Le Spectateur inconnu: Neuvième & dixiéme Feüilles.

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Seconde Lettre au Spectateur Inconnu.

Sur le Poëme Epique attribué à M. de Voltaire.

Neuvième & dixiéme Feüilles.

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Brief/Leserbrief

Monsieur le Spectateur, Vous êtes un homme étrange, ne mettrez-vous jamais des bornes à vôtre vivacité ? on diroit à vous entendre qu’il n’en coûte pas beaucoup pour apprecier le merite d’un Poëme Epique ; avez-vous bonne grace de m’accabler de reproches, parce que ma seconde Lettre n’a pas d’abord suivi la premiere ? Sans vous alleguer certains obstacles que vous ne manqueriez pas de mettre sur le compte de ma paresse ; je vous avoûrai ingenûment, que j’ai trouvé dans l’exécution de cette seconde partie de mon plan, plus de difficultez que je n’avois pû pévoir. Les six Chants qu’il me reste à éxaminer, renferment tant d’objets differens, qu’il m’a été très-difficile d’arranger mes idées, sans m’écarter de la précision dont je me suis imposé la loi. Je cours moins de risque a <sic> essuyer vos plaintes, qu’à me livrer imprudemment au Public, qui trouve toujours de quoi censurer un ouvrage, sans lui prêter de nouvelles armes par une précipitation volontaire. Tels sont les motifs de mon retardement, c’est à moi de les justifier.

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Metatextualität

Je me suis borné dans ma premiere Lettre à la fiction du voyage de Henry IV. en Angleterre, & pour en démontrer le peu de vraisemblance, j’ai d’abord combatu les raisons que M. D. V. a employées à la deffense de sa cause, j’en ai ajoûté de nouvelles, qui toutes ensemble concourent à renverser cet Episode. Pour ce dessein, je n’ai pas crû devoir mettre en œuvre les regles prescrites par les maîtres de la Poëtique ; M. D. V. m’a fourni des armes contre lui-même, ainsi je n’ai pas eû besoin de toucher à un fond étranger : mais comme dans cette seconde Lettre, je dois porter mes vûes sur tout le Poëme, il est absolument necessaire d’établir certains principes qui nous éclaireront sur les beautez & les défauts de cet ouvrage. Je n’abandonne pas, cependant, mon premier projet ; je ne m’armerai ni de l’autorité d’Aristote, ni de celle de ses Commentateurs. J’adopte seulement quelques idées generales de M. l’Abbé Terrasson. M. D. V. me dira peut-être qu’il se soucie peu d’un Auteur qu’il a placé dans l’endroit le moins honorable du Parnasse ; mais ne peut-il pas avoir saisi le vrai sur certains points ? n’est il pas permis alors d’embrasser son sentiment ? au reste c’est par indulgence que j’ai fait ce choix, M. D. V. trouvera mieux son compte avec le moderne qu’avec les partisans de l’antiquité, son Poëme fondroit entierement si on en faisoit la critique d’après les principes du P. le Bossu ; d’ailleurs les regles que me fournit l’Academicien, ont un rapport plus marqué à nos Epopées. Aristote, M. Dacier, le P. le Bossu ont tracé les leur <sic>, en étudiant l’ordonnance & l’art des Poëmes d’Homere & de Virgile. Des principes generaux & étendus sont d’une plus grande ressource. J’ajoûterai en passant qu’à juger de l’Iliade & de l’Eneïde, par les mœurs des Grecs & des Romains, on est forcé de reconnoître que ces deux grands Poëtes ont attrapé le goût de leur siécle ; mais ce qui étoit pour eux un embellissement seroit pour nous un objet insupportable ; il faut puiser dans le goût du siécle, où l’on écrit les ornemens que peut comporter le Poëme Epique. Vous voyez par là, Monsieur, que je suis bien éloigné de souscrire à tout ce que M. l’Abbé Terrasson a dit contre Homere. Heureux dans la fixation des principes ; il ne l’a pas également été dans leur application ; on diroit qu’il fait le procès à un Poëte de sa Nation. Il eut porté un jugement bien different, s’il avoit fait la même réfléxion que M. Pope :1Lorsque nous lisons Homere, dit cet excellent Critique, nous devons nous ressouvenir que nous avons entre les mains le plus ancien Auteur du monde payen, & cette réflexion doublera nôtre plaisir. Que les critiques se mettent donc une bonne fois dans la tête qu’ils vont faire connoissance avec des nations qui ne subsistent plus, & qu’ils vont avoir devant les yeux des choses qu’ils ne trouveront point representées ailleurs. Enfin qu’ils pensent que les ouvrages d’Homere, sont les seuls tableaux authentiques qui nous restent de cet ancien monde. Par ce seul moyen leurs grandes difficultez disparoîtront sur le champ, & ce qui causoit leur dégoût fera leurs délices. Ainsi sans être de ces Docteurs Litteraires, qui pour me servir des termes de l’imaginatif Abbé de Pons, 2ont pris leur licence chez Aristote, je n’adopte pas tout ce que les modernes confederez ont trop légerement avancé contre les anciens. Vous devez encore moins craindre que 3je rappelle topiquement la Dissertation de cet Abbé sur le Poëme Epique ; si si son idiome confus me divertit, ses principes me revoltent. Tout ce détail tend à vous faire ma cour ; je vous connois partisan de l’antiquité ; j’ai voulu vous montrer que j’allie le respect qui lui est dû, avec l’estime des solides raisonnemens des Modernes. Cette consideration doit vous animer à me passer cette courte digression ; je reviens à mon sujet.
On ne peut nier que rien ne seroit plus glorieux à la France, qu’un excellent Poëme Epique. Rivale de la Grece & de l’Italie, elle n’a pû encore, je ne dis pas leur disputer la superiorité, mais même entrer en lice de ce côté-là. Ce chef d’œuvre du Parnasse a été jusqu’ici l’objet d’une inutile ambition. Qu’on vante tant qu’on voudra la belle ordonnance de la Pucelle, le merveilleux ébloüissant du Saint Loüis, est-il quelqu’un assez intrepide pour achever la lecture de ces deux Poëmes ? les differens efforts de nos Poëtes n’ont servi qu’à nous convaincre de la difficulté de réüssir. Nous nous sommes rendus ingenieux à l’augmenter, en accusant le genie de nôtre langue, l’uniformité de la rime, qui lasse par des sons à peu près semblables, & en ne laissant d’autre ressource aux Poëtes que les descriptions, les portraits & les métamorphoses des êtres moraux en phisiques. Quelques-uns même ont poussé les choses plus loin, en confondant le merveilleux avec l’extravagant. Pour moi je reconnois, Monsieur, que nous n’avons point encore de bons Poëmes Epiques, parce que nous n’avons point eû jusqu’ici des genies comparables à Homere ou à Virgile ; si la France a jamais le bonheur d’en voir naître un dans son sein, il trouvera dans nôtre langue tout ce qu’il lui faut pour la mettre au niveau de la Grece & de l’Italie. S’il ne falloit qu’une imagination brillante, qu’une Poësie pleine de feu, nous pourrions nous feliciter de posseder ce genie du premier ordre : M. D. V. est en possession de l’une & de l’autre : mais pour faire un Poëme Epique, il faut que l’imagination soit maitrisée par le jugement, il y a des regles qui doivent être sacrées : M. D. V. s’en est-il écarté ? les a-t-il observées ? c’est ce qu’il faut éxaminer.

