Le Spectateur inconnu: Quatriéme Feüille.

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Quatriéme Feüille.

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Je ne sçai si l’étoile de 1723. repandra encore ses influences dans cette nouvelle année, c’est un problême qui ne paroît pas bien décidé, les Paniers, le Quadrille, seront-ils proscrits ? Reviendra-t’on aux Mirlitons ? Se lassera t’on de critiquer Inés ? Un homme qui lit dans les astres, les évenemens futurs, hazarderoit une décision ; je ne puis donner que des conjectures dont je ne garantis pas la certitude. La Nation Françoise est inépuisable en inventions, la nouveauté a pour elle des charmes victorieux ; ainsi verrons-nous peut-être substituer aux Paniers, quelque autre machine plus ingenieusement imaginée ? Déja les Mirlitons sont usez ; j’apprens qu’un air suranné dont je ne sçaurois cependant désigner le ton, est à la mode. Le charmant Quadrille est menacé de proscription, il y a une cabale formée pour regner le Reversi. On m’a assûré qu’on ne fera plus mention d’Inés de Castro, puissant motif de joye pour l’Auteur presque accablé des traits lancez contre lui. Je m’étois imaginé qu’une nuée d’écrivains alloit fondre sur Nitetis ; mais on m’a annoncé un profond silence sur cette Tragedie ; les critiques, ma-t’on dit, sont orgueilleux, ils ne veulent luter que contre les Auteurs du premier ordre ; dès que leur réputation devient trop éclatante, elle reveille la jalousie. Telle est la manie des frondeurs, ce n’est point à l’ouvrage seul qu’ils en veulent, ils cherchent encore à diminuer le merite personnel d’un Auteur. Ceux qui m’ont apris cette importante nouvelle, ont eû soin de me faire sçavoir que la fureur des critiques se tourneroit contre Marianne ; l’Auteur joüissant de la réputation d’un excellent Poëte, il n’en faut pas davantage pour les animer. Qu’ils seroient bien sots si cette Tragedie avoit le malheureux destin d’une de ses sœurs, à qui on expedia presque dans le même instant un Certificat de vie & de mort ! Je les entens déja murmuter contre l’Auteur de l’éleve de Terpsicore, ils traitent de franc brutal, son impatient, la Comedie leur paroît pleine de lieux communs contre les Normands & les Bretons, si on les croit, il n’y a rien de merveilleux dans l’invention, une basse & grossiere naïveté regne par tout, & dès la premiere representation ils augurent la chûte infaillible de la Piéce. J’entre dans ce détail pour donner une idée de l’humeur inquiete & turbulente de la Nation. Quelle abondance de matiere n’y trouverons-nous pas, Spectateurs attentifs qui mettons à profit le ridicule des hommes ! Mais ce n’est pas tout, on parle ouvertement d’une conjuration contre nôtre langue ; on va renouveller l’histoire de la Tour de Babel. Jusqu’à present on avoit affecté à chaque science des termes propres & particuliers, on est ennuyé d’un usage si sensément établi. La Geometrie va usurper les termes de la Métaphysique, & la Métaphysique revendiquera ceux de la Géometrie ; l’élégante simplicité fera place au pompeux galimathias, la Poësie condamnée à marcher à pas concertez, cedera à la Prose ses nobles hardiesses, & dédaignant une douce harmonie, elle offrira des sons rudes & désagréables, rien n’étant plus difficile que de mesurer la beauté des Vers, au jugement trop délicat de l’oreille. Le plan de la conspiration est ébauché depuis longtems ; certaines gens qui se plaisent à prophetiser des malheurs, disent que nous touchons à l’instant où elle va éclater avec un succès prodigieux.

