Le Spectateur inconnu: Quatriéme Feüille.
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Quatriéme Feüille.
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Je ne sçai si l’étoile de 1723.
repandra encore ses influences dans cette nouvelle année, c’est
un problême qui ne paroît pas bien décidé, les Paniers, le
Quadrille, seront-ils proscrits ? Reviendra-t’on aux Mirlitons ?
Se lassera t’on de critiquer Inés ? Un homme qui lit dans les
astres, les évenemens futurs, hazarderoit une décision ; je ne
puis donner que des conjectures dont je ne garantis pas la
certitude. La Nation Françoise est inépuisable en inventions, la
nouveauté a pour elle des charmes victorieux ; ainsi
verrons-nous peut-être substituer aux Paniers, quelque autre
machine plus ingenieusement imaginée ? Déja les Mirlitons sont
usez ; j’apprens qu’un air suranné dont je ne
sçaurois cependant désigner le ton, est à la mode. Le charmant
Quadrille est menacé de proscription, il y a une cabale formée
pour regner le Reversi. On m’a assûré qu’on ne fera plus mention
d’Inés de Castro, puissant motif de joye pour l’Auteur presque
accablé des traits lancez contre lui. Je m’étois imaginé qu’une
nuée d’écrivains alloit fondre sur Nitetis ; mais on m’a annoncé
un profond silence sur cette Tragedie ; les critiques, ma-t’on
dit, sont orgueilleux, ils ne veulent luter que contre les
Auteurs du premier ordre ; dès que leur réputation devient trop
éclatante, elle reveille la jalousie. Telle est la manie des
frondeurs, ce n’est point à l’ouvrage seul qu’ils en veulent,
ils cherchent encore à diminuer le merite personnel d’un Auteur.
Ceux qui m’ont apris cette importante nouvelle, ont eû soin de
me faire sçavoir que la fureur des critiques se tourneroit
contre Marianne ; l’Auteur joüissant de la réputation d’un
excellent Poëte, il n’en faut pas davantage pour les animer.
Qu’ils seroient bien sots si cette Tragedie avoit le malheureux
destin d’une de ses sœurs, à qui on expedia presque dans le même
instant un Certificat de vie & de mort ! Je les
entens déja murmuter contre l’Auteur de l’éleve de Terpsicore,
ils traitent de franc brutal, son impatient, la Comedie leur
paroît pleine de lieux communs contre les Normands & les
Bretons, si on les croit, il n’y a rien de merveilleux dans
l’invention, une basse & grossiere naïveté regne par tout,
& dès la premiere representation ils augurent la chûte
infaillible de la Piéce. J’entre dans ce détail pour donner une
idée de l’humeur inquiete & turbulente de la Nation. Quelle
abondance de matiere n’y trouverons-nous pas, Spectateurs
attentifs qui mettons à profit le ridicule des hommes ! Mais ce
n’est pas tout, on parle ouvertement d’une conjuration contre
nôtre langue ; on va renouveller l’histoire de la Tour de Babel.
Jusqu’à present on avoit affecté à chaque science des termes
propres & particuliers, on est ennuyé d’un usage si
sensément établi. La Geometrie va usurper les termes de la
Métaphysique, & la Métaphysique revendiquera ceux de la
Géometrie ; l’élégante simplicité fera place au pompeux
galimathias, la Poësie condamnée à marcher à pas concertez,
cedera à la Prose ses nobles hardiesses, & dédaignant une
douce harmonie, elle offrira des sons rudes &
désagréables, rien n’étant plus difficile que de mesurer la
beauté des Vers, au jugement trop délicat de l’oreille. Le plan
de la conspiration est ébauché depuis longtems ; certaines gens
qui se plaisent à prophetiser des malheurs, disent que nous
touchons à l’instant où elle va éclater avec un succès
prodigieux.
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Dialog
Je m’entretenois ce matin 28.
