Le Spectateur inconnu: Cinquiéme Feüille.
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Cinquiéme Feüille.
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Rien n’est plus aisé que de parer un
ouvrage d’un titre imposant ; mais aussi rien ne révolte plus un
Lecteur éclairé, quand la supercherie se fait d’abord sentir. Un
titre modeste est infiniment plus honorable & plus
avantageux à l’Auteur ; s’il est assez heureux pour surpasser
les esperances qu’il donne, une illusion si agréable le fait
aimer, & s’il ne les remplit pas entierement, il peut
compter sur l’indulgence du Lecteur. Un charlatan peut
impunément étaler l’efficacité de son antidote ; mais les Muses
dont la pudeur & la modestie font le plus bel ornement,
désavoüent un écrivain qui a le front dêtre <sic> lui même
son panegyriste, s’il a atteint les Auteurs
celebres dont il veut être le concurrent, il doit laisser à ses
Lecteurs le plaisir de décider. Ce qui arrive ordinairement,
c’est que ces Auteurs enchantez de leurs ouvrages, se trouvent
seuls à admirer, le Public leur oppose un silence méprisant,
aussi je ne défie des ouvrages ornez de titres fastueux, c’est
un masque qui tombe souvent dès la premiere page, on promet plus
qu’on ne sçauroit tenir.
Dans ces instants, où nôtre ame dégagée des
idées dont elle a été occupée pendant le jour, est capable de
recevoir les impressions les plus vives ;
Plein de ces idées, je me hâtai de
grifoner. Si l’on me demande ce que je pense de leur entretien,
je dirai que le Dieu des richesses a tracé un systême d’amour à
la mode, & que Cupidon a l’air de joüir d’une longue
tranquillité à Cithere, s’il attend que Paris adopte ses
sentimens. J’avoüe que les plaisirs dont il se déclare le
partisan, seroient plus vifs & plus épurez, mais il faudroit
que la débauche & l’interêt eussent moins d’empire. Qui
pourra jamais esperer ce prodige ? Dans le tems que je
m’entretenois avec moi même, cherchant quelques idées neuves,
pour reveiller l’attention du Lecteur.
mais il fût obligé de renvoyer l’attaque à un autre jour,
averti qu’on l’attendoit pour aller à la campagne.
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Les
Dialogues à l’imitation de Lucien par M. * * * justifient la
verité de mes réflexions, il n’en a pas coûté un effort
prodigieux d’imagination, pour trouver un titre si pompeux :
Mais l’Auteur en a-t’il rempli l’étenduë ? A-t’il bien senti
toute la force de son engagement ? On trouve dans Lucien un
naturel qui charme, une imagination fleurie, un badinage
spirituel, une ironie fine & toûjours variée, des
caracteres ingenieusement soûtenus : Voilà une partie des
beautez universellement reconnuës dans ces dialogues. Un
imitateur doit au moins ressembler en quelque chose à
l’original dont il se vante d’exprimer les traits :
Cependant jamais Auteur n’a été moins ressemblant à Lucien ;
rien de plus insipide que sa maniere de dialoguer ; quelle
fadeur dans son enjoûment ? nulle legereté dans
l’expression ; le sel de l’ironie ne pique jamais
agréablement, on y trouve des traits d’une Satyre usée &
triviale ; l’Auteur a beau nous dire que Lucien est son
Maître, ses dialogues démentent ses discours, il n’y a que
le Lecteur de son premier entretien, qui soit assez sot pour
le croire, si Lucien s’étoit mêlé de l’animer de son esprit,
on y trouveroit des pensées ingenieueses, & un tour
d’imagination qui sçait tout embellir. Ainsi qu’il revienne
de son erreur, ce n’est pas Lucien qu’il a vû en songe. Il
pouvoit se dispenser d’être en ce point le Singe de cet
excellent Auteur ; le songe de Lucien est le songe d’un