Metatextualität

Pour juger équitablement du merite de son Poëme, établissons certains principes generaux, indépendans de toute application. Je me bornerai dabord au simple necessaire ; & je me servirai en chemin faisant des regles dont j’aurai besoin : regles que je crois conformes à la raison.
4L’Epopée, dit M. l’Abbé Terrasson, est un Poëme heroïque dans lequel un Heros soutenu visiblement du secours du Ciel, exécute un grand & juste deßein, & qui est propre à exciter nôtre admiration, & à nous inspirer la vertu. 5Il résulte de cette définition que l’action épique, dont l’unité se tire du but certain que doit avoir le Poëte, n’est autre chose que l’exécution du dessein formé par le Heros dès le commencement du Poëme, & dont il vient about malgré tous les obstacles, ou fâcheux ou agréables qui se presentent. Comme le Poëme Epique doit suspendre l’esprit des Lecteurs, par l’admiration & l’importance des choses qu’il traite, il faut prendre pour son sujet une action, grande, illustre & importante. 6Une action peut-être grande, ou par son éclat exterieur comme la conquête d’un Royaume, ou par l’effort de la vertu, qui consiste souvent à mépriser cet éclat même, telle est à peu près l’action de l’Odyssée. 7Il ne suffit pas que le sujet frape le Lecteur par son importance & par sa noblesse, il est bon encore qu’il soûtienne le Poëte, même par son étenduë & par sa fecondité.8Parce que l’Epopée ne demandant point d’autre unité d’action que celle de l’objet final du Heros ; il est à propos de l’y faire arriver par un grand nombre d’avantures, non seulement pour varier le Poëme, mais encore pour fournir des exemples utiles dans les diffrentes <sic> circonstances de la vie. 9Le Heros Epique étant proposé en imitation, il est permis de ne point l’élever au dessus de la nature humaine, on peut lui laisser des legeres foiblesses, qui lui attirent même, si l’on veut, quelques infortunes dans le cours du Poeme. Le merveilleux qui est inséparable du Poëme Epique, doit être assorti aux idées du siécle où l’on écrit ; ce qui étoit bon du tems d’Homere & de Virgile, passeroit aujourd’hui pour ridicule. 10Il faut que le merveilleux prenne & suive le fil de la nature, il peut aller au de-là ; mais il ne doit jamais la heurter ni la contredire. Permettez moi, Monsieur, de relever ici en passant, la méprise d’un Auteur 11qui confond toujours le merveilleux avec l’extravagant & l’incroyable. Rien n’est plus aisé que de marquer la difference que ces deux expressions presentent à l’esprit. Le merveilleux frape, étonne, ébloüit ; mais sans révolter la raison, parce que les actions prodigieuses, si fort au dessus des loix ordinaires de la nature, lui sont peintes comme les effets d’une cause dont elle ne sçauroit méconnoître le pouvoir, au lieu que l’extravagant & l’incroyable ne font qu’irriter le chagrin de la raison à laquelle on veut faire une grossiere illusion. Le Poëte doit necessairement embrasser le systême de religion, qui est suivi par les peuples pour qui il écrit, attentif à n’en point alterer l’économie par un mélange profane C’est pour cette raison qu’Homere & Virgile se sont assujettis aux idées de leurs nations sur le culte de la divinité.

Metatextualität

Dans la crainte que le ton didactique ne vous ennuye, je ne ferai plus que vous donner une idée de l’Episode & de ses differentes especes ; je glisserai adroitement dans la suite les autres principes qui peuvent contribuer à fixer le prix du Poëme de la Ligue
12L’Episode est un incident, qui pour délasser le Lecteur, tire le Poëte du droit fil de la narration, de telle sorte pourtant qu’il se rapporte toujours à l’action principale, comme préparation, comme moyen, ou comme obstacle. Il s’ensuit de-là qu’un Episode ne sçauroit être une partie isolée, tel est celui du voyage de Henry IV. en Angleterre, qui ne pouvant se rapporter au Siége de Paris, que comme moyen devient cependant ridicule, parce que le Poëte fait partir son Heros dans des circonstances critiques, & que l’interêt qui le conduit à Londres n’est pas assez grand pour autoriser la fiction. 13Il y a des Episodes de recit : mais il ne faut pas croire, que pour faire d’un conte un juste Episode, il suffise que ce conte soit fait en presence du Heros, par quelqu’un qui y aura interêt ; si cela étoit il ne faudroit plus de regle pour lier les Episodes : 14Ceux de cette espece sont peu de chose en comparaison des Episodes d’action. Tels sont le séjour d’Enée chez Didon, & sa descente aux Enfers dans l’Eneïde. Ces Episodes sont le principal soûtien de l’Epopée. J’ajoûterai à ces excellentes maximes, que tout ce qui se fait dans l’Epopée doit être fondé sur quelque interêt, le voyage heureux ou malheureux du Heros, ne doit pas par exemple être l’ouvrage du hazard. Je croirois abuser de vôtre patience si je m’arrêtois à vous dire, que le caractere du Heros doit se soutenir depuis le commencement jusqu’à la fin, que le Heros doit avoir une qualité dominante, qui produise les évenemens décrits dans le Poëme. Au reste ne vous attendez pas à trouver dans celui de la Ligue, cette érudition qu’on tourne si fort à la gloire d’Homere & de Virgile ; vous n’ignorez pas qu’on y puise la connoissance des differens Païs, de leurs mœurs, de leurs loix, de leurs usages ; on y trouve enfin des idées empruntées de la plûpart des sciences & des arts. M. D. V. n’a suivi que de loin ces deux grands hommes, vous ne trouverez qu’une description de Dieppe, une Carte Geographique du voyage de l’Amour, un détail de differens genres de Moines, & des fonctions du Parlement de Paris, une description satyrique du Gouvernement de la Cour de Rome ; vous y trouverez enfin les Tourbillons de Descartes, mis en œuvre d’une maniere assez singuliere. Mais insensiblement je ferois une analyse generale du Poëme, je la réserve quand j’aurai fini l’éxamen suivi que je doit <sic> faire des six Chants. Croiriez vous, Monsieur, qu’on a disputé sur le sujet principal du Poëme de la Ligue ; on a crû y trouver une duplicité d’action ; je me suis vivement élevé la dessus. La Proposition me paroît lever toute sorte de doutes. Ecoutons M. D. V. 15Je chante les combats & ce Roy genereux,
Qui força les François à devenir heureux,
Qui dissipa la Ligue, & fit trembler l’Ibere ;
Qui fut de ses sujets le vainqueur & le pere ;
Dans Paris subjugué fit adorer ses loix,
Et fut l’amour du monde & l’éxemple des Rois. 16Il est aisé d’appercevoir que la proposition porte non seulement l’esprit au sens du Poëte, qu’elle exprime tout le sujet, mais encore qu’elle va au de-là, ce qui est un défaut. Il seroit seulement à souhaiter que le début fut plus simple & moins herissé de pointes. Que signifie cette expression, forcer les gens à devenir heureux ? ne semble-t’elle pas née dans un certain caffé ? M. D. V. auroit dû ne pas oublier ce que M. Despreaux a dit là-dessus. 17Que le début soit simple & n’ait rien d’affecté ;
N’allez pas dès l’abord sur Pegaze monté,
Crier à vos Lecteurs d’une voix de tonnerre,
&c. Au travers de tous ces défauts, l’on découvre que le Siége de Paris est l’action principale du Poëme. N’oublions pas l’invocation, elle est assez heuresement tournée Muse raconte moi qu’elle haine ostinée,
Arma contre Henry la France mutinée,
Et comment nos aïeux à leur perte courans,
Au plus juste des Rois préferoient des tirans. Trouvez bon cependant, Monsieur, que je vous fasse appercevoir d’une faute contre la langue ; les participes qui ont un regime n’ont point de pluriel, ainsi au lieu de dire nos aïeux courans à leur perte, il falloit dire courant ; on me dira que c’est là une minutie, cependant M. Despreaux dont la critique est si sûre, n’excuse point de pareilles fautes. Mon esprit n’admet point un pompeux barbarisme,
Ni d’un vers empoulé, l’orgueilleux solecisme.

