epouse. Cessez, Damon, m’écriai-je, cessez ;
je n’en ai entendu que trop. Hâtons-nous de nous
éloigner d’une Maison où l’on respire un air si corompu.
Je reconnois l’Homme à ce que vous venez de me raconter
d’Alidore. Injuste, il est toûjours prêt à condamner
dans autrui, ce qu’il aime à se permettre à lui-même.
Alidore jaloux d’une chaste Epouse, & Alidore
Adultére : Quel afreux contraste ! comment peut-on
penser que la Raison guide un Etre si monstrueux. Mais à
quoi bon déclamer ? Raisonnons, Alidore ;
connoissiez-vous Corine quand vous l’avez épousée ?
Ignoriez-vous que ses traits plus vifs, avant que vos
mauvaises humeurs les eussent ternis, ne pouvoient être
vûs sans être adorez ? N’en avez-vous pas fait vous-même
l’expérience avec plaisir ? Si Corine étoit
vertueuse, quand, encore plus aimable qu’aujourd’hui,
elle étoit maîtresse de ses faveurs, pourquoi sa Vertu
vous devient-elle maintenant suspecte ? Aïez honte,
Alidore, d’avoir épousé une Femme, moins pour en être le
Mari, que pour être en droit d’en devenir l’impitoïable
Tyran ! N’allez pas me dire, qu’aïant pris Corine pour
sa beauté, c’étoit plus pour vous satisfaire, que pour
vous engager à n’aimer qu’elle. Cès pensées libertines
sont bonnes à être débitées aux pieds de votre Polide.
Corine est aimable, mais elle n’est pas moins sage ;
elle n’a des yeux que pour vous ; c’est votre fureur
seule qui fait tout son crime. Revenez à votre bon sens,
Alidore, ouvrez les yeux sur les Vertus de cette Epouse,
comparez son Amour avec votre indiférence, sa patience
avec vos inquiétudes, sa fidélité avec votre passion
pour Polide. Soïez équitable au moins une fois en votre
vie, & avoüez que Corine innocente mérite toute
votre afection, & que vos soupçons sont autant de
Crimes : En êtes-vous-là, je vous dirai comme un célébre
Comte de Hollande à un Juge inique, qui venoit de
réparer une injustice criante, Vous avez réparé le tort,
il faut satisfaire à la Justice ofensée ;
Ce n’est pas assez d’avoir rendu à votre Epouse ce que
vous lui devez, il faut satisfaire à votre conscience
déchirée. Examinons quelle est cette passion, cette
jalousie qui posséde toute votre ame ; n’est-ce pas un
composé afreux de jugemens téméraires, de soupçons mal
fondez, & d’injustices énormes ; ces vices sont
comme la base de la jalousie, qui le plus souvent tire
son origine d’une parfaite ignorance ; car, comme
quelqu’un a fort bien remarqué, dès qu’un Jaloux
commence à voir clair, ou sa jalousie cesse, ou elle se
change en fureur. Disons quelque chose de plus fort,
Alidore, avoüez que votre état est le plus pitoïable
qu’on puisse imaginer. Il n’en est pas de la jalousie
comme des autres Passions. La Colére, par éxemple, vous
posséde-t-elle, elle vous donne quelque relâche. Il en
est de même de l’Envie, de l’Ambition, de l’Amour du
plaisir, de l’atachement au Jeu. Mais s’est-on une fois
laissé aller à la Jalousie, elle vous poursuit, elle
vous talonne sans cesse : Une Feuille d’Arbre vous
éfraïe, une Ombre vous donne l’Alarme, le cris d’un
Oiseau vous jette dans de sombres réfléxions, & souvent vous fait prendre des résolutions
extrêmes ; le Vent ferme-t-il une Fenêtre, ouvre-t-il
une Porte mal fermée, la Jalousie est incontinent à vos
trousses, & ne vous laisse jamais dans une assiéte
tranquile. Le Sommeil même qui dévroit être l’asile
& le refuge des Hommes dans toutes leurs peines
& dans tous leurs soins, est pour le Jaloux un
nouveau champ d’inquiétudes & de fraïeurs ;
j’oserois même avancer, que les Draps mêmes de son lit
lui font ombrage. Je ne veux pas salir ma Censure du
recit d’un Songe de certain Jaloux à qui Jupiter mit
certain Anneau au doigt. Mais concluons de tout ce que
je viens de dire, que la situation de votre Ame,
Alidore, est la plus triste qui puisse s’imaginer ;
& ce qui vous rend encore plus digne de compassion,
vous êtes & l’Auteur de vos maux & votre propre
Boureau. Peut-être ma Leçon vous émeut-elle la bile ?
Alidore, quelque facheuse que soit la Conversation des
gens qui aiment à corriger, il faut cependant toûjours
être prêt à se rendre à la Vérité, & à la recevoir
de quelque part qu’elle nous vienne. Je vous avouërai même ingénûment, que je me saurois bon gré
si je m’apercevois un jour que mes réfléxions vous
eussent corrigé.
Encore ! Vous écriez-vous ! Mais c’est vous que vous
devez en acuser. Soïez moins vicieux, Alidore, j’aurai
moins à coriger. Polide est adorable à vos yeux, vous
lui sacrifié Biens, Repos, Epouse, Conscience,
Réputation. Elle doit sans doute être reconnoissante
pour de telles victimes. Mais en devez-vous être plus
hûreux ? Car enfin, qu’est-ce que cette Polide ? Quel
sang coule dans ses veines ? Qu’un sang infame, & je
ne pourois nommer la bassesse de son extraction sans
vous démasquer plus que je ne me le suis proposé. Ne
deviez-vous pas être content d’avoir entretenu avec tant
d’éclat la Phrinée de cette Ville, & d’avoir été la
cause de sa misérable fin ; ignorez-vous ce que les plus
débauchez mêmes disent de l’irrégularité de votre
conduite ? Jugez de là ce qu’en pensent les Gens de
bien. Mais, excès d’extravagances ! Peu
content de vous porter au plus grand crime avec cette
Créature, car vous ne pouvez donner à votre infame
Commerce, le nom spécieux de Galanterie ; vous osez
rendre votre innocente Epouse témoin de vos desordres,
& vous faite sa Gardienne de celle qui lui enléve
les douceurs qu’elle devroit goûter dans la possession
de votre cœur. Que vous avez bon air après cela, de vous
ériger en Jaloux ! Quand votre Epouse seroit capable de
tomber dans quelque irrégularité, auriez-vous droit de
vous en plaindre, ne lui en donnez-vous pas l’exemple.
Mais en voila assez, réfléchissez sur ce hideux
Portrait, c’est le votre, Alidore. Respectez les sacrez
neuds de l’Hymen, estimez un peu plus votre Réputation,
rendez justice à la Vertu d’une innocente beauté ; ou
resolvez-vous à être pour toûjours l’Horreur des
gens-de-bien. Mais au moins, fasse le Ciel que ceux qui
imitent votre conduite soient éfraïez de votre état,
& assez pour éviter desormais tout ce qui peut les y
conduire.
Metatextualität
Mais
comme la jalousie n’est pas votre seul Crime,
permétez-moi de vous dire un mot de vos infames
Amours, ou plûtôt du comble de vos Crimes.