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Dialog

Je m’entretenois ce matin 28. Janvier avec Ephorin sur cette conspiration. Le grand nombre de gens qui s’y opposent, le peu de progrés qu’elle a fait jusqu’à present, lui paroissent le présage certain de sa foiblesse & de son impuissance, ne comptant pour rien les efforts continuels de quelques écrivains jaloux d’un bouleversement qui nous replongeroit dans nôtre premiere barberie ; il les menace du sort de Ronsard, dont le langage expira avec lui. Je lui ai répondu que l’amour de la nouveauté étant ancré bien avant dans le cœur des François, la séduction étoit fort à craindre. Si Ronsard échoua dans une entreprise semblable, c’est qu’il introduisit un langage plus que barbare, c’étoit un mélange de differentes langues qui n’avoit rien d’imposant ; mais le complot de nos modernes est conduit avec plus d’art & de finesse, il y a dans le nouveau jargon je ne sçai quoi de séduisant, c’est une combinaison de mots, forcée à la verité, mais capable de fasciner des gens avides de nouveauté ; d’ailleurs les pointes dont chaque phrase est ornée, semblent demander grace pour des mots monstrueusement unis ensemble. Vous n’êtes pas le seul, a repliqué Ephorin, qui craint une semblable confusion. Je veux vous faire part des sentimens d’Anti-Mothe. Sans aprofondir les motifs qui peuvent contribuer à la fortune du nouveau jargon, il la trouve dans la fameuse comete de l’année derniere ; il prétend que c’est à ses pernicieuses influences qu’on doit la création d’un grand nombre d’expressions étonnantes qui ont si fort révolté les gens sensez ; ce qui alarme Anti-Mothe, c’est que selon lui, ces mêmes influences se répandent sur les plus grands ennemis de nos ridicules Puristes ; lisez, me disoit-il dernierement, la Préface qu’Albin a mis à la tête d’un ouvrage periodique, vous y trouverez la preuve de ce que j’avance ; l’interruption du journal est appellée une espece d’interregne ; le partage hebdomadaire des feüilles, est traité de décomposition, on y parle d’un docte Problêmatique : expressions dont on n’aquiert l’intelligence qu’après une meditation profonde. Que dites-vous, me demande Ephorin, de la maniere de penser d’Anti-Mothe. Je lui ai répondu que sans adopter son erreur touchant l’ascendant des comettes sur notre goût, je souscrivois à sa critique. Ce qui me surprend, c’est que l’Auteur du journal se soit servi de ces expressions guindées, dans un ouvrage où il attaque avec raison un traducteur qui a eû recours à une certaine manufacture de mots établie sans privilege. Certains politiques de l’empire litteraire pretendent qu’Albin a hazardé ces expressions, pour menager sa paix avec les Auteurs du nouveau jargon. Si cela est, il sera trompé dans ses esperances, on ne lui fera pas grace à si bon marché, il lui en coûtera une réparation authentique, sans quoi l’Abbé de P *. Oracle de la cabale, persistera à soûtenir que les ouvrages d’Albin sont pitoyables. Ce qui doit consoler le journaliste, c’est qu’il a le talent de plaire à des lecteurs non prevenus, on souhaite seulement qu’il bannisse les expressions ridiculement précieuses, à cette condition on est prêt à lui pardonner, la fâcheuse decomposition dont il a lui-même montré les inconveniens. Ne prevenons rien, ajoûta Ephorin en me quittant, nous forgeons peut-être des chimeres. Voilà un nouveau Dictionnaire qui va éclorre, où l’on a ramassé toutes les expressions & les phrases ampoulées de nos Puristes. Peut être qu’à la vûë de tout ce galimathias, les esprits se réüniront en faveur de la noble simplicité qui fait l’ornement de nôtre langue. Cependant je doute du succès de l’ouvrage. Les partisans du nouveau jargon en sont si éperdûment amoureux, qu’il sera presque impossible de corriger leur goût ; ce sont des amans à qui on a beau peindre la laideur de leurs maîtresses, ils sentent pour elles une tendresse plus vive. Il est d’ailleurs des gens pour qui la singularité est infiniment atrayante, des expressions naturelles leur paroissent triviales, il leur faut du Phebus, ne fût-ce que pour se distinguer du reste des mortels.