Metatextualität

Comme j’ai déja fait l’éxamen des trois premiers Chants, je vais pour ne pas tomber dans des redites, entamer tout d’un coup l’analise du quatriéme.
Tandis qu’Elisabeth & Henry dialoguoient ensemble, Valois étoit dans une lâche inaction, rempli d’inquiétudes, craignant l’incertitude des combats, vainement chagrin d’avoir fait partir Bourbon ; c’est l’absence du Heros qui produit ces mouvemens ; mais ce que le Poëte nous apprend de la contenance des Ligueurs, retrace-t-il l’image d’une guerre serieuse ? on est tenté de croire que ce n’est qu’un jeu d’enfant. Par ces retardemens les ligueurs s’enhardirent
Des portes de Paris leurs légions sortirent ;
Nemours, Aumale, Elbeuf, Villars & Brissac,
La Châtre, Bois Dauphin, Saint Paul & Canillac,
D’un coupable parti défenseurs intrepides,
Epouvantoient Valois de leurs succès rapides. Puisque les ligueurs n’ignoroient pas de l’aveu du Poête, l’absence de Bourbon, pourquoi au lieu de s’amuser à de légeres incursions, n’attaquent-ils pas Valois, qui livré aux accés de la frayeur, auroit été facilement vaincu ? des circonstances adroitement glissées auroient pû donner à cet évenement quelque air de vraisemblance. M. D. V. uniquement occupé de la gloire de son Heros, se hâte de le faire sortir de Londres. Soudain, pareil au feu dont l’éclat feud la nuë,
Henry vole à Paris d’une course imprévûë :
La fureur dans les yeux & la mort dans les mains ;
Il arrive, il combat, il change les destins,
Il met Aumale en fuite, il fait tomber Saveuse. Le jeune Bouflers tombe sous la main terrible de Bourbon ; rien n’est plus poëtique, que la peinture qu’il en fait après sa mort. Ses beaux yeux sont noyez dans l’ombre du trépas,
Et son sang qui le couvre, efface ses apas,
Telle une tendre fleur qu’un matin voit éclore,
Des baisers du zéphir & des pleurs de l’aurore,
Tombe aux premiers efforts de l’orage & des vents,
Dont le soufle ennemi vient ravager nos champs. Mayenne tâche inutilement d’arrêter la fuite de ses soldats, la voix du grand Henry la rend plus prompte, la terreur de son front les renverse ; & la crainte dispersant ceux qu’à joints la fureur, Mayenne entraîné par leur fuite, est forcé de suivre dans Paris ce peuple épouvanté. Henry connoissant l’importance de l’occasion, presse ses ennemis surpris, & fait mettre le Siége devant Paris. Il étoit naturel qu’après avoir peint Valois comme un insigne Poltron, M. D. V. marqua que le Roy malheureux reprend courage. Valois plein d’esperance & fort d’un tel apui,
Donne aux Soldats l’éxemple & le reçoit de lui ;
Il soutient les travaux, il brave les allarmes,
La peine à ses plaisirs, le péril à ses charmes. Il y a dans ce dernier Vers une réfléxion qui ralentit la vivacité de la narration. M. D. V. auroit il ignoré qu’un Poëte doit rarement se donner cette sorte de liberté ? à peine souffre t’on les réfléxions dans la bouche des acteurs du Poëme. Je connois des gens, qui peu contens de condamner cette réfléxion de Virgile, 18Tantamolis erat Romanam condere Gentem. Ne font point grace à cette belle Sentence, dont le pere d’Ixion fait retentir les enfers. 19Discite justitiam moniti & non temnere Divos. C’est un défaut que je pourrai souvent reprocher à M. D. V. les réfléxions ont pour lui des attraits infinis. Après avoir décrit l’heureux succès de Valois, M. D. V. apostrophe M. de Mayenne ; la peinture qu’il fait des assiegez est pleine de traits naturels. Ici la fille en pleurs, lui redemande un pere ;
Là le frere effraïé, pleure au tombeau d’un frere,
Chacun plaint le present, & craint pour l’avenir,
Ce grand corps alarmé ne peut se réünir ;
On s’assemble, on consulte, on veut fuir ou se rendre ;
Tous sont irrésolus, nul ne veut se deffendre. Mais pourquoi dans le tems que M. D. V. frape, enleve par une description si vive, vient il nous glacer par une autre apostrophe aux ligueurs, qui assez froide par elle-même, le devient encore davantage, par cette réfléxion qu’on lit à la fin. Tant le foible vulgaire avec legereté,
Fait succeder la peur à la temerité. Mayenne livré à son naturel irrésolu, ne sçait quel parti prendre ; la Discorde vient tout à propos finir son incertitude : Comme nous voilà à un des plus beaux endroits du Poëme ; permettez-moi de transcrire ici le discours qu’elle tient à ce Heros. Digne heritier d’un nom redoutable à la France,
Toi qu’unit avec moi le soin de ta vengeance ;
Toi nourri sous mes yeux & formé sous mes loix,
Entend ta protectrice & reconnois ma voix ;
Ne crains rien de ce peuple, imbecile & volage,
Dont un foible malheur a glacé le courage ;
Leurs esprits sont à moi, leurs cœurs sont dans mes mains ;
Tu le verras bientôt secondant nos desseins,
De mon fiel abreuvez à mes fureurs en proye,
Combattre avec audace & mourir avec joye. Le caractere de la Discorde est parfaitement soûtenu, je ne sçai, Monsieur, si vous penserez comme moi, j’aurois voulu que M. de Mayenne ne fut pas un auditeur muet de cette belle harangue. Cependant elle part d’abord, éprouvant une douce joye de voir les François en proye au trouble & aux alarmes. Les ravages qu’elle cause sont exprimez avec des traits dignes du plus grand Poëte. Son haleine en cent lieux répand l’aridité :
Le fruit meurt en naissant, dans son germe infecté ;
Les épics renversez sur la terre languissent,
Le Ciel s’en obscurcit, les astres en pâllissent,
Et la foudre en éclairs qui grondent sous ses pieds,
Semble annoncer la mort aux peuples effraïez. Je crois qu’il est inutile, Monsieur, de vous faire observer que M. D. V. fait agir la Discorde à peu près comme Monsieur Despreaux dans son Lutrin20, l’imitation est trop marquée pour ne pas être tout d’un coup aperçûë. Les moindres traits de l’original ne lui sont point échapez ; quoiqu’il en soit, la Discorde est portée à Rome par un tourbillon. Je vous avoüë que je ne puis assez admirer l’adresse avec laquelle M. D. V. a fait naître l’occassion de peindre Rome payenne & Chrétienne. Ecoutons le lui-même, le double portrait ne sçauroit être mieux touché. Rome enfin se découvre à ses regards cruels ;