homme d’esprit, celui du moderne faiseur de dialogues en est
une miserable copie. Dans le second dialogue, l’Auteur
voulant peindre les défauts des Voyageurs, introduit un ami
qui a la simplicité d’entendre des découvertes sur le
Rhinoceros & la Licorne, delà il se jette brusquement
sur une peinture romanesque du Temple de Venus à Cythere,
qui apparemment n’existe que dans son imagination ; il est
heureux d’avoir un ami assez complaisant pour essuyer une
narration si ennuyeuse, il est vrai qu’il a quelque envie de
laisser son conteur d’avantures, en quoi il
n’a pas tort ; la lecture seule de ce dialogue vaut une dose
de pavots, c’est un remede specifique pour quiconque a perdu
le sommeil. Dans le troisiéme, Jupiter & Mercure perdent
leur tems à déclamer contre les vices du siécle ; j’admire
l’addresse de l’Auteur à garder les bienséances : Mercure y
parle comme un Pere de l’Eglise ; lisez la fin de la page
30, rien n’est plus ridiculement comique ; apparemment que
la Divinité a eû une connoissance anticipée de la Religion
Chrétienne. Par le portrait qu’il fait des femmes, on voit
que l’Auteur n’a pas de liaisons fort illustres de ce côté
là. Dans le quatriéme, Cybele a la bêtise d’entendre une
puerile déclamation de l’Amour, contre les hommes qui font
un mauvais usage de la tendresse ; il faut que Cybele soit
bien patiente, puisqu’elle est un tranquille témoin du
ridicule décharnement de l’Amour ; le but de ce dialogue
n’est pas trop marqué, & on ne voit pas par quelle
raison Cybele & l’Amour s’entretiennent ensemble. Enfin
dans le dernier dialogue, l’Auteur se déclare l’ennemi de la
jalousie, il la soûtient inalliable avec l’Amour ; les idées qu’il donne n’ont rien de neuf ni
d’original, l’Auteur même n’a pas trouvé l’art de les lier
ensemble. Il y a longtems qu’on a décidé que l’Amour ne
sçauroit subsister avec une jalousie brutale &
inquiete ; pour interesser les Lecteurs, il falloit examiner
s’il y a une jalousie délicate, qui est une émanation d’un
tendre amour : On auroit peut-être trouvé des idées neuves,
mais pour manier ce sujet avec succès, il faudroit être un
peu Lucien : Ce seroit confondre la modestie de nôtre
faiseur de dialogues, que de le reconnoître pour tel ;
avoüons seulement que son imagination est fertile en titres
pompeux, peu content d’être imitateur de Lucien, il se donne
pour un nouvel Hector, qui vient exterminer tous les
adversaires de M. D L. M. le bruit seul de son ouvrage avoit
répandu la terreur dans tout le camp ennemi, en effet, qui
ne trembleroit point à la Critique des critiques d’Inés de
Castro ? Le titre promet une refutation de tous les ouvrages
contre cette Tragedie, mais ce n’est qu’une illusion ; deux
ou trois traits de critique seulement sont pitoyablement
relevez ; c’est par le goût genéral qu’on pretend juger de
la beauté de la Tragedie ; si ce goût n’est pas appuyé sur des motifs plus solides, on pourra
toûjours dire que les applaudissemens donnez à la piéce,
n’ont pas été dictez par une raison éclairée : ainsi un
autre Apologiste peut entrer hardiment en lice, l’attaque
n’est pas même entamée, il joüira en entier de la gloire
d’avoir soûtenu la cause de M. D. L. M. Ce qu’on peut dire
de plus flateur pour le critique, c’est qu’il a soûtenu
aussi bien que dans les dialogues, son caractere Suisse ; le
stile en est si dur & si pesant, qu’on trouve l’Auteur
plus Suisse que jamais.
Metatextualität
Les reflexions sur Horace ont été
si fort goûtées, que je crois bien mériter du Public, en lui
communiquant une seconde Lettre de la même personne.