Metatextualität

On m’a paru si content des lettres qui ont paru dans les feüilles précedentes, que j’ai crû devoir en mettre ici deux autres qu’on trouvera interessantes, un homme d’esprit m’a écrit la premiere, & je tiens la seconde d’une Dame dont le goût passe pour sûr & délicat.

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Brief/Leserbrief

Monsieur le Spectateur, Je ne puis assez vous remercier des nouvelles que vous avez eû la bonté de me communiquer. Je les ai devorées avec une avidité qui est au dessus de toute expression. Continuez cet innocent & utile plaisir à un ami relegué à la campagne, & condamné à vivre avec des gens pour qui la Republique des Lettres est un pays aussi inconnu que le Monomotapa. Plaignez ma destinée, on ne parle ici que de Quadrille & de Piquet, jamais je n’ai moins vécu de la vie de l’esprit ; je porterois ce train de vie plus tranquillement si j’en étois quitte pour deux ou trois heures de jeu, mais bien souvent on m’enleve une journée entiere. Je ne me dédommage d’un long & cruel ennuy, que par une conversation rapide avec les morts, vous connoissez les Auteurs avec qui je suis en commerce, c’est la fleur de ce qu’il y a jamais eû de gens d’esprit & de bon sens, je n’ai garde de les nommer, vous n’ignorez pas mes liaisons avec quelques personnes qui pensent tout autrement ; si ma Lettre avoit le malheur d’être interceptée, je les verrois sûrement fondre sur moi ; ces Messieurs sont en possession de le prendre sur un ton fort haut, cependant ils ne m’empêcheront point de croire in petto tout ce que je voudrai ; & soit dit entre nous, je ne prise pas beaucoup leur bruyantes déclamations ; jusqu’à ce qu’ils ayent établi une rigoureuse inquisition contre les amateurs de la bonne antiquité ; je préfererai l’or des Virgiles à tout le clinquant des Lucains, soit anciens, soit modernes, passez moi s’il vous plaît ces écarts un peu pindariques : Que pouvez-vous apprendre d’un homme confiné à la campagne ? les arbres sont muets, le tems n’est plus où ils rendoient des oracles, il faut que vous vous conteniez des reflexions ausquelles vos nouvelles donnent occasion.

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Vous m’annoncez une nouvelle traduction d’Horace, en me cachant le nom du Jesuite qui la promet, je vous avoûrai que je trouve son entreprise un peu hardie. Sans aprecier le merite de toutes les traductions qu’on a vû paroître de nos jours, il lui sera difficile d’effacer le P. T. son confrere ; je sçai bien qu’il n’a pas tout-à-fait attrapé la Majesté, la force, le sublime & la naïveté des Odes ; mais il faut avoüer que ce n’est point sa faute s’il est au dessous de son original, il a mis en œuvre tout ce que nôtre langue a d’énergie, de magnificence & d’Amenité, un autre fera-t’il davantage ? frapé de la difficulté de rendre beauté pour beauté, j’ai toûjours crû, peut-être est-ce un paradoxe, que les anciens & surtout les Poëtes, pouvoient être utilement imitez ; mais qu’on ne sçaurait presque les traduire sans les défigurer. Il est d’ailleurs dans chaque langue des beautez incommunicables. Ce que j’avance ici seroit la matiere d’une longue & curieuse dissertation. Je reviens au P. T. Vous conviendrez du moins avec moi que le traducteur a pris le veritable ton de la Satyre, on ne diroit jamais que l’un est la copie de l’autre, ce sont deux originaux, la finesse & la délicatesse de Satyrique Romain, n’ont rien perdu en passant par les mains du Traducteur. Que le caractere de Philosophe est bien gardé dans les épîtres ! Quel admirable concert de l’élegante simplicité, avec la naïveté du genre didactique ! je n’outre rien, jamais copie n’a été plus ressemblante