Rome jadis son temple & l’effroi des mortels,
Rome dont le destin dans la paix, dans la guerre,
Est d’être en tous les tems maîtresse de la terre,
Par le sort des combats, on la vit autrefois,
Sur leurs trônes sanglans enchaîner tous les Rois,
L’Univers fléchoissoit sous son aigle terrible ;
Elle éxerce en nos jours un pouvoir plus paisible,
Elle a sçû sous son joug asservir ses vainqueurs,
Gouverner les esprits, & commander aux cœurs,
Ses avis sont ses loix, ses décrets sont ses armes. Je passe sous silence la suite de ce portrait, dans la crainte de devenir trop long. Vous me répondrez sans doute, que ce qui fait l’objet de mon admiration, a été censuré par certaines gens. Vous avez pû comprendre par ma premiere Lettre, que je n’épargne pas M. D. V. quand ses idées sur la Religion ne sont point éxactes ; soyez persuadé que je ne me démentirai pas : Mais pourquoi vouloir trouver du poison par tout. 21En loüant le zéle de M. D. B. * * * qui soutient, qu’il se forme dans l’esprit du Lecteur un mélange d’idées profanes, qui ne repondent point à cette grande & sainte révolution, qui a transporté la verité sur le trône de l’erreur ; je vous avoüe ingénûment que j’ai lû plusieurs fois cet endroit du Poëme, sans qu’un pareil mélange se soit formé. J’applaudirois au critique, s’il avoit seulement dit que M. D. V. a lâché dans cette occasion quelques Vers capables de révolter ceux qui aiment sincerement la Religion. C’est de-là que le Dieu qui pour nous voulut naître,
S’explique aux nations par la voye du grand Prêtre,
Là son premier disciple avec la verité,
Conduisit la candeur & la simplicité ;
Mais Rome avoit perdu sa trace Apostolique,
Alors au Vatican regnoit la politique. M. D. V. s’est attaché à justifier ce dernier Vers, en distinguant la Cour de Rome & le Pape. Je ne sçai si cette distinction est placée à propos ; mais le pénultiéme Vers semble la détruire, aussi bien que les deux précédens, où Rome étant précisément considerée comme le Siége Apostolique, centre de l’unité & de la verité, on semble tenir par-là un langage conforme à celui des heretiques. Voilà où je trouve véritablement un mélange d’idées contre lequel la Religion s’éleve. Le portrait que M. D. V. fait de la politique, ne peut que plaire aux Lecteurs qui aiment la Satyre par tout. je <sic> me borne à ces six Vers qui lui conviennent parfaitement, dans l’idée generale que nous en avons. Fille de l’interêt & de l’ambition,
Dont nâquirent la fraude & la séduction ;
Ce monstre ingenieux, en détours si fertile,
Accablé de soucis, paroît simple & tranquille,
Ses yeux creux & perçans, ennemis du repos ;
Jamais du doux sommeil n’ont senti les pavots. Vous me permettrez, Monsieur, de vous renvoyer au Poëme, pour y voir le portrait dans le détail, lisez encore si vous voulez le discours de la politique, qui apprend à la Discorde tout ce qu’elle a osé, en empruntant l’image de la verité. Vous trouverez dans tous ces endroits, que le fiel coule de la plume de l’Auteur, pour moi qui me pique d’une entiere ingenuité, je vous avoûrai qu’il falloit placer ailleurs ces traits satiriques. Je n’éxamine point si le discours contient des veritez puisées dans l’Histoire ; ce que je sçai, c’est que le Poëme Epique ne souffre point la Satire. 22Le Poëme Epique, dit M. l’Abbé Terrasson ; reçoit à merveille toutes sortes de fêtes, de réjoüissances, le Pastoral même ; mais le satirique & le comique le défigurent. Cette réfléxion particuliere en amene une autre qui regarde le sujet du Poëme. Le but que doit se proposer un Poëte, c’est d’interesser plusieurs nations à l’action qu’il raconte ; on a trouvé à redire au sujet de la Pucelle23, parce que l’Auteur ne flate que sa nation. Il semble que le choix de M. D. V. n’est pas plus heureux, tout le Poëme roule sur Henry IV. il est vrai que l’Espagne, la Cour de Rome, & la Maison de Lorraine y jouent quelque rôlle ; mais quel rôlle ? on les trouve dans le Poëme pour essuïer des traits de satire. M. D. V. a même laissé appercevoir dans quelques unes de ses notes, qu’il les a amenez sur la Scene à ce dessein. Il est vrai qu’il interesse quelques Seigneurs François ; mais combien d’autres ont droit dêtre <sic> irritez contre M. D. V. qui vient leur rappeller le souvenir odieux de la conduite de leurs ancêtres. De tout cela il en résulte que le sujet n’est pas heureusement disposé. Sans parler d’Homere, qui a interessé dans son Poëme toute la Grece, ni de Virgile qui s’est donné le même avantage, en offrant aux Romains la fondation de leur Empire, qui ayant embrassé toute la terre, étoit devenu en quelque sorte la patrie de tous les hommes ; 24le Taße a excellemment choisi son sujet par rapport à l’envie de plaire à tout son siécle & à toutes les nations de l’Occident : La memoire des croisades & des Voyages en Terre Sainte, étoit encore très-vive de son tems, & les conquêtes récentes de Selim, avoient renouvellé dans l’ame de tous les Chrétiens, un zéle mêlé de terreur contre les Nations infideles. Plusieurs grandes Maisons de la Chretienté rapportoient aux croisades, l’origine où l’illustration de leur noblesse, comme la plûpart des Princes Grecs se faisoient descendre de quelque Heros du Siége de Troye. En un mot la prise de Jerusalem étoit pour l’Occident, ce que la prise de Troye avoit été pour la Grece. Dans le Poëme de la ligue on ne trouve point un interêt aussi general, on y voit seulement Henry IV. se faire reconnoître pour Roi, après la reddition de Paris ; ainsi l’on peut dire que ce Poëme ne roule que sur les loüanges de ce Grand Monarque ; on peut le comparer aux panégiriques de Claudien & à plusieurs autres que nos Modernes ont composé à la loüange de Loüis le Grand, comme le P. de la Rue, &c. M. D. V. a seulement l’avantage d’avoir embelli son Poëme de fictions plus hardies.