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Brief/Leserbrief
MOnsieur le Spectateur, Je
m’étois engagé à vous envoyer une critique entiere de
Nitetis, mais depuis que j’ai lû vôtre derniere Feüille,
j’ai changé de résolution, le profond silence des
critiques a ralenti mon ardeur ; vous pouvez me compter
parmi ces orgueilleux qui veulent faire rejaillir sur
eux la gloire des Auteurs qu’ils
attaquent. D’ailleurs une analyse raisonnée de la
Tragedie auroit fait une brochure assez longue ; si vous
aviez eû la complaisance de la rendre publique, vous
auriez employé des mois entiers à parler de Nitetis ;
cela n’auroit pas fait le compte du Public, parce qu’on
n’auroit plus trouvé dans vos Feüilles la varieté si
attrayante pour les Lecteurs ; je me contenterai de vous
dire en general, que la Piéce est trop chargée
d’évenemens ; on trouve à tout moment des
reconnoissances, ressource ordinaire des genies
steriles, qui ne peuvent trouver dans une action simple,
assez de matiere pour faire cinq actes, la
reconnoissance de la mere & de la fille, est si fade
& si languissante, qu’on est sur le point
d’abandonner la lecture de la Piéce. Je doute que le jeu
imposant des Actrices en ait couvert les défauts. M. D.
auroit dû se souvenir, que malgré les beautez qui
étincelent dans Penelope, les reconnoissances n’ont pas
été à l’abri de la censure ; celle d’Ulysse &
d’Eumée interesse, mais la surprise est épuisée pour les
autres. l’Auteur de Rhadamiste n’a pas été plus heureux
dans le grand nombre qu’il en a hazardé ; n’auroit-il
pas mieux valu imiter la sage retenuë de Sophocle, qui
dans son Edipe n’a amené qu’une
reconnoissance, mais preparée avec tant d’art, qu’elle
excite la Peripetie source seconde d’une admiration vive
& d’un plaisir durable ? Des évenemens toûjours
semblables, au lieu d’augmenter l’admiration en
ralentissent la vivacité ; ils sont censez prévûs par
les Spectateurs, à qui une languissante uniformité
enleve le plaisir d’une premiere surprise. Je dois cette
réflexion à M. D. L. M. qui a parfaitement bien connu
l’art des surprises. Une surprise, dit-il, qui demande
beaucoup d’adresse ; mais qui me paroît aussi bien plus
importante, c’est de préparer les évenemens sans les
faire prévoir, de maniere que quand ils arrivent, on en
soit surpris sans en être choqué, & que l’on sente
selon la nature de l’évenement, une joye ou une douleur
vive, que la prévoyance n’ait point émoussée. Si l’on
faisoit une application exacte de cette judicieuse
réflexion aux reconnoissances que j’attaque, on les
trouveroit certainement hors d’œuvre. Qu’on examine les
choses de près, on reconnoîtra que les anciens tragiques
ont eû le talent de rendre seconde l’action la plus
simple ; l’invention qu’ils ont eû en partage, les
mettra toûjours au dessus de nos Poëtes modernes. L’histoire du Roi d’Ethiopie est un de ces
épisodes postiches, qui supléent au défaut de
l’invention, sa liaison avec le dénoûment est difficile
à appercevoir, ce que l’Auteur en a dit dans la Préface
ne la démontre pas mieux. Le caractere de Psammenite me
paroît un peu forcé, il y a un contraste de vertus qui
sont ordinairement inalliables. Quoique le choix des
caracteres dépende du Poëte, c’est dans la nature qu’il
en faut puiser tous les traits, rien n’y doit jurer. Le
caractere d’Amasis n’est pas sans défauts ; mais
insensiblement je m’engagerois à un détail plus long ;
je finis par vous dire un mot de la versification, ce
qu’on peut dire de moins avantageux, c’est qu’elle
efface celle de M. D. L. M. on voudroit qu’elle fût plus
naturelle, les Vers sentent la peine & le travail :
Aussi l’Auteur avoüe à ses confidents, qu’il lui en
coute pour prendre le veritable ton des Vers : Voilà en
general ce que je vous aurois prouvé en détail. Je viens
maintenant à un ouvrage qui est plus à la portée d’un
Citoyen de la campagne, dont les sentimens sur l’art du
Théatre, peuvent ne pas toûjours s’accorder avec ceux de
Paris. J’aurois dû commencer par vous remercier de
m’avoir envoyé les amusemens de la
campagne ou le défi spirituel. Prévenu favorablement
pour l’Auteur, je me suis hâté de lire cette nouvelle
galante & comique ; mais il s’en faut bien que ce
petit Roman ne soit aussi ingénieusement disposé, que la
Comtesse de Vergi & l’Edele de Ponthieu. Pour
justifier mon sentiment, j’entre dans le détail des
avantures. Ce petit ouvrage renferme trois nouvelles ;
dans la premiere, qui a pour titre la folle sageße.
