Zitiervorschlag: Anonym [Granet, François] (Hrsg.): "Sixiéme Feüille.", in: Le Spectateur inconnu, Vol.1\06 (1724 [1723-1724]), S. 121-143, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.3724 [aufgerufen am: ].


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Sixiéme Feüille.

Ebene 2► Un de mes Confreres qui a l’honneur d’être le Mercure des Muses, a dit dans la suite de ses Nouvelles Litteraires du quinze Février : qu’on ne produit presque rien de nouveau. Un pareil reproche est infiniment injurieux à nôtre siécle ; aussi je revois depuis deux jours pour démontrer l’injustice de cette censure ; Satire► dans le tems que je rassemblois mes idées, on m’a apporté un Livre nouvellement sorti de la presse, j’en ai lû dabord <sic> avidement le titre, quelle joye de trouver, Nouveautez dediées à gens de differens états depuis la Charrué jusqu’au Sceptre. Peu amoureux de mes propres réflexions, j’ai pris le parti de ne point leur donner naissance, persuadé qu’un Livre [122] si merveilleux me fourniroit des armes pour vanger l’honneur de nôtre siécle. Je ne me suis pas trompé, tout y est insigne, recens, adhuc indictum ore alio, je veux dire que nul mortel n’a encore composé un pareil Livre, tout y est originalement pensé, la disposition de l’ouvrage est si singuliere, que personne ne reclamera la gloire de l’invention. Heureux Abbé * * * que j’envie votre sort ! vous voilà placé parmi les Auteurs qui faisant le désespoir des imitateurs, sont l’objet de l’admiration publique. Recevez ici mes très-humbles compliments, charmé de vôtre production, permettez que je vous addresse les mêmes paroles que Ciceron adressa à un conquerant, qui n’a pas eû l’avantage que vous aurez, d’être au dessus de toute imitation : Personne ne partage avec vous la gloire de vôtre ouvrage, quelque grande qu’elle soit, elle vous appartient en entier, sans qu’on puisse vous la disputer. Quelle obligation ne vous ai-je pas à mon particulier, de confondre un Auteur, qui sans égard pour nôtre siécle, assûroit d’un ton dogmatique, qu’on ne produit presque rien de nouveau ? l’idée que je vais donner de vôtre ouvrage convaincra les plus incredules que la nature peut encore produire, des genies [123] heureux qui se distinguent par leur maniere de penser.

Les graces d’une nouveauté originale s’offrent par tout, une seule Epître dédicatoire orne la plûpart des Livres, on en trouve cinquante dans deux volumes in douze ; le Mecene est ordinairement un personnage illustre, dans cet ouvrage on prodigue les loüanges à la plus vile populace, un Auteur n’embrasse qu’un sujet qu’il approfondit le mieux qu’il peut, liant adroitement toutes ses pensées, ou du moins dans chaque chapitre la même matiere est traitée. L’Abbé * * * donne à chaque article un tire énigmatique, & donnant l’essor à une imagination seconde, il éfleure je ne sçai combien de sujets differens. Auteur constamment fertile, il imagine quatre tables au lieu d’une, la premiere pour les titres des chapitres, la seconde pour les chapitres, la troisiéme pour les épitres dédicatoires, & la derniere marque la profession de ceux à qui elles sont adressées. Pour réjoüir mon Lecteur, voici quelques-uns de ces titres, blanc & noir, points & virgules, Feuche, m’y voici, me-vo-fa-la, tou molcer, bataille gagnée dans un four. Platon le pere des idées, en a-t’il jamais eû d’aussi originales ?