Janvier avec Ephorin sur cette conspiration. Le grand
nombre de gens qui s’y opposent, le peu de progrés
qu’elle a fait jusqu’à present, lui paroissent le
présage certain de sa foiblesse & de son
impuissance, ne comptant pour rien les efforts
continuels de quelques écrivains jaloux d’un
bouleversement qui nous replongeroit dans nôtre premiere
barberie ; il les menace du sort de Ronsard, dont le
langage expira avec lui. Je lui ai répondu que l’amour
de la nouveauté étant ancré bien avant dans le cœur des
François, la séduction étoit fort à craindre. Si Ronsard
échoua dans une entreprise semblable, c’est qu’il
introduisit un langage plus que barbare, c’étoit un
mélange de differentes langues qui n’avoit rien
d’imposant ; mais le complot de nos modernes est conduit
avec plus d’art & de finesse, il y a dans le nouveau
jargon je ne sçai quoi de séduisant, c’est une combinaison de mots, forcée à la verité,
mais capable de fasciner des gens avides de nouveauté ;
d’ailleurs les pointes dont chaque phrase est ornée,
semblent demander grace pour des mots monstrueusement
unis ensemble. Vous n’êtes pas le seul, a repliqué
Ephorin, qui craint une semblable confusion. Je veux
vous faire part des sentimens d’Anti-Mothe. Sans
aprofondir les motifs qui peuvent contribuer à la
fortune du nouveau jargon, il la trouve dans la fameuse
comete de l’année derniere ; il prétend que c’est à ses
pernicieuses influences qu’on doit la création d’un
grand nombre d’expressions étonnantes qui ont si fort
révolté les gens sensez ; ce qui alarme Anti-Mothe,
c’est que selon lui, ces mêmes influences se répandent
sur les plus grands ennemis de nos ridicules Puristes ;
lisez, me disoit-il dernierement, la Préface qu’Albin a
mis à la tête d’un ouvrage periodique, vous y trouverez
la preuve de ce que j’avance ; l’interruption du journal
est appellée une espece d’interregne ; le partage
hebdomadaire des feüilles, est traité de décomposition,
on y parle d’un docte Problêmatique : expressions dont
on n’aquiert l’intelligence qu’après une meditation
profonde. Que dites-vous, me demande
Ephorin, de la maniere de penser d’Anti-Mothe. Je lui ai
répondu que sans adopter son erreur touchant l’ascendant
des comettes sur notre goût, je souscrivois à sa
critique. Ce qui me surprend, c’est que l’Auteur du
journal se soit servi de ces expressions guindées, dans
un ouvrage où il attaque avec raison un traducteur qui a
eû recours à une certaine manufacture de mots établie
sans privilege. Certains politiques de l’empire
litteraire pretendent qu’Albin a hazardé ces
expressions, pour menager sa paix avec les Auteurs du
nouveau jargon. Si cela est, il sera trompé dans ses
esperances, on ne lui fera pas grace à si bon marché, il
lui en coûtera une réparation authentique, sans quoi
l’Abbé de P *. Oracle de la cabale, persistera à
soûtenir que les ouvrages d’Albin sont pitoyables. Ce
qui doit consoler le journaliste, c’est qu’il a le
talent de plaire à des lecteurs non prevenus, on
souhaite seulement qu’il bannisse les expressions
ridiculement précieuses, à cette condition on est prêt à
lui pardonner, la fâcheuse decomposition dont il a
lui-même montré les inconveniens. Ne prevenons rien,
ajoûta Ephorin en me quittant, nous forgeons peut-être
des chimeres. Voilà un nouveau Dictionnaire
qui va éclorre, où l’on a ramassé toutes les expressions
& les phrases ampoulées de nos Puristes. Peut être
qu’à la vûë de tout ce galimathias, les esprits se
réüniront en faveur de la noble simplicité qui fait
l’ornement de nôtre langue. Cependant je doute du succès
de l’ouvrage. Les partisans du nouveau jargon en sont si
éperdûment amoureux, qu’il sera presque impossible de
corriger leur goût ; ce sont des amans à qui on a beau
peindre la laideur de leurs maîtresses, ils sentent pour
elles une tendresse plus vive. Il est d’ailleurs des
gens pour qui la singularité est infiniment atrayante,
des expressions naturelles leur paroissent triviales, il
leur faut du Phebus, ne fût-ce que pour se distinguer du
reste des mortels.
Metatextualität
On m’a paru si content des lettres
qui ont paru dans les feüilles précedentes, que j’ai crû
devoir en mettre ici deux autres qu’on trouvera
interessantes, un homme d’esprit m’a écrit la premiere,
& je tiens la seconde d’une Dame dont le goût passe pour
sûr & délicat.