Florise qu’on nous dépeint comme une coquete, forme le
projet de rendre amoureux trois freres, dont l’un est
Philosophe, le second Medecin & le troisiéme Poëte.
On les dépeint comme des Misantropes. Pour réussir
auprès du premier, elle vient lui proposer une question
sur le pouvoir de l’Amour, le Philosophe répond que sans
l’application à l’étude, il faudroit payer un tribut si
probable à la foiblesse humaine. Florise lui oppose
l’exemple des Philosophes les plus celebres, qui ont
éprouvé l’Empire de l’Amour. Ce qu’il y a de singulier,
c’est que le Philosophe sauvage ne pouvant tenir contre
des raisons si décisives, lâche une déclaration d’amour.
Les couleurs du vraisemblable se trouvent-elles réünies
dan <sic> un pareil évenement ? Florise peu
contente de la conquête du Philosophe,
tourne la batterie du côté du Medecin, à qui elle
découvre qu’elle est malade du mal d’amour, ses charmes
dérangent encore la cervelle de l’Esculape. Le Poëte à
qui elle peint le désir de cultiver les Muses, ne tient
pas davantage contre ses appas : Mais ce Poëte
parle-t’il un langage raisonnablement comique, quand il
dit, que pour acquerir au Dieu des Vers, une Sapho
nouvelle, il succombera & s’exposera sans regret à
la ressemblance de l’amoureux Phaon ; & qu’il
consent à devenir un tendre Plutarque, pour instruire
une divine Laure. Apparemment que l’Auteur a voulu dire
Petrarque : outre le galimathias qu’il y a dans cette
phrase, l’exemple du volage Phaon n’est nullement propre
à justifier la tendresse. Florise voulant se réjoüir aux
dépens de ces trois originaux & achever leur
défaite, écrit à chacun en particulier ; elle en reçoit
des réponses qui ne laissent aucun doute sur leurs
tendres sentimens ; assûrée de sa victoire elle leur
joüe ensuite le tour le plus cruel ; & ce qu’il y a
de remarquable, c’est que l’un des trois, obligé de se
cacher dans une cuve d’eau chaude, est le dernier à se
faire entendre à une nombreuse assemblée, qui est témoin
de l’affront fait à ces trois ridicules
personnages, qu’on donne cependant pour gens d’esprit :
C’est-là le dénoûment de la nouvelle ; je passe mille
autres circonstances, qui toutes concourent à ôter à la
fiction l’air de la vraisemblance. Dans la seconde
nouvelle, on introduit un homme qui pour conquerir le
cœur d’une riche dévote contrefait le muet ; outre que
le conte est usé, on y a mêlé je ne sçai combien de
circonstances, qui ne laissent pas au Lecteur le plaisir
de croire un moment l’avanture vraisemblable. Le muet
joüe si bien son rôle, qu’il enflâme l’austere devote,
un embonpoint surnaturel est la suite de ces amours. La
devote jalouse de couvrir sa turpitude, prend le parti
de se marier avec un homme qui lui faisoit la cour
depuis longtems. Le muet qui n’avoit amené les choses à