à son original. Ces reflexions qui me paroissent assez naturelles, me font douter du succès de la nouvelle traduction, je souhaite de me tromper dans mes conjectures, & de voir mon cher Horace, pumice politum & cedro notatum, je voulois dire orné de toutes les graces & de toutes les beautez de nôtre langue. Vous savez que j’ai pour lui la tendresse de l’amant le plus passionné, c’est mon fidele Achate, plus je converse avec lui, plus je lui trouve d’esprit, & de cet esprit attique qui consiste à dire les choses avec une délicatesse & une naïveté ingenieuse, toûjours puisée dans la belle nature. Ce sont tous les jours des beautez que je découvre en lui. C’est une mine d’or qui me paroît inépuisable. Le reproche le mieux fondé qu’on puisse faire à Horace, c’est d’avoir vomi quelquefois des injures grossieres si indignes d’un courtisan, il n’est pas possible de l’excuser sur cet article ; ce qu’on peut dire de plus avantageux pour lui, c’est qu’à l’exemple d’Homere il s’est endormi. Je lui passe encore moins les obscenitez dont quelques unes de ses pieces sont remplies, on a beau alleguer la corruption des mœurs de son siecle, & la criminelle liberté qu’on se donnoit impunément dans un tems où les Catons autorisoient eux-mêmes la débauche ; ces raisons seroient de quelque poids, si l’infamie attachée au vice dépendoit d’une loi arbitraire ; mais les remords qui accompagnent l’iniquité nous étant innés, il résulte de là que l’homme a toûjours été coupable en méprisant cette voix de la nature, qui l’avertit de fuir le vice ; par consequent Horace n’est pas excusable de l’avoir peint avec des couleurs aimables. De là il est aisé d’augurer que le traducteur retranchera beaucoup d’endroits ; il doit ces égards & à sa reputation & à la jeunesse dont on ne sçauroit trop respecter l’innocence. Cependant je demande grace pour quelques Odes qui n’ont pas encore été bien traduites, d’autant mieux qu’il n’y a point de ces traits Cyniques qui alarment la pudeur. Je mets dans ce nombre les Odes 13. & 23. du I. liv. les 4. & 8. du second, la 9. du troisiéme, & plusieurs autres de ce caractere, où regne seulement une fine galanterie. Messieurs les traducteurs nous en imposent, en nous disant qu’en supprimant ces pieces, ils nous privent seulement des leçons de débauche. Qu’on les lise avec soin, on y trouvera des sentimens délicats, & des expressions tendres, que nos Poëtes modernes ont fait gloire d’imiter ; quiconque s’aviseroit d’appeller ces derniers, des maîtres de libertinage, ne deviendroit-il pas la fable des gens sages & éclairez ? Si je me sentois assez de force pour traduire Horace, je ferois peut-être de pareils retranchemens ; mais j’avoûrois que c’est dans l’impuissance de pouvoir exprimer les beautez des Odes que j’indique. Quel traducteur pourra jamais éfleurer cet endroit d e <sic> l’Ode 13. du premier livre ; non, si me satis audias speres perpetuum dulcia barbare l’oedentem oscula qua Venus quintâ parte sui nectaris imbuit. Chaque expression y fait une image, de quelles circonlocutions ne faudroit-il pas user pour développer le contraste des épithetes ? je hazarde ici la traduction de cet endroit pour vous faire mieux sentir la difficulté d’approcher de l’original : Lydie, si vous m’en croyez, vous ne compterez pas sur la constance d’un amant qui a la cruauté de meurtrir cette petite bouche, où Venus répand la quintessence de son Nectar. Vous voyez que je n’ai pû saisir toutes les images, ni conserver le contraste des épithetes, il me paroît même impossible de trouver dans nôtre langue des expressions équivalentes. Je voudrois encore moins essayer de traduire cet endroit de l’Ode 17. du I. livre : Nec metues