[124] Le plan de l’ouvrage fait assez sentir la difficulté d’en faire l’analyse, une imagination aussi vaste que celle de M. l’Abbé * * * peut seule se transporter dans tous les lieux où il promene son Lecteur, je n’ai pû même saisir le but de ce merveilleux écrivain ; il y a dans son Livre du serieux, du burlesque, du comique, des obscuritez mysterieuses ; je soupçonne que l’Auteur secouant le triste joug de la raison, a écrit tout ce qui s’offroit à son imagination. Ce n’est pas que la raison ne se montre quelquefois, mais c’est par un pur hazard, elle est si bien masquée qu’elle est presque méconnoissable. C’est à ces ingenieux écarts que l’ouvrage sera redevable de son succès. Dans la plûpart des Livres, on s’impose la gênante loy de raisonner consequemment, de lier les idées ; n’est ce pas mettre l’esprit dans une espece de captivité ? ici rien ne sent la contrainte, l’imagination de l’Auteur erre à son gré de tout côté. Quelle étonnante secondité ! Quelle délicieuse varieté ! Quelle érudition enquise ! l’egereté <sic> dans l’enjoûment, vivacité dans l’expression, finesse dans la morale, agrémens dans les narrations, addresse à moraliser sur les moindres bagatelles ; tout donne à ce Livre un prix infini.

[125] Jamais mortel ne pensa comme lui.

Je ne puis tenir contre la démangeaison de rapporter ce que dit l’Auteur sur le mot de Clocheman : On appelle, dit-il, Clocheman le mouton qui conduit d’autres moutons, par le son d’une clochette qu’il porte toûjours penduë à son col. . . . . Il y a bien du Clocheman en fait de Livres. Les Pensées de Pascal ; les Réflexions de la Roche-Foucault, & les Caracteres de la Bruyere, ont parfaitement bien réüssi : Voilà aussi-tôt des pensées, des réflexions & des caracteres qui paroissent de tous côtez, on en est inondé, &c. J’avoüe que j’avois vû cent fois des Clochemans, sans m’aviser qu’ils pouvoient être l’objet d’une si charmante morale ; l’Abbé * * * superieur à ces fameux écrivains aura encore l’avantage de n’être pas Clocheman, car je ne puis m’imaginer qu’il y ait un mortel assez intrepide pour tenter une entreprise semblable à la sienne ; la nature avare de ses faveurs, produit rarement de pareils miracles ; ◀Satire au reste j’espere que l’Auteur des Nouvelles Litteraires enchanté des nouveautez de M. l’Abbé * * * rendra plus de justice à nôtre siécle. Les âges les plus reculez peuvent-ils nous opposer un ouvrage, où l’invention soûtenuë de l’art brille davan-[126]tage ? Je déclare au Mercure des Muses, que s’il ne chante la palinodie, il me mettra de mauvaise humeur. Jaloux d’augmenter la reputation de l’ingenieux Auteur des Nouveautez, je le prie de ne point lui refuser l’honneur d’avoir effacé par son merveilleux ouvrage, la gloire des siécles passez.

Metatextualität► Je me préparois à rendre compte au Public d’une seconde conversation avec le jeune petit-maître dont j’ai ébauché le portrait, lorsqu’on m’a apporté une Lettre que je ne sçaurois renvoyer à une autre Feüille, pour des raisons qu’il sera facile de deviner. ◀Metatextualität

Ebene 3► Brief/Leserbrief► MOnsieur le Spectateur,

Permettez que je vous fasse un petit reproche ; d’où vient que vous élevant sans ménagement contre la plûpart des Auteurs, vous affectez de ne point troubler la tranquillité de vos confreres ? Avez vous fait une ligue offensive & défensive ? Il est vrai que vous avez lancé en passant quelque traits contre l’un d’eux, mais l’attaque n’a pas été assez vive pour la croire serieuse, c’est un jeu qui tend à éloigner tout soupçon de confederation, mais ne vous trompez [127] pas, on la croit formée. Pour moi qui ne suis point lié par cet accord politique, je ne crains point de vous dire mes sentimens, sur le plus illustre Spectateur ; à ces mots vous reconnoissez sans doute le Mentor Moderne. Si l’esprit d’équité regle vos démarches, vous ne balancerez pas à les rendre publiques.