ce point, que pour joüir en qualité d’époux de la grande
richesse de la devote, consulte une femme de chambre sur
les moyens de rompre cet hymenée. Ne trouvant nulle
ressource de ce côté là, il prend le parti de faire
sçavoir le mystere d’iniquité au futur époux. Ce muet
qu’on peint comme un homme d’esprit, auroit-il eû
l’imprudence de se livrer à une femme de
chambre ? Est-il vraisemblable que le futur époux averti
de l’état de la devote, fût incredule jusqu’à ce que le
prétendu muet lui conte lui-même l’avanture ? Outre
l’indecence, peut on croire qu’il eût choisi l’Eglise,
pour s’assûrer le succès de sa manœuvre ? la devote
outrée de se voir diffamée devant une nombreuse
assemblée, auroit elle consenti à accepter la foy
conjugale ? Je réünis toutes ces circonstances pour
montrer combien peu on y apperçoit les traces de la
verité. Dans la troisiéme enfin qui a pour titre, la
sympathie forcée ou le double échange, on introduit deux
bergers qui changent mutuellement de Maîtresses : Cela
arrive par deux avantures, dont la seconde assez
semblable à la premiere, est d’abord apperçûë par le
Lecteur ; ainsi on ne le laisse pas joüir du plaisir
d’une agréable surprise. On a beau dire pour justifier
le peu de préparation de cet évenement, qu’il auroit
fallu, si on avoit voulu éviter cet inconvenient, enfler
l’ouvrage ; en auroit-il coûté beaucoup, d’imaginer une
seconde avanture, qui conduisant au même but, n’auroit
pas eû un rapport si marqué avec la premiere ? Par là on
auroit ingénieusement trompé le Lecteur. On m’avoûra que dans un défi spirituel, surtout en fait
de nouvelles, il ne faut pas du moins négliger le
vraisemblable qui en fait tout le prix. J’oubliois
d’avertir que l’Auteur se critique lui-même à la fin de
chaque nouvelle ; mais les défauts que je releve, ont
apparemment échapé à ses lumieres. Il seroit à souhaiter
que l’Auteur variat & polit un peu plus son stile.
Voilà, Monsieur le Spectateur, une critique ébauchée de
deux ouvrages ; j’ai affecté la précision pour laisser
au Lecteur le plaisir d’encherir sur mon jugement. Vous
devez faire la cour à un ami tel que moi, vous voyez que
je vous fournis assez de matiere pour vos Feüilles :
Gardez moi seulement le secret si vous voulez que je
continue à me rendre communicatif. Je suis, &c.
Metatextualität
Je ne sçai si mes confreres les
Spectateurs se sont jamais avisez de rendre compte de leurs
songes, c’est tant mieux pour moi de commencer, la grace de
la nouveauté supléra aux défauts de la narration & du
stile.
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Traum
j’ai apperçû
l’Amour & Plutus qui s’entretenoient ensemble. Un
pareil spectacle ne m’a pas peu surpris, attentif
cependant à leur entretien, j’en ai recueilli leurs
moindres expressions.