protervum suspecta Cyrum, ne male dispari, incontinentes injiciat manus. Rien n’est plus ingénieusement naїf, mais aussi quel traducteur pourra se flater d’ébaucher tant d’images ! il faut se contenter d’admirer la beauté du genie du Poёte. Je serois infini si je rappellois tous les endrois où il est si difficile d’attraper les traits de ce grand original. Il est bien plus aisé de prendre le ton de Prédicateur dans une préface, que de tenter une traduction de ces Odes dont les beautez frapent, mais qui échapent lorsqu’on veut les exprimer, semblables à cette Bergere de Virgile, qui montrant l’envie de se faire voir, disparoissoit presque dans le même instant. Quelle obligation n’auroit-on pas au nouveau traducteur, s’il vouloit essayer son genie sur ces Odes, quand même il lui arriveroit d’être un peu loin d’original, en lui sçaura toûjours bon gré de son courage. Voilà une Lettre déjà bien longue, mais peut-on être laconique quand on parle de ce qu’on aime ? je ne finirai pas sans vous communiquer encore quelques idées sur mon cher Horace, ma petite vanité ne me permet pas de les remettre à une autre fois. J’ai toujours distingué deux hommes dans Horace, le Courtisan & le Philosophe. Un traducteur doit connoître les manieres de l’un & de l’autre. Pour exprimer le caractere du premier, il faut quelque usage du monde, une aimable politesse, des mœurs douces & faciles, le talent de loüer finement, & la connaissance de la galanterie la plus délicate. Pour conserver le rôlle du second, il faut connoître les passions, le veritable ridicule, sçavoir montrer le vice par l’endroit le plus capable de le décrier, & insinuer la verité d’une manière forte, mais gracieuse. Quand à ces qualitez on joint une certaine mesure d’érudition, les expressions se presentent d’elles mêmes pour peindre les beautez de l’original. Vous voyez que je demande dans le traducteur une partie des talens qu’Horace a réüni dans un dégré si éminent. Ce sentiment n’est pas si paradoxe. Qu’on ne s’y trompe pas, Horace paroîtra toûjours un franc pedant, entre les mains d’un homme dont la tête n’est remplie que de Grec & de Latin.
J’aurois dû vous épargner toutes ces réflexions assez inutiles pour vous ; pardonnez-les moi en faveur du plaisir que je ressens à parler d’un Poëte dont je fais mes plus cheres délices ; je n’aurois osé vous dire tout cela de vive voix, mais comme vous sçavez le papier ne rougit pas ; d’ailleurs on est sans façon à la campagne & l’on y dit naturellement ce qu’on pense. Avant que d’écrire ma Lettre, j’avois dessein de vous dire mon sentiment sur la Tragedie que vous avez eû la bonté de m’envoyer, mais après avoir lû l’épître qui est à la tête de l’ouvrage, j’ai senti mes paupieres s’appesantir par le sommeil, il ne m’a pas été possible d’aller plus loin : Autant que j’en puis juger, cette épître me paroît avoir été composée sous les auspices de ces Muses qu’un peuple poli de la Grece honoroit conjointement avec Morphée. Je vous rendrai compte une autre fois de mes sentimens sur la Tragedie entiere, je suis, &c.

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Brief/Leserbrief

Monsieur le Spectateur, Vous me paroissez dès vôtre premiere feüille, si favorablement prévenu pour le beau sexe, que j’ai lieu d’esperer que vous ne me refuserez pas de rendre ma Lettre publique. Elle roule sur une matiere, qui pour être commune, n’en est pas plus éclaircie. Ce sont des reflexions generales sur les Romans ; je commencerai par les exposer pour venir ensuite à l’examen d’un ouvrage moderne qui m’a donné occasion de les faire. Vous me ferez plaisir de me dire vôtre sentiment là-dessus, vous pouvez compter sur une entiere docilité.