Metatextualität

Vous observerez, Monsieur, que je n’ai eû en vûë que l’interêt dont le Poëte doit soutenir sa narration ; à mesure que je trouverai d’autres défauts, j’aurai soin de les marquer ; cette méthode est plus convenable à l’ordre qui regne d’ordinaire dans les Lettres. Quand on écrit à un ami ; on ne cherche point à former des systêmes, on lui donne ses réfléxions telles quelles se presentent à l’esprit, ensorte qu’il en peut découvrir la genealogie. C’est précisément ce que je fais. Rempli de principes sur le Poëme Epique, je les mets en œuvre dans le tems que j’éxamine éxactement les parties de l’ouvrage de M. D. V. & que j’en découvre l’artifice. Par là j’évite une ennuïeuse monotonie presqu’inséparable des discours didactiques. Je reviens maintenant à la suite de la conféderation de la Discorde & de la Politique.
Ces deux monstres courent à la Sorbonne, qui dans ces tems malheureux soutenoit la cause de son Roy. On applaudit volontiers à l’éloge qu’en fait M. D. V. Ces monstres à l’instant penetrent un azile,
Ou la Religion solitaire tranquille.
Sans pompe & sans éclat, belle de sa beauté,
Passoit dans la priere & dans l’humilité,
Des jours qu’elle dérobe à la foule importune,
De ceux qui sous son nom n’aiment que la fortune. C’est-là où cette fille des Cieux brûlant d’un Saint amour pour Henry, hâtoit par ses soupirs cet heureux tems où le Heros digne d’être adopté pour son fils, vengeroit le culte légitime de ses Autels. Les insultes que ces monstres font à la Religion, sont décrites de la maniere la plus heroïque. Soudain la Politique & la Discorde impie,
Surprennent en secret leur Auguste ennemie :
Sur son modeste front, sur ses charmes divins,
Ils portent sans frémir leurs sacrileges mains,
Prennent ses vêtemens, & fiers de cette injure,
De ses voiles sacrez ornent leur tête impure ;
C’en est fait, & déja leurs malignes fureurs,
Dans Paris éperdu, vont changer tous les cœurs. Je ne sçai, Monsieur, ce que devient la Discorde, M. D. V. semble abandonner la conduite de l’intrigue à la Politique ; il faut apparemment que la premiere soit cachée sous les voiles de celle-ci, qui porte encore les livrées de la Religion. Quoiqu’il en soit elle se glisse dans la Sorbonne. Elle y voit à grands flots accourir ces Docteurs,
De la verité sainte éclairez défenseurs,
Qui des Peuples Chrétiens, arbitres & modeles,
A leur culte attachez, à leurs Princes fideles,
Conservoient jusqu’alors une mâle vigueur,
Toujours impénétrable aux fléches de l’erreur,
Qu’il est peu de vertu, qui résiste sans cesse ! Il faut avoüer que M. D. V. est friand de sentences ; il ne laisse jamais échaper l’occasion d’en placer ; on diroit qu’il les regarde comme un embellissement necessaire du Poëme Epique. Je ne vous dissimule pas que je suis revolté contre lui, quand je le vois éteindre par ces moralitez hors d’œuvre, le feu de sa narration. N’avez-vous pas crû que la Politique, sous le masque de la Religion, alloit joüer un rôlle ressemblant à celui de cette fille du Ciel. Détrompez-vous, Monsieur, cette idée ne pouvoit fraper qu’un esprit vulgaire, M. D. V. a pris une route toute opposée. Le monstre déguisé séduit tout par sa voix enchanteresse, l’ambitieux par l’éclat des grandeurs, l’avare par l’argent, le sçavant par l’appas d’un vain encens ; il intimide le foible par ses menaces. Je ne vois pas pourquoi il falloit avoir recours à la Religion, pour tromper ainsi ces illustres Docteurs ; s’ils l’avoient veritablement connuë, ainsi que nous l’assûre M. D. V. ils auroient vû qu’un pareil manége n’appartient qu’à l’erreur & au mensonge, le Poëte auroit dû prêter à la politique un jeu plus imposant ; on cherche inutilement le vraisemblable, il échape aux plus clairs voyans. On s’assemble en tumulte, en tumulte on décide ;
Parmi les cris confus, la dispute & le bruit,
De ces lieux en pleurant la verité s’enfuit ;
on brise les liens de cette obéïssance,
Qu’aux enfans des Capets, avoit juré la France,
La Discorde aussitôt de sa cruelle main,
Trace en lettres de sang ce décret inhumain. Nous croyons, Monsieur, la Discorde éclipsée, mais voilà qu’elle revient à propos pour couronner l’ouvrage de la Politique. Elle ne se borne pas à dicter cet affreux décret ; sous le froc d’Augustin & de François, elle fait entendre sa voix dans les Cloîtres, il faut supposer sans doute qu’elle a pris l’air & les manieres de la Religion. La harangue que fait le monstre pour débaucher tant de Religieux, est ingenieusement concertée, tout y est propre à faire une prompte allusion à des esprits foibles & infectez d’une vaine superstition. Je passe cette harangue sous silence, pour vous apprendre le succès avec lequel la Discorde exhorte tant de spectes <sic> austeres à se soulever contre leur Roy. Le monstre au même instant leur donne le signal,
Et marche en déployant son étendart fatal,
Ils le suivent en foule, & remplis de sa rage,
Dans leur zéle insensé ces reclus furieux,
Pensent à leur révolte, associer les Cieux ;
On les entend mêler dans leurs vœux fanatiques,
Les imprécations aux prieres publiques,
Prêtres audacieux, imbeciles Soldats,
Du sabre & de l’épée, ils ont chargé leurs bras,
D’une lourde cuirasse ils couvrent leurs cilices ;
Dans les murs de Paris, ces indignes cilices,
Suivent parmi les flots d’un peuple impetueux,
Le Dieu, le Dieu de paix qu’on porte devant eux. Je vous avoüe, Monsieur, que je suis charmé de cette description, peut-on representer d’une maniere plus vive, la fameuse Procession de la Ligue ? Mayenne en rit en secret, & l’authorise tout haut. Ces mouvemens sont fondez sur des sentimens, dont M. D. V. amoureux d’une saine morale, n’a pas crû devoir priver ses Lecteurs. Il sçait combien le peuple avec soumission,