Après ce Dialogue l’Amour & Plutus se
séparerent, je m’éveillai dans le moment :
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Dialog
Vous m’avez, disoit
Plutus à l’Amour, de grandes obligations, je vous
épargne bien des fatigues, autrefois il vous
falloit sortir de Cythere pour voyager dans le
reste de l’Univers, aujourd’hui vous pouvez y être
tranquille, vos affaires n’en vont pas moins leur
train. Combien de soins ! Combien de mouvemens
pour conquerir un cœur ! il vous en coutoit
quelquefois tous vos dards ; avoüez que je vous
soulage bien, depuis qu’avec de l’argent je vous
fais remporter plus de victoires que vous n’en
pouvez même souhaiter. Dûsse-je passer pour un
ingrat, répondit l’Amour, je ne vous sçai aucun
gré de tous ces prétendus bons offices. Si mon
souverain plaisir consiste à me rendre maître des
cœurs, je ne suis ambitieux que d’une gloire
penible, je veux tenir la victoire de mes soins,
& elle cesse d’avoir des attraits pour moi
quand elle devient facile : Rien n’égale ma joye
lorsque déterminé à me rendre maître d’un cœur
rebelle, je l’accoûtume peu à peu à voir avec des
yeux moins severes le berger que je
lui destine. Jaloux de lui en peindre les charmes,
de faire valoir ses petits soins, son aveugle
soûmission, je parviens enfin à faire soûpirer ce
cœur rebelle, à unir deux amans par les liens de
la plus pure tendresse. C’est à ce prix seulement
que la victoire a dequoi me charmer. Quoi, lui
repliqua Plutus, faites vous toûjours le
Romancier ? Quittez ces expressions gauloises,
puisque vous êtes jaloux du titre de conquerant,
dites-moi si une place prise par assaut, ne flate
pas plus agréablement que lorsqu’on est obligé,
aprés des longueurs infinies, d’agréer une
capitulation dont on n’est pas toûjours
l’arbitre ? Ne faites point tant le délicat, bien
des Genéraux n’ont pas rougi de faire avec de
l’argent, ce que les Canons & les Bombes n’ont
pû faire ; mes manieres seront gothiques tant que
vous voudrez, répondit l’Amour, il n’en est pas
moins vrai que mes plaisirs les plus sensibles,
dépendent d’une respectueuse tendresse, d’une
douce communication de sentimens, d’une vive
effusion des cœurs ; il est vrai que je brusque
quelquefois mes conquêtes, mais il y a toûjours
dans l’un & dans l’autre cœur, des sémences
d’une tendresse délicate, alors je ne fais, pour
ainsi dire, que la reveiller ; au
reste, je n’envie point aux Generaux la ruse dont
vous me parlez ; l’Amour doit triompher par
l’Amour. Je ne vous croyois pas si peu
reconnoissant, repliqua Plutus, est-il possible
que vous poussiez l’ingratitude jusqu’à ce point ;
mais j’espere qu’en vous étalant toute l’étenduë
de mes bons offices, vous changerez de langage.
Quand vous vouliez enflâmer des cœurs, il vous
falloit pour les assortir, une conformité de goûts
& d’inclinations, une compensation
d’agrémens ; tout cela vous coûtoit encore bien
des soins ; aujourd’hui vous faites par mon canal
ce que vous auriez tenté sans succès. Une vieille
qui enduit son visage de fard, trouve un Adonis
qui lui conte fleuretes, qu’elle paye en beaux
loüis d’or ; il voit les amours se joüer dans les
rides de cette autre Arqueneaße : Avoüez-moi que
vous me devez ce miracle, vous me direz qu’elle
n’est point aimée, mais elle joüit du plaisir
d’aimer, il n’en faut pas davantage ; ne vous
attendez pas à ma reconnoissance, lui répondit
l’Amour, je n’ai nulle part à l’infâme trafic dont
vous me parlez ; c’est une ruse de vôtre façon,
pour enrichir quelques-uns de vos adorateurs,
pourvû qu’ils parviennent à leur
but, il n’importe comment : Aussi ces ames venales
seront condamnées à ramer pour passer dans la
barque de Caron, les objets de leur prostitution
qu’ils haïront éternellement : Voilà un air de
severité, lui dit Plutus, qui ne vous est pas
ordinaire : Obstiné dans ce jour à méconnoître mes
bienfaits, on vous verra bien tôt venir chercher
dans mon Palais des diamans & des topases pour
vous faire obéïr par des cœurs rebeles, trop
heureux d’être admis dans ma cour. Vous saisissez
mal mes pensées, lui repliqua l’Amour, je ne me
pique pas de severité, mais je veux de la
délicatesse dans la galanterie, qu’un cœur soit le
prix d’un autre cœur, qu’on s’aime par un goût de
volupté reciproque. Un amour fondé sur l’interêt
est une vraye débauche, il n’est rien qui puisse
en couvrir l’infamie ; je sçai bien que la
tendresse dont je peins les charmes, passe dans
l’esprit de plusieurs personnes, pour une idée
Platonicienne, mais content de conquerir un petit
nombre de cœurs choisis, je déteste souverainement
un honteux commerce, qui exclut l’idée d’un
plaisir délicat.