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Brief/Leserbrief
Monsieur le Spectateur, Je ne
puis assez vous remercier des nouvelles que
vous avez eû la bonté de me communiquer. Je les ai
devorées avec une avidité qui est au dessus de toute
expression. Continuez cet innocent & utile plaisir à
un ami relegué à la campagne, & condamné à vivre
avec des gens pour qui la Republique des Lettres est un
pays aussi inconnu que le Monomotapa. Plaignez ma
destinée, on ne parle ici que de Quadrille & de
Piquet, jamais je n’ai moins vécu de la vie de
l’esprit ; je porterois ce train de vie plus
tranquillement si j’en étois quitte pour deux ou trois
heures de jeu, mais bien souvent on m’enleve une journée
entiere. Je ne me dédommage d’un long & cruel ennuy,
que par une conversation rapide avec les morts, vous
connoissez les Auteurs avec qui je suis en commerce,
c’est la fleur de ce qu’il y a jamais eû de gens
d’esprit & de bon sens, je n’ai garde de les nommer,
vous n’ignorez pas mes liaisons avec quelques personnes
qui pensent tout autrement ; si ma Lettre avoit le
malheur d’être interceptée, je les verrois sûrement
fondre sur moi ; ces Messieurs sont en possession de le
prendre sur un ton fort haut, cependant ils ne
m’empêcheront point de croire in petto tout ce que je
voudrai ; & soit dit entre nous, je ne prise pas
beaucoup leur bruyantes déclamations ;
jusqu’à ce qu’ils ayent établi une rigoureuse
inquisition contre les amateurs de la bonne antiquité ;
je préfererai l’or des Virgiles à tout le clinquant des
Lucains, soit anciens, soit modernes, passez moi s’il
vous plaît ces écarts un peu pindariques : Que
pouvez-vous apprendre d’un homme confiné à la campagne ?
les arbres sont muets, le tems n’est plus où ils
rendoient des oracles, il faut que vous vous conteniez
des reflexions ausquelles vos nouvelles donnent
occasion. J’aurois dû vous
épargner toutes ces réflexions assez inutiles pour
vous ; pardonnez-les moi en faveur du plaisir que je
ressens à parler d’un Poëte dont je fais mes plus cheres
délices ; je n’aurois osé vous dire tout cela de vive
voix, mais comme vous sçavez le papier ne rougit pas ;
d’ailleurs on est sans façon à la campagne & l’on y
dit naturellement ce qu’on pense. Avant que d’écrire ma
Lettre, j’avois dessein de vous dire mon sentiment sur
la Tragedie que vous avez eû la bonté de m’envoyer, mais
après avoir lû l’épître qui est à la tête de l’ouvrage,
j’ai senti mes paupieres s’appesantir par le sommeil, il ne m’a pas été possible d’aller plus
loin : Autant que j’en puis juger, cette épître me
paroît avoir été composée sous les auspices de ces Muses
qu’un peuple poli de la Grece honoroit conjointement
avec Morphée. Je vous rendrai compte une autre fois de
mes sentimens sur la Tragedie entiere, je suis, &c.