Ebene 4► Cet ouvrage me paroît generalement aussi solide que le Spectateur ; on y trouve moins de détails fades & communs ; la raison embellie par l’esprit, y brille de toutes parts : Connoissance profonde du cœur humain, peintures vives & naturelles des passions, portraits où le vray se soûtient avec la nouveauté, réflexions ingenieuses & sensées, idées sublimes de ce qui est juste & injuste, critique fine & judicieuse, allegories riantes, détails interessans de litterature : Voilà en general ce qui frape dans cet ouvrage. Avec la même naïveté que je vous en peins les beautez, je vais vous décrire les défauts que j’y apperçois : l’allegorie est quelquefois énigmatique & trop approfondie ; les comparaisons forcées & trop étenduës ; les expressions dûres, parce qu’on les veut toûjours pleines de force. Mentor dans l’ardeur de son zele, prend le ton de Prédicateur, se déchaînant contre des [128] vices ; dont l’horreur frape également les scelerats & les gens de bien ; enfin il est trop favorablement prévenu pour sa nation. Metatextualität► Donnez-vous la peine de lire l’ouvrage, vous verrez que j’en ai équitablement apprecié les beautez & les défauts, mais je ne m’en tiens pas à ce jugement general ; je veux vous faire ici l’analyse des ingenieuses réflexions de Mentor sur les pastorales ; je choisis ce sujet pour vous donner une preuve de son goût exquis ; d’ailleurs je prendrai la liberté d’attaquer sa critique sur certains points. ◀Metatextualität

Ebene 5► L’Auteur voulant donner une idée nette & juste de la pastorale, fait la peinture des premiers âges ; tems où les veritables sujets de l’écologue éxistoient réellement, après avoir peint les charmes de la vie des premiers Bergers, il entre dans le détail des regles qui peuvent servir à en faire des tableaux agréables.

Un Auteur qui veut composer des écologues, doit d’abord former dans son esprit l’image d’une situation, où du sein de l’abondance & de la simplicité des mœurs, sortent la tranquillité & la joye. Sans négliger la description des campagnes & des prairies, il doit representer tout ce que la vie champêtre [129] a d’agréable & de touchant.

Quoique la verité peinte fidellement aye des charmes pour l’imagination, elle plaît encore plus quand on la montre seulement par l’endroit qui la rend aimable. Il ne faut donner quelquefois que la moitié d’une image, mais il faut la manier si adroitement, que l’imagination trompée ne s’apperçoive pas qu’on lui en cache une partie.

L’agrément qui doit faire l’essentiel d’une pastorale, n’exclut pas toute image de peine & de douleur. Un berger peut s’affliger de la perte d’un mouton favori, ou de l’infidelité de sa maitresse ; il peut tirer une épine de son pied, ou exprimer le chagrin qu’il a d’avoir perdu le prix de la danse. Ces sortes d’inconveniens servent d’ombre au Tableau, en lui donnant un air plus vrai, dans le tems qu’ils servent à relever le fond du sujet ; d’ailleurs l’idée d’un état parfaitement heureux, ne feroit pas illusion aux Lecteurs.

La simplicité devant caracteriser les actions & les discours des bergers, tout rafinement & toute affectation doivent être bannis de leurs mœurs & de eurs <sic> langages. Qu’on leur donne de l’esprit ; mais il faut écarter de leur maniere de penser des tours fins & délicats.

[130] Tous les hommes sensez, polis ou grossiers, conçoivent essentiellement les choses de la même maniere, mais ils different beaucoup dans la façon de les exprimer. Les premiers qui par l’étude & l’usage du monde, ont appris à ranger leurs idées, les expriment par des tours vifs, concis & surprenans, peu de paroles leur suffisent pour exciter dans nôtre esprit des idées qui ont du rapport ensemble. Les seconds qui n’ont pas eû ce double avantage, expriment ce qu’ils pensent, ou ce qu’ils sentent par des descriptions détaillées, & par certaines circonstances qui frapent les sens ou qui touchent le cœur. Si les uns enlevent nôtre admiration, les autres flatent plus agréablement nôtre imagination. Voilà ce qu’il faut bien remarquer, si l’on veut réüissir dans ce genre d’écrire.