Ebene 3
Dialog
Ariste est entré, que faites
vous-là, m’a-t’il dit, à vôtre air rêveur ; je gage que
vous êtes appliqué à embellir vôtre Feüille de quelques
traits nouveaux. Jugeant par mon silence que rien
n’étoit plus vrai, il continua sur ce ton : Est-il
possible que vous ayez la simplicité de croire, que vous
pourrez encore dire des choses nouvelles & qui n’ont
jamais été dites ; vous venez trop tard pour le
persuader ; il y a déja je ne sçai combien de siécles
qu’on disoit qu’il n’y avoit plus rien de nouveau sous
le soleil, désabusez-vous, nous ne faisons, pour ainsi
dire, que rajeunir les pensées des écrivains qui nous
ont precedez, par la maniere nouvelle de
les habiller ; le nombre des images de la nature n’est
point infini ; heureux ceux qui ont pû les saisir les
premiers, ceux-là seulement ont eû l’agrément de dire
des choses nouvelles : Lisez, ajoûta-t’il, tous nos
Poëtes modernes ; vous verrez toûjours revenir les
comparaisons des anciens, les mêmes images, les mêmes
pensées ; on cherche seulement à déguiser les larçins.
De-là, je conclus que nous avons un nombre d’images, à
qui nous prêtons seulement des embellissemens differens,
nous nous copions sans cesse les uns & les autres ;
s’il étoit possible de faire l’anatomie de tous les
ouvrages qui ont jamais été composez, on réduiroit à
très-peu de volumes tant de milliers de Livres, qui sont
seulement la preuve d’une inutile secondité. Frapé du
vif penchant à nous copier mutuellement, je crois, sans
admettre la transmigration des ames, qu’il y a une
metempsicose de pensées ; cela est si vrai, que
peut-être quelque autre Auteur a déja dit tout ce qui
fait la matiere de nôtre entretien. Que sçai je, en
feüilletant Platon que nous n’avons jamais lû,
trouverions-nous que nous sommes son foible écho ? Il
m’arriva l’autre jour de composer un Idille ; j’ouvris ensuite par hazard les poësies de
Bion, j’y trouvai presque les mêmes images, les mêmes
pensées : cependant je n’avois jamais lû ce Poëte. Que
pensez-vous de tout cela, me dit Ariste. Frapé de ces
réflexions originales, je ne pûs d’abord m’empêcher de
rire : Voilà, lui répondis-je, un systême d’esprit qui
ne fera pas fortune, l’amour propre n’y trouve pas son
compte, si ce que vous dites est vrai, les premiers
écrivains seulement ont dit des choses nouvelles ; &
nous ne sommes que leurs foibles imitateurs, la
difficulté est d’assigner le tems, où la nouveauté ayant
été épuisée, on a commencé de les copier. Je vous dirai
sans entrer dans le détail de vôtre systême, qu’il y a
quelque chose de vraisemblable ; mais revenez d’une
erreur importante, la nature jalouse de piquer sans
cesse la curiosité des hommes, ne s’est pas d’abord
découverte en entier, elle ne se montre que par mesure ;
ainsi les Poëtes peuvent toûjours trouver des nouvelles
images ; qu’ils soient seulement attentifs à l’étudier,
ils éprouveront qu’elle est inépuisable ; mais
naturellement paresseux, ils s’épargnent la peine de
l’invention, dont ils rejettent le défaut sur la nature,
qu’ils ne daignent pas même consulter. Ariste croyant son systême ébranlé par ma
derniere réflexion, se disposoit à la combattre ;
Metatextualität
L’Auteur d’un petit Roman qui va
bien-tôt paroître, voulant pressentir le goût du Public sur
sa Poësie, m’a prié de mettre ces Stances dans une de mes
feüilles. Il m’avertit que son Heroïne s’exprime ainsi, dans
le moment que l’Amant est obligé de faire un voyage par mer.