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Vous m’annoncez
une nouvelle traduction d’Horace, en me cachant le
nom du Jesuite qui la promet, je vous avoûrai que je
trouve son entreprise un peu hardie. Sans aprecier
le merite de toutes les traductions qu’on a vû
paroître de nos jours, il lui sera difficile
d’effacer le P. T. son confrere ; je sçai bien qu’il
n’a pas tout-à-fait attrapé la Majesté, la force, le
sublime & la naïveté des Odes ; mais il faut
avoüer que ce n’est point sa faute s’il est au
dessous de son original, il a mis en œuvre tout ce
que nôtre langue a d’énergie, de magnificence &
d’Amenité, un autre fera-t’il davantage ? frapé de
la difficulté de rendre beauté pour beauté, j’ai
toûjours crû, peut-être est-ce un paradoxe, que les
anciens & surtout les Poëtes,
pouvoient être utilement imitez ; mais qu’on ne
sçaurait presque les traduire sans les défigurer. Il
est d’ailleurs dans chaque langue des beautez
incommunicables. Ce que j’avance ici seroit la
matiere d’une longue & curieuse dissertation. Je
reviens au P. T. Vous conviendrez du moins avec moi
que le traducteur a pris le veritable ton de la
Satyre, on ne diroit jamais que l’un est la copie de
l’autre, ce sont deux originaux, la finesse & la
délicatesse de Satyrique Romain, n’ont rien perdu en
passant par les mains du Traducteur. Que le
caractere de Philosophe est bien gardé dans les
épîtres ! Quel admirable concert de l’élegante
simplicité, avec la naïveté du genre didactique ! je
n’outre rien, jamais copie n’a été plus ressemblante
à son original. Ces reflexions qui me paroissent
assez naturelles, me font douter du succès de la
nouvelle traduction, je souhaite de me tromper dans
mes conjectures, & de voir mon cher Horace,
pumice politum & cedro notatum, je voulois dire
orné de toutes les graces & de toutes les
beautez de nôtre langue. Vous savez que j’ai pour
lui la tendresse de l’amant le plus passionné, c’est
mon fidele Achate, plus je converse avec lui, plus
je lui trouve d’esprit, & de cet
esprit attique qui consiste à dire les choses avec
une délicatesse & une naïveté ingenieuse,
toûjours puisée dans la belle nature. Ce sont tous
les jours des beautez que je découvre en lui. C’est
une mine d’or qui me paroît inépuisable. Le reproche
le mieux fondé qu’on puisse faire à Horace, c’est
d’avoir vomi quelquefois des injures grossieres si
indignes d’un courtisan, il n’est pas possible de
l’excuser sur cet article ; ce qu’on peut dire de
plus avantageux pour lui, c’est qu’à l’exemple
d’Homere il s’est endormi. Je lui passe encore moins
les obscenitez dont quelques unes de ses pieces sont
remplies, on a beau alleguer la corruption des mœurs
de son siecle, & la criminelle liberté qu’on se
donnoit impunément dans un tems où les Catons
autorisoient eux-mêmes la débauche ; ces raisons
seroient de quelque poids, si l’infamie attachée au
vice dépendoit d’une loi arbitraire ; mais les
remords qui accompagnent l’iniquité nous étant
innés, il résulte de là que l’homme a toûjours été
coupable en méprisant cette voix de la nature, qui
l’avertit de fuir le vice ; par consequent Horace
n’est pas excusable de l’avoir peint avec des
couleurs aimables. De là il est aisé
d’augurer que le traducteur retranchera beaucoup
d’endroits ; il doit ces égards & à sa
reputation & à la jeunesse dont on ne sçauroit
trop respecter l’innocence. Cependant je demande
grace pour quelques Odes qui n’ont pas encore été
bien traduites, d’autant mieux qu’il n’y a point de
ces traits Cyniques qui alarment la pudeur. Je mets
dans ce nombre les Odes 13. & 23. du I. liv. les
4. & 8. du second, la 9. du troisiéme, &
plusieurs autres de ce caractere, où regne seulement
une fine galanterie. Messieurs les traducteurs nous
en imposent, en nous disant qu’en supprimant ces
pieces, ils nous privent seulement des leçons de
débauche. Qu’on les lise avec soin, on y trouvera
des sentimens délicats, & des expressions
tendres, que nos Poëtes modernes ont fait gloire
d’imiter ; quiconque s’aviseroit d’appeller ces
derniers, des maîtres de libertinage, ne
deviendroit-il pas la fable des gens sages &
éclairez ? Si je me sentois assez de force pour
traduire Horace, je ferois peut-être de pareils
retranchemens ; mais j’avoûrois que c’est dans
l’impuissance de pouvoir exprimer les beautez des
Odes que j’indique. Quel traducteur pourra jamais
éfleurer cet endroit d e <sic> l’Ode 13. du
premier livre ; non, si me satis
audias speres perpetuum dulcia barbare l’oedentem
oscula qua Venus quintâ parte sui nectaris imbuit.
Chaque expression y fait une image, de quelles
circonlocutions ne faudroit-il pas user pour
développer le contraste des épithetes ? je hazarde
ici la traduction de cet endroit pour vous faire
mieux sentir la difficulté d’approcher de
l’original : Lydie, si vous m’en croyez, vous ne
compterez pas sur la constance d’un amant qui a la
cruauté de meurtrir cette petite bouche, où Venus
répand la quintessence de son Nectar. Vous voyez que
je n’ai pû saisir toutes les images, ni conserver le
contraste des épithetes, il me paroît même
impossible de trouver dans nôtre langue des
expressions équivalentes. Je voudrois encore moins
essayer de traduire cet endroit de l’Ode 17. du I.
livre : Nec metues protervum suspecta Cyrum, ne male
dispari, incontinentes injiciat manus. Rien n’est
plus ingénieusement naїf, mais aussi quel traducteur
pourra se flater d’ébaucher tant d’images ! il faut
se contenter d’admirer la beauté du genie du Poёte.