Confond le fanatisme & la Religion :
Il connoît ce grand art aux Princes necessaire,
De nourrir la foiblesse & l’erreur du vulgaire. Après cela je ne connois pas comment il se trouve des gens qui reprochent à M. D. V. de ne point réfléchir assez ; je suis bien different de ces critiques, je l’accuse d’entasser réfléxions sur réfléxions, il débite presque autant de sentences que Sancho. Enfin Mayenne applaudit à ce pieux scandale, objet de l’indignation du Sage, & de la risée du Soldat : mais le peuple éleve jusqu’au Ciel des cris d’emportement, de joye & d’esperance, la peur & la crainte font place à l’audace & à la fureur. Ainsi le Dieu des vents sur le sein d’Amphitrite,
Calme à son gré les flots, à son gré les irrite. De la Procession de la Ligue, M. D. V. passe à un portrait pompeux des seize, sans qu’on apperçoive la moindre liaison de l’une avec l’autre, il faut apparemment qu’elle soit demeurée dans l’esprit du Poëte. La Discorde a choisi seize seditieux,
Signalez par le crime entre les factieux ;
Ministres insolens de leur Reine nouvelle,
Sur son char tout sanglant ils montent avec elle,
L’orgueil, la trahison, la fureur, le trépas,
Dans des ruisseaux de sang, marchent devant leurs pas ;
Nez dans l’obscurité, nourris dans la bassesse,
Leur haine pour les Rois, leur tient lieu de noblesse,
Et jusques sous le daix, par le peuple portés,
Mayenne en frémissant les voit à ses côtez :
Des jeux de la Discorde, ordinaires caprices.
Qui souvent rend égaux ceux qu’elle rend complices. Dans ces tems orageux, Thémis s’opposoit seule au torrent, insensible à la richesse & aux honneurs ; elle avoit toujours tenu sa balance dans un juste équilibre. Malgré la longueur de ma Lettre, je ne puis m’empêcher de transcrire ici le portrait que le Poëte fait du Parlement : portrait d’autant plus beau que les ornemens de la poësie ne servent qu’à le rendre éxactement ressemblant. Il est dans ce saint temple, un Senat venerable,
Propice à l’innocence, au crime redoutable ;
Qui des loix de son Prince, & l’organe & l’apui,
Marche d’un pas égal entre le peuple & lui ; Dans l’équité des Rois sa juste confiance,
Souvent porte à leurs pieds les plaintes de la France ;
Le seul bien de l’Etat fait son ambition,
Il haït la tirannie & la rebellion ;
Toujours plein de respect, toujours plein de courage,
De la soumission distingue l’esclavage ;
Et pour nos libertez, toujours prompte à s’armer,
Connoît Rome, l’honore, & la sçait réprimer. Des gens amis de la paix, auroient seulement souhaité que M. D. V. eut gardé dans ce dernier Vers un sage & politique silence, son portrait n’en eut pas été moins bien frapé. Le Poëte s’attache ensuite à décrire le vain succès des tentatives des Seize pour corrompre le Parlement ; l’insolence de Bussi le Clerc est peinte d’une maniere très-vive ; & l’on ne peut lire sans être ému, le traitement qu’on fait au grand Harlay, Le Senat indigné d’une telle insolence,
Ne pouvant la punir, garde un noble silence ;
La ligue audacieuse en frémit de fureur,
Elle avoit tout séduit hors ce Senat vengeur ;
Cette fermeté rare est pour elle un outrage,
Le grand Harlay surtout est l’objet de sa rage ;
Cet organe des loix, si terrible aux pervers,
Par ceux qu’il doit punir, se voit chargé de fers.
On voit auprès de lui les Chefs de la Justice,
Brûlans de partager l’honneur de son suplice ;
Victimes de la foi qu’on doit aux Souverains,
Tendre aux fers des Tirans, leurs genereuses mains. M. D. V. rappelle ensuite les noms des illustres Magistrats qui signalerent leur fermeté en cette occasion ; rien n’est à l’abri de la fureur des Seize, tout le Senat enchaîné est mené en triomphe à la Bastille, à travers une vile populace, tout l’Etat est changé, il n’y a plus de Sorbonne ni de Senat ; M. D. V. semble réünir ici toute la force de sa narration ; on ne peut rien voir de plus énergique ni de plus touchant. En est-ce assez enfin pour leur rage insolente ?
Ciel ! O Ciel ! quel objet à mes yeux se presente ?
Qui sont ces Magistrats, que la main d’un Bourreau,
Par l’ordre des Tirans, précipite au tombeau ?
Les vertus dans Paris ont le destin des crimes,
Brisson, Larcher, Tardif, honorables victimes,
Vous n’êtes point flétris par ce honteux trépas ;
Manes trop genereux, vous n’en rougissez pas ;
Vos noms toujours fameux vivront dans la mémoire,
Et qui meurt pour son Roy, meurt toujours avec gloire. M. D. V. finit ce quatriéme chant par une peinture animée des mouvemens de la Discorde, à la vûë des maux de la Guerre Civile. Quel plaisir pour la cruelle de voir ! Dans ces murs tous sanglans, des peuples malheureux,
Unis contre leur Prince, & divisez entre eux ;
Joüets infortunez des fureurs intestines,
De leur triste patrie, avançant les ruines ;
Le tumulte au-dedans, le péril au dehors,