Ebene 3
Divinitez dépositaires Des plus
chers secrets de mon cœur, Renversez les projets contraires
Aux interêts de mon bonheur ; Pour faire aimer vôtre
puissance, Vous dissipez dans leur naissance, Les orages les
plus affreux : Venez dans mon malheur extrême, Signaler le
pouvoir suprême, Qui fait l’espoir des malheureux. Du
charmant objet que j’adore, On va bien-tôt me separer ; Et
mon amour ignore encore, Le destin qu’il doit esperer : Ces
mortelles incertitudes, Source de mille inquiétudes,
Déchirent mon cœur nuit & jour : Dans l’excès du mal qui
me presse, Que votre pitié s’interesse, Au
succès de mon tendre amour. Puissante Reine de Cythere, Mere
des plus tendres plaisirs ; C’est en toi que mon cœur
espere, Entends la voix de mes soupirs Rappelle en ce jour
le présage, Qui me peignit la douce image, D’un délicieux
avenir. Ramene un espoir plein de charmes, Que de mes
cruelles alarmes, Je perde jusqu’au souvenir. De ta
puissance environnée, Je craindrois peu le sort jaloux ;
C’est vainement que contre Enée, Il essaya tout son
courroux : Déja mille fléches mortelles, A qui les vents
prêtoient des aîles, Alloient fondre sur ton cher fils ; Tu
le fis couvrir d’un nuage, Phebus n’en laissa qu’une image,
Pour mieux tromper ses ennemis. Je suis dès ma plus tendre
enfance, Ta fille par adoption ; Tu dois à ce nom
l’assistance, Qui sauva l’appui d’Ilion. Déja d’une mourante
vie, Le fragile fil se délie, Je touche à mon dernier
instant ; Sensible à ce triste spectacle, Ne differe plus le
miracle, Qui doit terminer mon tourment. Que Daphnis, loin
de Mytilene, Brûle toujours des mêmes feux ; Que dans son
amoureuse peine, Sapho soit l’objet de ses vœux. Tu sçais jusqu’où va ma tendresse, Pourquoi rougir de ma
foiblesse, Toi-même formes ces desirs : Augmente l’ardeur de
sa flâme, Fais qu’éternellement son ame, Me rende soupirs
pour soupirs. Lorsque sur ta Conque brillante, Tu charmes
tous les Dieux marins ; Frapé de ta beauté naissante,
Zephire eut soin de tes destins : Avec son haleine cherie Il
te porta dans Idalie, Chargea les Heures de tes jours ;
Conjure le riant Zephire, De souffler sur l’humide empire,
Pour le salut de mes amours. Dieu de la Mer, dont la
presence, Calme la fureur des Autans ; Impose aux ondes le
silence, Et peint les jours les plus charmans : Laisse-toi
toucher par mes larmes ; Toi seul peus finir mes alarmes,
Rends-moi ce dépôt précieux : Que loin de l’empire des
ondes, Dans les grottes les plus profondes, Fremissent les
vents furieux.