Je serois infini si je rappellois tous les endrois
où il est si difficile d’attraper les traits de ce
grand original. Il est bien plus aisé de prendre le
ton de Prédicateur dans une préface,
que de tenter une traduction de ces Odes dont les
beautez frapent, mais qui échapent lorsqu’on veut
les exprimer, semblables à cette Bergere de Virgile,
qui montrant l’envie de se faire voir, disparoissoit
presque dans le même instant. Quelle obligation
n’auroit-on pas au nouveau traducteur, s’il vouloit
essayer son genie sur ces Odes, quand même il lui
arriveroit d’être un peu loin d’original, en lui
sçaura toûjours bon gré de son courage. Voilà une
Lettre déjà bien longue, mais peut-on être laconique
quand on parle de ce qu’on aime ? je ne finirai pas
sans vous communiquer encore quelques idées sur mon
cher Horace, ma petite vanité ne me permet pas de
les remettre à une autre fois. J’ai toujours
distingué deux hommes dans Horace, le Courtisan
& le Philosophe. Un traducteur doit connoître
les manieres de l’un & de l’autre. Pour exprimer
le caractere du premier, il faut quelque usage du
monde, une aimable politesse, des mœurs douces &
faciles, le talent de loüer finement, & la
connaissance de la galanterie la plus délicate. Pour
conserver le rôlle du second, il faut connoître les
passions, le veritable ridicule,
sçavoir montrer le vice par l’endroit le plus
capable de le décrier, & insinuer la verité
d’une manière forte, mais gracieuse. Quand à ces
qualitez on joint une certaine mesure d’érudition,
les expressions se presentent d’elles mêmes pour
peindre les beautez de l’original. Vous voyez que je
demande dans le traducteur une partie des talens
qu’Horace a réüni dans un dégré si éminent. Ce
sentiment n’est pas si paradoxe. Qu’on ne s’y trompe
pas, Horace paroîtra toûjours un franc pedant, entre
les mains d’un homme dont la tête n’est remplie que
de Grec & de Latin.
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Brief/Leserbrief
Monsieur le Spectateur, Vous
me paroissez dès vôtre premiere feüille, si
favorablement prévenu pour le beau sexe, que j’ai lieu
d’esperer que vous ne me refuserez pas de rendre ma
Lettre publique. Elle roule sur une matiere, qui pour
être commune, n’en est pas plus éclaircie. Ce sont des
reflexions generales sur les Romans ; je commencerai par
les exposer pour venir ensuite à l’examen d’un ouvrage
moderne qui m’a donné occasion de les faire. Vous me
ferez plaisir de me dire vôtre sentiment là-dessus, vous
pouvez compter sur une entiere docilité.
Voilà une Lettre bien longue, mais une femme qui écrit
ne se hâte pas plus que quand elle est à sa toilette,
elle ne finit pas. Je suis, &c.