Puisqu’il n’est pas permis à un berger de réfléchir profondément, l’adresse de l’Auteur d’une pastorale, consiste à lui faire rapporter justement, au tant de circonstances qu’il en faut, afin que le Lecteur en puisse tirer les refléxions qu’elles renferment. Cependant la refléxion est pardonnable quand elle est si naturelle, que les objets les plus familiers semblent la presenter d’eux même à l’esprit.

[131] L’innocence des mœurs est encore un caractere des bergers. Comme on doit supposer la nature humaine aussi peu corrompuë qu’il est possible, il faut que la probité, la franchise y éclatent partout, les petites irrégularitez qu’on y introduit pour varier davantage le tableau, ne doivent servir que d’ombre à l’innocence qui en est le sujet principal.

Pour rendre le caractere des bergers complet, il n’est pas mal de les peindre extrêmement portez à reverer l’Auteur de la nature, dont les ouvrages merveilleux se renouvellent sans cesse à leurs yeux. Leur ignorance donne le droit de supposer leur pieté superstitieuse.

Outre les comparaisons qui doivent être tirées des sujets champêtres, on peut faire encore usage des proverbes ; mais la perfection de l’art consiste à exprimer le sens d’un proverbe trop bas, d’une maniere plus relevée, sans pourtant tomber dans le rafinement & dans l’affectation.

Ces réflexions generales font assez sentir que le stile des pastorales ne sçauroit être trop aisé. Pour attraper ce stile aisé, il faut choisir parmi toutes les images, celles qui sans le secours des [132] ornemens, peuvent briller par leurs beautez naturelles, rejetter tout ce qui a l’air recherché & penible, quoiqu’il s’offre à l’esprit sans travail, & rassembler tout ce qui à l’air naturel, quoique réellement on l’ait trouvé par un effort d’imagination ; cela s’appelle cacher l’art par le moyen de l’art.

Après avoir posé des principes si solides sur l’art des pastorales, l’Auteur fait la critique des écrivains celebres qui en ont composé.

Theocrite dont on insinuë la superiorité sur Bion & Moschus, est mis en paralelle avec Virgile. Du côté de l’expression le Grec l’emporte, par la douceur du dialecte dorique sur le Latin, dont la langue n’est pas susceptible des mêmes agrémens. Son cœur étoit plus tendrement panché à ce genre d’écrire que celui de Virgile, plus naturellement porté par son genie au grand & au sublime. Ici Mentor nous trace le portrait du Poëte Latin. Quoique cet Illustre Romain, dit-il, par la superiorité de son imagination, aye sçû très-heureusement mettre ses pensées au niveau de la simplicité pastorale ; un Juge éclairé ne laisse pas d’entrevoir dans ses éclogues, ce feu qui brille dans les Georgiques, & qui éclate comme un em- [133] brasement dans l’Eneïde. Il faut avouer néanmoins que ces étincelles ne se trouvent que dans certaines éclogues, qu’on ne doit pas mettre au nombre des pastorales, quoique d’ordinaire on les range dans cette claße. Les bons connoisseurs aiment mieux les appeller, Piéces choisies, selon la signification étymologique du mot éclogue Cette judicieuse réflexion fait tomber la critique qu’en a fait M. de Fontenelle.

Le Poëte Grec surpasse encore le Romain, pour la simplicité de la diction, pour l’innocence des mœurs ; en un mot pour tout ce qui passe d’ordinaire pour le vrai caractere de la pastorale. L’exactitude de Virgile, la proprieté de ses expressions, sa précision & sa noblesse, sont autant d’argumens pour lui faire perdre sa cause. Le défaut qu’on reproche à Theocrite, c’est d’avoir copié la nature trop fidellement, en confondant avec la simplicité du langage, des manieres, des actions & des discours grossiers & rustiques : écueil que Virgile a sçû éviter, trop judicieux pour copier les défauts du Poëte Grec, dont il s’est approprié la plus grande partie des beautez. A tout autre égard Virgile lui doit ceder la victoire. L’Auteur ajoûte qu’il auroit peut être [134] surpassé Theocrite dans le genre pastorale, s’il n’avoit pas été né pour surpasser tous les hommes dans le genre sublime. Voilà une tendresse bien marquée pour le Berger de Syracuse. Cependant Mentor l’oublie bientôt. En faisant une espece de récapitulation de ses préceptes, sur la poësie pastorale qu’il renferme dans une allegorie, il introduit Theocrite jouant d’une maniere si rude & si choquante, que tous les bergers s’écrierent tous d’une voix, qu’il leur écorchoit les oreilles, & qu’il n’y entendoit rien, sa temerité fut bientôt punie, & il fut condamné à aller garder les pourceaux dans les endroits les plus raboteux de l’Arcadie. Outre que Theocrite ne merite point un pareil traitement, il y a dans ces deux jugemens une contradiction manifeste.