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Pour connoître la nature des Romans, il faudroit en développer l’origine ; mais cette matiere étant presque épuisée, je tomberois infailliblement dans des redites ennuyeuses ; d’ailleurs ce détail me donneroit un air de savante, c’est précisement ce que j’ai toûjours eû soin d’éviter, tous mes talens se bornans à sentir les beautez qui frapent, & les défauts grossiers qui se trouvent dans un Roman ou dans une Comedie. Ainsi je hazarderai ici mes propres idées sur cette matiere. Un Roman est une fiction qui comprend quelque avanture amoureuse écrite en prose avec esprit, selon les regles du poëme épique, & cela pour le plaisir & l’instruction du Lecteur. Je distingue deux sortes de Romans, les uns dont le fonds historiques est embelli par la fiction, & les autres entierement imaginez. Dans l’nne <sic> & dans l’autre espece il ne doit y avoir qu’une action principale, le reste doit être épisodique, mais si intimement lié avec le nœud du Roman, qu’il en résulte un tout dont le commencement & la fin ayent un juste rapport. Le Roman est ami du merveilleux, mais de ce merveilleux qui est dans la nature. Je crois le ministere des Dieux, réservé pour le poëme épique ; je voudrois l’exclure des Romans, où tout doit tendre à une imitation naturelle des mœurs & des sentimens. Une fiction faite pour plaire doit être vraisemblable ; pour lui donner cette couleur, il faut écarter tout ce qui paroît impossible ; choisir des situations naturelles, amener des évenemens propres à peindre les sentimens que donne la belle nature a étaler le jeu des passions, & à saisir les images qui servent à les exprimer vivement. Il faut assortir les expressions au mouvement des passions, en general elles doivent tenir de la poësie. L’amour, la jalousie, la compassion, ont leur langage particulier, qui varie selon le caractere des Acteurs qu’on introduit. Un Berger doit s’exprimer dans ses amours autrement qu’un courtisan, une tendre naïveté doit regner dans les discours de l’un, & une ingénieuse délicatesse doit être le partage de l’autre. On a coûtume d’exclure des Romans la poësie, cependant il me paroît qu’on pourroit dans certaines occasions en faire usage avec succès ; je ne sçai même si ce ne seroit point une bienséance necessaire, si l’on faisoit parler des gens connus pour amateurs de la poësie où pour Poëtes. Monsieur Durfé & Mademoiselle de Scudery ont pris cette liberté, & on ne peut nier que ces morceaux de poësie ne donnent de l’agrément à leurs fictions. Quoiqu’en écrivant un Roman on doive se proposer de mêler le plaisir à l’instruction, il faut éviter de semer beaucoup de traits de morale, elle doit se presenter dans les faits plûtôt que dans des reflexions marquées : ainsi la conduite extravagante d’un jaloux fait plus d’impression, que tous les traits qu’on pourroit lancer directement contre lui. Vous m’avoûrez que si l’on faisoit l’analyse de la plûpart des Romans d’après les regles, que mes réflexions servent à éclaircir, on en trouveroit peu qui meritent ce nom. Les Romans de Madame de la Fayette & Zaïde surtout, sont ceux qu’on doit prendre pour modeles, il y a un art infini ; cependant tout y est naturel, soit dans les situation, soit dans les sentimens, soit enfin dans l’union des épisodes avec le dénoûment. Vous voyez, Monsieur, que ces reflexions donneroient lieu à un détail immense ; mais outre que je ne suis pas en état de le faire, ma Lettre deviendroit insensiblement une dissertation. Je viens maintenant à l’Histoire de D. Juan de Portugal, fils de D. Pedre & d’Inès de Castro. C’est l’ouvrage que j’ay eû en vûë en vous écrivant. L’Auteur n’a pas manqué de nous donner une