Le Censeur ou Caractères des Mœurs de la Haye: N°. III.
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N°. III.
Le Lundi 26. de Mars 1714.
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Il y a peu d’homme pour qui ce qu’on
apelle Réputation n’ait quelqu’atrait. Nous tendons tous à ce
but depuis le Prince jusqu’au simple Soldat, depuis le Pape
jusqu’au plus abject des Moines, mais par des Routes bien
diférentes. Eugéne & Marlborough y sont arivez sur les
traces des Alexandres & des Cesars ; Patru, Bourdalouë,
Saurin, sur celles des Cicerons, des Demostenes & des
Chrisostomes ; Boileau sur celles des Horaces & des
Juvenals, Rousseau sur celles des Petrones & des Martials ;
chacun en un mot selon les Talens dont le Ciel ou la Nature l’a
favorisé : Je dis la Nature, car je ne puis me résoudre à
régarder comme célestes les Talens impudiques de ces trois
derniers. Quoi qu’il en soit, le nombre de ceux qui ont peu ou
point de ces rares Talens étant d’ordinaire le plus
grand ; on ne doit pas être surpris, qu’étant tous également
passionnez pour la Réputation, il y en ait tant qui tâchent de
se faire un nom à la maniére d’Erostrate1. On trouve des Gens de cette trempe
dans toutes les Professions ; mais nulle part en plus grand
nombre que dans la République des Lettres. On s’imagine aisément
qu’il sufit de mettre son nom en gros caractére à la Tête d’un
Livre, dont il prend fantaisie de régaler, ou souvent
d’empoisonner le Public, pour mériter un Autel dans le Temple de
Mémoire.
Ils ignorent cet admirable
& salutaire conseil de Boileau. Il faut confesser que si un avis si
prudent étoit suivi de tous ceux qui se mettent en tête
d’écrire, les Libraires ne seroient pas tant acablez de
Manuscrits, & qu’ils auroient tout le tems de nous donner de
bien plus belles Editions. Mais pour suivre un tel Avis il
faudroit en avoir éxécuté un autre ; il faudroit, dis-je, avoir
renoncé à l’Amour-propre, qui nous porte à n’estimer que nous,
& à avoir un grand fond de mépris pour tous les autres,
quelqu’estimables qu’ils paroissent, ou qu’ils soient en effet.
Mais de quel droit peut-on espérer que les hommes remportent une
telle Victoire sur eux-mêmes, tant qu’ils voudront fermer les
yeux sur le mal qui est en eux, ou qu’ils l’envisageront sous
l’aparence de quelque bien. Car, après tout, les Auteurs ne sont
pas les seuls Esclaves de cet Amour-propre. Il est le Tiran de
la plus grande partie du Genre humain ; & n’est-ce pas lui
qui anime certaines personnes qui font, en aparence, profession
de la Vertu qui lui est diamétralement oposée. Oui, j’ose
l’avancer ; ces prétendus humbles qui ne
semblent ocupez qu’à inspirer d’eux des sentimens de mépris, le
font moins dans un esprit d’humilité, que par un afreux principe
d’orgueil, & souvent pour prévenir un blâme qu’ils sentent
bien qu’ils méritent. En un mot, c’est cette fole Passion que
nous avons pour ce fantome de Réputation, qui seule nous fait
faire tant de démarches impertinentes & du dernier ridicule.
Il me semble qu’il ne faudroit qu’une réfléxion pour nous en
guérir : jeter les yeux sur ceux qu’on louë, & sur ceux qui
les louent. D’un côté, il faudra avouër que le Mérite & la
Réputation simpatisent très rarement, & que tel est régardé
avec atention, qui au fond est sans vertu ; tel est rempli de
talens, qui vit obscur & sans nom. D’un autre côté, quelles
gens sont cès admirateurs prodigues, cès flateurs universels ?
Tous souvent encore plus vicieux que ceux à qui ils ofrent
l’encens de leurs louanges, & qui très souvent ne l’ofrent,
cet encens, que par un motif d’intérêt ; quelque fois même, ils
prônent Cariste, non pour le mérite qu’ils trouvent en lui,
qu’au contraire ; mais dans la seule vûë d’abaisser Zolippe dont
les rares qualitez leurs sont à charge. Quel cas après cela
dévroit-on faire de la Réputation des uns & des louanges des
autres. La pensée de Boileau est constante.
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Fremdportrait
N’est-ce pas ainsi, se dit
G * * * en secrèt, que les Aristotes, les Platons, les
Sénéques, ont sauvé leurs noms des mains de ce Tems qui
dévore tout ? Vous raisonnez juste G * * *, mais il y a
Réputation & Réputation. L’Abbé Bucosi votre ancien
Ami a raisonné comme vous ; il a fait imprimer, il le
fait encore tous les jours ; il est en Réputation,
est-ce de bel Esprit ? Philonde & Cimon
vous en diront des nouvelles. Mais rien ne peut guérir
la Démangeaison de G * * *, il faut qu’il écrive, il a
même déjà écrit, & son Livrèt fait du bruit ;
Comment cela ? G * * * a fait sa résidence pendant des
Années entiéres dans une Maison Roïale ; Il y a lié
connoissance avec une quarantaine de personnes, avec qui
il a fait chambré à plusieurs reprises, & qui sortis
avec lui de cette ennuïeuse retraite, n’ont pas manqué
de prôner un Ouvrage dont l’Auteur leur avoit cent fois
rompu la Tête. Ils vantent par tout le Mérite,
l’Erudition de G * * *, la pénétration & la nèteté
de son Esprit. Avec de tels garans ce nouvel Auteur
hazardoit-il en se faisant imprimer ? Delà dépend la
destinée d’un Livre, & tel n’a vû échouer ses Ecrits
que parce qu’il n’avoit pas eu une aussi sage
précaution. G * * * a bien pris d’autres mesures pour ne
pas manquer à se rendre célèbre. Le Public n’admire
point un Auteur qui ne lui aprend rien de nouveau.