Et par tout le débris, le carnage & les morts. Voilà une analise abregée du quatriéme Chant, qui au jugement des connoisseurs est le plus beau de tous, quoiqu’il soit le plus court : Mes réfléxions n’attaquent point ce sentiment ; vous avez dû vous appercevoir que je rends justice à M. D. V. Parmi quelques défauts que j’ai relevez, combien de beautez n’ai-je point trouvé ? sa narration soûtenuë de la fiction en est plus vive, plus énergique & plus dramatique ; si les autres Chants répondoient à celui ci, nons <sic> ne formerions plus d’ambitieux desirs sur le Poëme Epique ; avoüons-le, personne n’est plus propre que M. D. V. à les satisfaire, une étude serieuse des regles, des réfléxions suivies sur les embellissemens permis & necessaires, lui donneront la gloire de ne plus nous faire envier la felicité du siécle d’Auguste. Tandis que la Discorde éxerce dans Paris son cruel Empire, une nombreuse élite de la noblesse Angloise, est conduite dans les climats François par le vaillant Essex ; M. D. V. aprés avoir décrit dans le quatriéme Chant le commencement du Siége de Paris, nous apprend ici : Que le fer & le feu volant de toutes parts,
De cent bouches d’airain, foudroioient les remparts. Je ne voyois pas dabord pourquoi le Poëte venoit dans quatre Vers m’apprendre les suites du Siége, il faut apparemment qu’il ait crû ce petit détail necessaire pour faire voir la continuité de l’action, une description plus étenduë des efforts des assiegeans, n’auroit pas été un embellissement inutile ; mais M. D. V. a mieux aimé nous peindre le vain succès des foudres de Rome, & les assiegez privez du secours de l’Espagne, qui par un trait d’une fine politique, attendoit que la ligue épuisée la mit en état de se rendre la maitresse. Au milieu de tous ces mouvemens divers, la main d’un furieux parut changer la situation des affaires. Ici le Poëte fait excuse aux Habitans de Paris. Vous des murs de Paris, tranquilles habitans,
Que le Ciel a fait naître en de plus heureux tems,
Pardonnez si ma main retrace à la memoire,
De vos ayeux séduits la criminelle histoire ;
L’horreur de leurs forfaits ne s’étend point sur vous,
Vôtre amour pour vos Rois les a réparez tous. Je vous avoüe que cette apostrophe flateuse me paroît tout-à-fait hors d’œuvre. Qu’à de commun la Ville de Paris avec le furieux Clement ? M. D. V. voudroit il nous persuader qu’il commit cet affreux regicide à l’instigation des Parisiens ? On connoît ceux qui le lui inspirerent ; le Poëte fait acheter bien cher aux Habitans de Paris, le peu d’encens qu’il leur donne, puisqu’en même tems il laisse penser que leurs ayeux ont trempé dans l’assassinat que commit ce Moine forcené. Après cette apostrophe, M. D. V. fait la description de deux differens genres de solitaires. Qu’elle liaison entre l’une & l’autre ? Ne diroit on pas que Paris n’est qu’un Monastere au-dedans & au dehors : Voilà les belles connoissances qu’on puise en lisant le Poëme de la ligue ; on apprend qu’il y a des Moines habitans des déserts en des Villes ; M. D. V. entraîné par un goût imperieux pour la Satire, dit de ces derniers. Mais souvent enyvré de ces talens flateurs,
Répandus dans le siécle, ils en ont pris les mœurs ;
Leur sourde ambition n’ignore point les brigues,
Souvent plus d’un Païs s’est plaint de leurs intrigues. Ensuite selon le ton ordinaire de M. D. V. on trouve une réfléxion, c’est la chute bannale de ses descriptions. Après ce détail exquis de differens Moines ; il nous apprend que l’Ordre de S. Dominique acquit dabord tant de gloire en Espagne, que de l’obscurité la plus profonde, il passa dans les Palais des Rois. Il fleurissoit encore en France, plus par son zéle que par sa puissance. Protegé par les Rois, paisible, heureux enfin,
Si le traitre Clement n’eut été dans son sein. Comme Clement est un des Heros du Poëme, M. D. V. s’est attaché à lui donner un caractere bien marqué. La plûpart des gens sont accoutumez à regarder ce Moine comme un furieux & un scélerat déterminé ; le Poëte nous avertit dans ses notes, 25qu’il a pris le parti de le representer comme un esprit foible séduit par la simplicité. Sans faire un crime à M. D. V. d’avoir violé cette regle si judicieuse, qui nous apprend à conserver à chaque personnage ses traits caracteristiques, surtout quand ils sont si generalement connus ; éxaminons si le rôle qu’il prête à Clement se soutient. Clement dans la retraite, avoit dans son jeune âge,
Portez les noirs accès d’une vertu sauvage ;
Esprit foible & crédule en sa dévotion,
Il suivoit le torrent de la Rebellion.
Sur ce jeune insensé la Discorde fatale,
Répandit le venin de sa bouche infernale,
Prosterné chaque jour au pied des saints Autels,
Il fatiguoit les Cieux de ses vœux criminels. A ce portrait succede une horrible priere, ou on le voit conjurer le Seigneur d’exterminer son légitime Roy, de fraper, d’écraser son armée, de faire tout perir, Rois, Chefs, Soldats, en sorte que les Ligueurs Catholiques lui adressent leurs cantiques sur leurs corps tous sanglans. Je demande si a de pareils sentimens on reconnoît un esprit foible & credule ; les noirs accès de la vertu la plus sauvage n’inspirent point tant de cruauté ni tant de fureur ; surtout quand elle n’est que légerement échaufée, par les cris vagues des seditieux. M. D. V. a senti lui même qu’il ne pouvoit donner quelque air des vraisemblance au caractere de Clement, sans lui prêter des complices capables de le soutenir dans le plus detestable projet qu’il doit consommer ; aussi fait-il bientôt marcher la Discorde aux enfers, qui sont émus des crix affreux de Clement ; il en sort un monstre, mais un monstre de bonne trempe. Monstre qui de l’abîme & de ses noirs Démons,
Réünit dans son sein, la rage & les poisons ;
Cet enfant de la nuit, second en artifices,
Sçait ternir les vertus, sçait embellir les vices ;
Sçait donner par l’éclat de ses pinceaux trompeurs,
Aux forfaits les plus grands, les plus nobles couleurs ;
C’est lui qui sous la cendre & couvert du cilice,