grande preface, pleine d’une érudition usée. Il commence par blâmer l’Auteur de la Princesse de Monpensier, d’avertir le Lecteur que tout ce qu’il va dire est faux ; le critique en donne cette raison, que le respect naturel que nous devons à la verité, fait dédaigner tout ce qui s’offre à découvert sous la figure du mensonge. La seule distinction des Romans mêlez de traits historiques & des Romans purement imaginez fait tomber la censure ; si l’on n’en pouvoit composer que de la premiere espece, on applaudiroit au sentiment de critique ; mais puisqu’il a toûjours été permis de faire honneur aux heros des actions où ils n’ont eû aucune part, pourvû que les bienséances soient gardées, rien n’est plus frivole que de condamner l’aveu de ne rien emprunter de l’histoire, c’est un hommage rendu à la verité, en un mot c’est dire qu’on écrit un Roman dont les évenemens sont créés par l’imagination ; la verité qu’on y doit chercher est celle qui résulte d’une imitation naturelle des mœurs & des sentimens. Madame de la Fayette a dû même donner cet avis à ses Lecteurs, qui trompez par des noms connus, auroient pû croire qu’une partie des faits se trouvoit dans l’histoire. Nôtre Romancier si vivement amoureux de la verité s’en dégoûte bientôt ; les Romans historiques ont pour lui plus de charmes que l’histoire ; si on le croit, je ne sçai combien de gens ont appris au Théatre l’histoire Greque & Romaine, & il ne tiendra pas à lui qu’on n’abandonne la verité pour la fiction : Ne seroit-ce pas faire le sacrifice de son jugement, que de ceder aveuglement a de pareilles décisions ? M. D. L. M. est encore en bute aux traits de nôtre critique, pour avoir défiguré l’histoire dans sa Tragedie d’Inès de Castro ; un anacronisme de l’Auteur de la Comtesse de Vergi, allume son premier zele pour la verité : mais puisqu’en prenant ce tour il a trouvé le secret de plaire, le voilà pleinement injustifié. Toutes ces censures amenent fort naturellement un éloge modeste de ce petit ouvrage. Ensuite par la plus heureuse transition, il entre dans le détail des plus fameux Romans, sans oublier la fabuleuse déposition de l’Auteur de Theagene & de Cariclée. Le reste de la préface est employé à combattre certains esprits tristes, ennemis des fictions. Comme le ridicule est plus sensible dans la preface que dans le reste de l’ouvrage, je m’y suis un peu arrêté : j’entrerois dans un autre détail pour développer les défauts du Roman, si je ne craignois de vous ennuyer ; il suffit de vous dire en general, qu’il est trop chargé d’épisodes, dont la liaison & le rapport ne sont point assez marquez ; le stile n’est ni assez vif ni assez serré ; point de sentimens, nulle suite dans les caracteres, les couleurs du vraisemblable presque toujours manquées, les évenemens rarement préparez, le dénoûment amené si brusquement, que le plaisir de la surprise est tout d’un coup émoussé : il n’est pas juste qu’on m’en croye ; quiconque voudra se donner la peine de faire une application exacte des régles, ne trouvera rien que de mesuré dans ma critique. Ce qu’on peut dire de plus avantageux pour l’Auteur, c’est qu’il a sçu faire paroître son ouvrage dans des circonstances heureuses : la Tragedie d’Inès de Castro avoit surpris l’attention du Public ; tout ce qui paroissoit y avoir quelque rapport, étoit rapidement enlevé ; ainsi l’histoire de D. Juan ne pouvoit manquer de faire fortune ; qu’on y prenne garde les Livres ont leur propre saison, comme les mets, les habits & les plaisirs, il faut être fin connoisseur pour saisir le moment favorable.
Voilà une Lettre bien longue, mais une femme qui écrit ne se hâte pas plus que quand elle est à sa toilette, elle ne finit pas. Je suis, &c.