G * * * s’est distingué, il s’est même distingué en
tout. Son sujet est nouveau, l’éxécution en est
nouvelle, les termes en sont nouveaux, l’impression même
est d’une nouvelle méthode. Il me semble cependant que j’entends quelque petit la Bruyére qui
s’écrie, à l’ouverture du Livre de l’impénétrable
G * * *, j’enrage d’être à tout moment obligé d’avoir
recours à Furetiére ou Richelet ! encore si j’étois sûr
d’y trouver l’explication de tant de grands mots, Dix
Univers Philosophiques contenus en substance dans un
germe Divin, qui lorsqu’il se dévelope du cahos s’en
dévelope en singe & s’édifie par imitation, &c.
Que G * * * n’a-t-il mis un Commentaire en marge pour
soulager l’Esprit vainement gêné de ses Lecteurs. A quoi
bon vous échaufer la bile sans raison ? Vous n’entendez
pas tant de mots mistérieux, en devez-vous être
surpris ? après que G * * * vous a avertis à la tête, au
milieu, & à la fin de son petit Livre, que cela
pouroit ariver. Vous me répondez tout en colére,
pourquoi donc G * * * s’avise-t-il d’écrire, & quel
peut être le but de tant de Galimatias entassez dans
près de 200 pages ? J’ai fait la même question à cet
Admirable Auteur, qui m’a répondu d’un grand sens froid,
qu’il travailloit à un second Volume, pour éclaircir
& faire entendre le premier. Après tout, pénétrez,
ou ne pénétrez pas dans les obscuritez Philosophiques & Théologiques de G * * *, que lui
importe ? Il vouloit être Auteur. Vous ne pouvez lui en
contester le Tître. Son Nom même va enrichir d’un
nouveau Mot le Dictionnaire de l’Académie ; car, comme
on dit pindariser, pour exprimer une certaine maniére de
parler étudiée, on dira bien-tôt communément,
gringaliser, pour exprimer une locution obscure &
inintelligible. Si l’on se connoissoit mieux, on
se renfermeroit dans son naturel & dans ses talens,
Sutor ad crepidam ; mais un homme dégoûté de ce qu’il
sait, veut parler de ce qu’il ne sait pas, & fait
paroître une ignorance ridicule. Voila comme l’Orgueil
est puni, les mêmes moïens dont nous nous servons pour
atirer des aplaudissemens ne nous atirent que du mépris
& nous font régarder comme des imbéciles. Mais ne se
mêle-t-il pas souvent quelque grain de Vanité dans ce
desir de se faire une Réputation ? Ne s’y mêle-t-il pas
même quelquefois quelqu’autre passion encore plus
détestable ? Revenons pour un moment à notre nouvel Auteur ; son dessein étoit-il de s’humilier
par des sérieuses réfléxions sur les questions
importantes qu’il se fait, ou de faire savoir à tout le
monde les maux qu’il a eu la patience d’endurer pendant
un tel nombre d’années, la trahison d’un faux Ami, la
vengeance que le Ciel, toûjours juste, en a tiré, &
autres choses de ce genre ? Si c’est le premier, il
étoit assez inutile de rendre publiques des Méditations
qui n’étoient destinées que pour l’utilité de l’Auteur :
si c’est le second, quel Amour-propre, quelle vanité,
quelle colére, quel desir de vengeance !
Metatextualität
Mais c’est
assez parler de cet Auteur & de ces Ecrits,
venons-en aux Réfléxions que son ridicule doit nous
faire faire.
Exemplum
Quoi qu’il en soit, avoüons qu’on
voit tous les jours bien des G * * *, qui, semblables au
hibou de la Fable, sont si charmez de leurs productions,
qu’ils se disent à eux-mêmes & à tout le monde. Mes
petits sont mignons
Beaux, bien-faits, & jolis sur tous leurs Compagnons.
Beaux, bien-faits, & jolis sur tous leurs Compagnons.
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Faites vous des Amis promts à vous censurer, Qu’ils soient
de vos écrits les confidens sincéres, Et de tous vos défauts
les Zélez adversaires Dépouillez devant eux
l’arrogance d’Auteur, Mais sachez de l’Ami discerner le
Flateur ; Tel vous semble aplaudir qui vous raille &
vous joue, Aimez qu’on vous conseille, & non pas qu’on
vous louë.
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Un sot trouve toûjours un plus sot qui l’admire.
1Fameux insensé qui voulant, à quelque prix que ce fût, faire passer son nom à la postérité, crût n’en pouvoir mieux venir à bout que par quelque action d’éclat, & incapable d’en faire de belles, il en fit une détestable en brûlant le Temple de Diane à Ephese.