Mentor caracterise assez bien les pastorales des Italiens, qui parmi les Modernes ont essayé les premiers cette espece de poësie. En parlant de l’Aminte du Tasse & du Pastor Fido de Guarini, il n’y trouve de pastorale que les noms ; on y voit, ajoûte-t’il, les Sylvains, les Satyres & les Dryades dans le même équipage que leur prête l’antiquité ; mais à cela près, rien qui ressemble aux amusans Villageois de Theocrite & de Virgile [135] Langage, passions, sentimens, mœurs ; tout, en un mot, dément les noms des personnages. Le celebre Sannazar est attaqué pour avoir transporté la scene des pastorales sur le rivage arride de l’Ocean, où il introduit des Veaux Marins au lieu de Moutons & d’Agneaux ; des Alcyons à la place des Rossignols & des Linotes. Un panier d’huitres donné à une Maitresse, y remplace un bouquet de fleurs. Mentor a raison d’ajoûter, que les agrémens du stile & des pensées de Sannazar, ne sçauroient justifier sa hardiesse fantasque de troquer les décorations les plus charmantes, contre des objets propres à inspirer la mélancolie & même la frayeur.

Des Italiens l’Auteur vient aux François. Bien loin d’être capable des pensées abstraites comme les premiers, ils semblent, dit-il, ne pas penser du tout, harmonie termes coulans &, puis c’est tout : Ce ne sont que des lieux communs & des descriptions d’ombrages & de bocages, &c. A en juger par l’air décisif de Mentor, il semble qu’il aye lû nos faiseurs de pastorales. Cependant pour donner une idée de nos éclogues ; il plaisante sur la maniere dont s’habillent nos prétendus bergers de Théatre, on m’avoûra que rien n’est moins sensé [136] qu’une pareille critique. Outre que les Opera appartiennent au genre lyrique, nous sommes les premiers à en découvrir le ridicule. S’il avoit lû Racan ou Segrais, il auroit porté un jugement tout contraire, il auroit vû que les François pensent. Je ne citerai qu’un endroit de ce dernier Poëte, où les images & les pensées brillent à l’envi.

Zitat/Motto► Aminte tu me fuis & tu me fuis volage,

Comme le Fan peureux de la Biche sauvage,
Qui va cherchant sa mere aux Rochers écartez ;
Il craint du doux zephir les trembles agitez.
Le moindre oiseau l’étonne, il a peur de son ombre ;
Il a peur de lui même & de la forêt sombre.
Arrête fugitive & quoi suis je à tes yeux
Un Tygre devorant, un Lion furieux ?
Ce que tu crains en moi n’est rien qu’une étincelle.
Du beau feu qui t’anime & qui te rend si belle.
Mais il brille en tes yeux & brûle dans mon cœur.
Il cause ta beauté comme il fait ma langueur. ◀Zitat/Motto