Saintement aux mortels enseigne l’injustice. Pour mieux fasciner les yeux du dévot Clement, il se paroit dans ses differentes métamorphoses des ornemens sacrez. Apparemment qu’elles n’avoient pas eû un heureux succès. Mais il prit cette fois dans la nuit éternelle,
Pour des crimes nouveaux une forme nouvelle ;
L’audace & l’artifice en firent leurs aprêts,
Il emprunte de Guise & la taille & les traits ;
D’un casque redoutable, il a chargé sa tête,
Un glaive est dans sa main au meurtre toujours prête ;
Son flanc même est percé des coups dont autrefois,
Ce Heros factieux fut massacré dans Blois ;
Et la voix de son sang qui coule en abondance,
Semble accuser Valois & demander vengeance. Ce fût dans cet appareil terrible que le Heros factieux vint trouver Clement accablé de sommeil ; à la porte du solitaire veilloient la superstition, la cabale inquiete, le faux zéle aigri par le courroux ; ils l’ouvrent à Guise, qui d’une voix Majestueuse & fiere apprend à Clement que Dieu reçoit ses vœux. Il l’accuse en même tems de borner là son zéle, lui proposant l’éxemple de Judith qui n’auroit jamais sauvé Bethulie si elle n’eut offert que des pleurs & des cris. Voilà les saints explois que tu dois imiter,
Voilà l’offrande enfin que tu dois presenter ;
Mais tu rougis déja de l’avoir differée,
Courre, vole, & que ta main dans le sang consacrée,
Délivrant les François de leur indigne Roy,
Venge Paris & Rome & l’Univers & moi.
Par un assassinat, Valois trancha ma vie ;
Il faut du même coup punir sa perfidie. Pour calmer ses alarmes, il lui apprend que le crime autorisé par l’Eglise devient une vertu, & que le Ciel l’a choisi pour être le parricide de Valois ; Guise lui souhaite encore le bonheur de joindre le Navarrois au Tiran de la France, mais en même tems il lui prédit que la gloire de cet assassinat est réservée à d’autres mains. Alors le fantôme encourageant toujours Clement à achever son détestable dessein, lui met dans les mains une épée que la haine avoit trempée dans les eaux infernales ; il suit dans l’instant & se replonge dans les enfers. La chûte de cette apparition fut que Clement se crût le dépositaire des interêts du Ciel, il baise respectueusement l’épée, implorant à genoux le secours du tout puissant, & possedé de la fureur du monstre affreux, il s’apprête saintement au parricide. Ce n’est pas tout, il goûte un paisible bonheur, animé de cette confiance qui affermit l’innocence dans le cœur des Saints. J’ai voulu rapporter en entier la fiction du Poëte pour en découvrir l’artifice, sans être obligé de l’interrompre. On a eû raison de trouver mauvais que M. D. V. évoque les mânes du Duc de Guise pour inspirer un crime ; ce Prince tout ambitieux qu’il étoit, n’avoit pas coûtume de s’agrandir par les aßassinats. . . . . . . On ne peut lui voir conseiller après sa mort le même parricide, que son ambition ne lui avoit pas permis du tems qu’il en auroit pû tirer les injustes avantages. A cette critique generale, je vais joindre des réfléxions plus précises & plus particulieres. Clement nous est peint comme un esprit foible, séduit par sa simplicité, livré aux accès d’une vertu sauvage credule en sa dévotion. Je trouve l’apparition du Duc de Guise peu capable de séduire un homme de cette trempe. N’est-il pas plus vraisemblable qu’il devoit plûtôt se laisser entraîner par le monstre revêtu d’un froc, ou bien si le Poëte vouloit absolument se servir du Duc de Guise, au lieu de le peindre couvert d’un casque redoutable, armé d’un glaive ; il falloit le representer comme un martyr, la palme à la main, cet objet étoit plus propre à faire illusion à un Religieux simple vertueux & dévot Un casque & un glaive n’imposent point aux gens de cette espece. Dailleurs on érige en prédicateur le Duc de Guise ; comment Clement ne s’est-il pas défié de la justice de l’action que le Prince lui propose, lorsqu’il lui insinuë que Valois ayant terminé sa vie par un assassinat, il doit du même coup punir sa perfidie. S’il eut été tel que le represente M. D. V. il n’auroit pas manqué de sentir les remords les plus vifs ? à qui le Poëte persuadera t’il que le bon solitaire sentit alors une intrepidité dont les plus grands scelerats ne sont pas capables ? Comment alier ces differentes idées, tantôt Clement est plein du monstre affreux dont la fureur le guide, tantôt au milieu de cette possession, il goute un paisible bonheur animé de la confiance que l’innocence nourrit dans les cœurs des Saints. Je vous avoüe qu’il y a dans toutes ces Idées, une contradiction très sensible.
Je ne sçai comme mes réfléxions se sont si fort étenduës, j’avois compté de les renfermer dans les mêmes bornes que les premieres ; cette seconde lettre deviendroit prodigieusement longue, si je les continuois, remettons en la suite à une troisiéme, je vous assûre qu’il ne m’arrivera plus de vous faire de pareilles supercheries. Je suis &c.
Fin.

1Prem part de son Homer, traduit par M. * * *.

2Dissertation sur le Poëme Epique par M. l’Abbé de Pons. Mercure de France de Janvier 1717.

3Expression de M. l’Abbé de Pons. Que n’est-elle parvenuë jusqu’à l’Auteur de l’Oraison funebre de Torsac ! elle signifie Citer.

4Dissert. sur l’Iliade p. 316.t.1

5p. 39.t.2.

6p.17.

7p.18.

8p.20

9p.238.

10p.232.t.2.

11M. l’Abbé D. F. dans l’Histoire de D. Juan de Portugal, & dans l’extrait du Poëme Epique de M. de V. mois d’Avril 1724.

12p.24.tit.1.

13p.23.t.1.

14p.24.

15Prem. Chant.

16Dissert. crit. sur Hom. p. 53. t 1.

17Art poëtique. ch; 3.

18Æneï. I.

19Æneï. 6.

20chans. I.

21Réflex. crit. p.17.

22p.373.t.2.

23p.9. dissert. crit. t.1.

24ibid.

25p.21