Mentor attaque en particulier M. de Fontenelle, dont il peint le caractere avec des couleurs allegoriques. Ebene 6► Le berger, dit-il, qui entra le premier en lice pour obtenir Amarillis, destinée auplus scrupuleux observateur des loix de la vie pastorale, fût un jeune homme gracieux [137] & bienfait, il avoit un petit air de Cour. Il portoit une veste cramoisie, coupée à la verité à la mode des Pasteurs, mais tellement enrichie de broderie & si brillante de pierres précieuses, que les yeux des Spectateurs ébloüis de tout cet éclat, eûrent de la peine à en reconnoître la façon ; son chapeau étoit couvert d’un grand bouquet de plumes, & sa houlette étoit ornée par tout d’or & d’émail. Après avoir fait à la belle une reverence des mieux tournées, il lui addressa ce compliment :

Zitat/Motto► N’allez point consulter le cristal des Fontaines

Bergere que ce soin ne t’inquiete pas :
Mes soupirs, mes sanglots, mes amoureuses peines,
Vous instruisent assez de vos divins appas. ◀Zitat/Motto

Amarillis qui n’étoit point faite à des discours si polis, ne sçavoit que lui répondre, & elle se contenta de lui presenter une flûte. Il l’emboucha d’abord ; mais il y joüa un air si orné de cadences & de roulemens, qu’il fut impossible de le suivre à la jeunesse qui s’étoit préparée pour danser une contredanse ; elle sentoit que ces tons demandoient une varieté de pas, que la simple joye étoit incapable de fournir. Menalque [138] pere d’Amarillis, regardant nôtre Musicien, ordonna qu’on le dépoüillât de ses riches habits, & qu’on lui fit conduire un troupeau pendant une année entiere, pour apprendre à loisir les veritables manieres des bergers. ◀Ebene 6 Ce portrait allegorique m’a paru si ingenieux que je n’ai pû m’empêcher de le rapporter en entier. Cependant les affectations & les pointes dont les Vers prosaïques du berger courtisan sont herissez, me font douter que dans un si court espace de tems, il eût pû attraper les manieres pastorales.

Mentor reconnoît de bonne foi que les Anglois ses compatriotes, copient volontiers les anciens ; il blâme ceux qui les imitent trop servilement. L’Auteur voulant justifier les deux plus fameux écrivains qui ont essayé une nouvelle route, adopte leurs principes particuliers. Il dit qu’il faut avoir égard aux tems & aux lieux, soit pour les coûtumes, les noms & les habits des bergers, prendre garde à la difference des climats, comprendre que ce qui convient à l’Arcadie & à l’Italie, n’est pas bon pour toutes sortes de pays. Il faut que les campagnes de la contrée que le Poëte habite lui fournissent des descriptions. Au lieu d’adopter le systême en-[139]tier de la Theologie pastorale des anciens, il doit seulement retenir ce qui est connu de tout le monde, & supléer au reste par la superstition rustique de nôtre crû, qui peuple la campagne de Spectres, de Sorcieres, de Lutins & de Fées. LAuteur <sic> prétend que les Fées ont un être imaginaire tout établi. Ce sentiment me paroît paradoxe ; s’il ne falloit qu’amuser des enfans, je crois qu’on réüssiroit par là. On loue ensuite M. Pope, qui dans son poëme intitulé, le Vol d’une Boucle de Cheveux, a introduit à la place des divinitez du paganisme, les Gnomes, les Sylphes & les autres peuples élementaires du Comte de Gabalis. J’ai lû une traduction en prose de ce petit poëme ; j’avoue que ces êtres de raison m’ont diverti, mais je ne sçai s’ils seroient supportables dans un ouvrage serieux.

Mentor après avoir connu la justesse & la solidité de ces regles, ne dit rien de particulier sur aucun écrivain. Des gens versez dans la poësie Angloise, louent beaucoup leurs pastorales, ils leur reprochent cependant de laisser échaper quelquefois des traits pleins d’emportemens ; leurs comparaisons sont trop étenduës & trop chargées, ils ne sçavent point restraindre leur imagina-[140]tion à la circonstance sur laquelle est fondée la comparaison ; leurs pensées sont bien souvent profondes & trop hardies. Ces défauts sont assez communs aux Poëtes Anglois en general. ◀Ebene 5 ◀Ebene 4

Charmé de la beauté des réflexions du Mentor Moderne, je n’ai pû faire ma Lettre, où plûtôt ma dissertation plus courte ; j’espere qu’en faveur de vôtre confrere, dont j’ai tâché de copier les expressions, vous voudrez bien la rendre publique. La matiere qui y est traitée a d’ailleurs tant d’agremens, que les Lecteurs excuseront un défaut de précision presque inévitable. Je suis, &c. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

Ebene 3► Fremdportrait► Nerine dont j’ai déja parlé dans une de mes Feüilles, est une espece de veuve qui me paroît bien difficile à définir. Née pour un vif penchant pour la galanterie ; elle croit qu’on doit l’aimer, dans la persuasion qu’elle est aimable ; cependant elle n’a jamais été que jolie dans le plus beau printemps de sa jeunesse. Agée de plus de cinquante ans, elle ne veut pas croire que ses graces sont alterées, la fuite de ces amans, l’indifference des plus intrepides ministres de l’Amour le lui disent assez ; elle seule s’obstine à se croire une Venus, les an-[141]nées écrites sur son front, se montrent au travers du vermillon sous lequel elle les croit ensevelies ; un miroir fidele qu’elle a le courage de consulter, les retrace vivement, mais rien n’est capable de la détromper ; elle a la folie de s’imaginer qu’en se donnant pour belle, elle trouvera enfin quelque imbecile adorateur. Cependant désesperée de ne pas l’attraper bien-tôt, elle se met en fureur contre le dernier de ces amans ; elle presse & sollicite pour lier encore un commerce de tendresse à la mode, bassesses, prieres, presens, rien ne lui coute dans ce moment ; il ne tiendroit qu’à son genereux déserteur de lui enlever tout son bien ; entraînée par sa passion, elle ne balanceroit pas à lui en faire le honteux sacrifice. Aigrie par un refus constant, elle crie, elle jure, elle tempête, on la croit possedée des furies ; toûjours dans une agitation & une frenesie qui annoncent une extinction entiere de la raison. Seduite par son imagination, elle sevit contre les femmes qu’elle croit éprises de son amant qui a conçû pour elle une éternelle aversion. Qu’on lui donne l’esperance de le posseder, elle s’adoucit, on voit la joye peinte sur son visage : mais ses desirs trompez, elle se livre aux plus violents [142] transports. Est ce amour ? Est-ce fureur ? ce n’est point un problême. A un temperament aussi emporté, Nerine joint des qualitez qui forment un contraste surprenant ; la plus impetueuse de toutes les passions semble être dans le silence quand elle se trouve dans son domestique ; alors elle prescrit à chacun ce qu’il doit faire, toûjours en garde contre la friponnerie de ses valets, attentive à augmenter son revenu, elle voit les Ministres, obtient d’eux par importunité ce qu’ils seroient constants à lui refuser ; cependant avec un peu de penetration, il est aisé de découvrir que tout ce manege entre dans le systême de sa passion dominante. Nerine trouve par-là les moyens d’en assouvir les desirs importuns. Le rôle de Devote ne l’épouvante pas, quand le penchant de son cœur le demande. Elle se joüe de Dieu & des hommes, ne connoissant d’autre divinité que sa passion favorite, le mensonge est toûjours sur ses levres ; elle le cache adroitement sous les apparences d’une imposante ingenuité.

Ce qui acheve de rendre Nerine méprisable, c’est qu’elle conte elle-même les avantures dont elle devroit rougir, aprés quoi elle a la hardiesse de dire, que rien n’est plus affligeant que d’être [143] tourné en ridicule, tandis qu’elle fournit des armes à tous ceux qui voudront la deshonorer ; elle n’est point difficile dans le choix de ses confidents ; une femme de chambre qui le plus souvent ne peut durer que quinze jours avec elle, emporte en sortant la connoissance de ses avantures galantes, elle est en état d’initier ses compagnes dans le mystere de la Dame. Ce n’est point ici un portrait d’imagination. L * * * Ville florissante a la douleur de posseder un monstre si extraordinaire. ◀Fremdportrait ◀Ebene 3 ◀Ebene 2

Fin. ◀Ebene 1