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Pour connoître la nature
des Romans, il faudroit en développer l’origine ;
mais cette matiere étant presque épuisée, je
tomberois infailliblement dans des redites ennuyeuses ; d’ailleurs ce détail me donneroit
un air de savante, c’est précisement ce que j’ai
toûjours eû soin d’éviter, tous mes talens se
bornans à sentir les beautez qui frapent, & les
défauts grossiers qui se trouvent dans un Roman ou
dans une Comedie. Ainsi je hazarderai ici mes
propres idées sur cette matiere. Un Roman est une
fiction qui comprend quelque avanture amoureuse
écrite en prose avec esprit, selon les regles du
poëme épique, & cela pour le plaisir &
l’instruction du Lecteur. Je distingue deux sortes
de Romans, les uns dont le fonds historiques est
embelli par la fiction, & les autres entierement
imaginez. Dans l’nne <sic> & dans l’autre
espece il ne doit y avoir qu’une action principale,
le reste doit être épisodique, mais si intimement
lié avec le nœud du Roman, qu’il en résulte un tout
dont le commencement & la fin ayent un juste
rapport. Le Roman est ami du merveilleux, mais de ce
merveilleux qui est dans la nature. Je crois le
ministere des Dieux, réservé pour le poëme épique ;
je voudrois l’exclure des Romans, où tout doit
tendre à une imitation naturelle des mœurs & des
sentimens. Une fiction faite pour
plaire doit être vraisemblable ; pour lui donner
cette couleur, il faut écarter tout ce qui paroît
impossible ; choisir des situations naturelles,
amener des évenemens propres à peindre les sentimens
que donne la belle nature a étaler le jeu des
passions, & à saisir les images qui servent à
les exprimer vivement. Il faut assortir les
expressions au mouvement des passions, en general
elles doivent tenir de la poësie. L’amour, la
jalousie, la compassion, ont leur langage
particulier, qui varie selon le caractere des
Acteurs qu’on introduit. Un Berger doit s’exprimer
dans ses amours autrement qu’un courtisan, une
tendre naïveté doit regner dans les discours de
l’un, & une ingénieuse délicatesse doit être le
partage de l’autre. On a coûtume d’exclure des
Romans la poësie, cependant il me paroît qu’on
pourroit dans certaines occasions en faire usage
avec succès ; je ne sçai même si ce ne seroit point
une bienséance necessaire, si l’on faisoit parler
des gens connus pour amateurs de la poësie où pour
Poëtes. Monsieur Durfé & Mademoiselle de Scudery
ont pris cette liberté, & on ne peut nier que
ces morceaux de poësie ne donnent de l’agrément à
leurs fictions. Quoiqu’en écrivant un
Roman on doive se proposer de mêler le plaisir à
l’instruction, il faut éviter de semer beaucoup de
traits de morale, elle doit se presenter dans les
faits plûtôt que dans des reflexions marquées :
ainsi la conduite extravagante d’un jaloux fait plus
d’impression, que tous les traits qu’on pourroit
lancer directement contre lui. Vous m’avoûrez que si
l’on faisoit l’analyse de la plûpart des Romans
d’après les regles, que mes réflexions servent à
éclaircir, on en trouveroit peu qui meritent ce nom.
Les Romans de Madame de la Fayette & Zaïde
surtout, sont ceux qu’on doit prendre pour modeles,
il y a un art infini ; cependant tout y est naturel,
soit dans les situation, soit dans les sentimens,
soit enfin dans l’union des épisodes avec le
dénoûment. Vous voyez, Monsieur, que ces reflexions
donneroient lieu à un détail immense ; mais outre
que je ne suis pas en état de le faire, ma Lettre
deviendroit insensiblement une dissertation. Je
viens maintenant à l’Histoire de D. Juan de
Portugal, fils de D. Pedre & d’Inès de Castro.
C’est l’ouvrage que j’ay eû en vûë en vous écrivant.
L’Auteur n’a pas manqué de nous donner une grande
preface, pleine d’une érudition usée. Il commence par blâmer l’Auteur de la Princesse de
Monpensier, d’avertir le Lecteur que tout ce qu’il
va dire est faux ; le critique en donne cette
raison, que le respect naturel que nous devons à la
verité, fait dédaigner tout ce qui s’offre à
découvert sous la figure du mensonge. La seule
distinction des Romans mêlez de traits historiques
& des Romans purement imaginez fait tomber la
censure ; si l’on n’en pouvoit composer que de la
premiere espece, on applaudiroit au sentiment de
critique ; mais puisqu’il a toûjours été permis de
faire honneur aux heros des actions où ils n’ont eû
aucune part, pourvû que les bienséances soient
gardées, rien n’est plus frivole que de condamner
l’aveu de ne rien emprunter de l’histoire, c’est un
hommage rendu à la verité, en un mot c’est dire
qu’on écrit un Roman dont les évenemens sont créés
par l’imagination ; la verité qu’on y doit chercher
est celle qui résulte d’une imitation naturelle des
mœurs & des sentimens. Madame de la Fayette a dû
même donner cet avis à ses Lecteurs, qui trompez par
des noms connus, auroient pû croire qu’une partie
des faits se trouvoit dans l’histoire. Nôtre
Romancier si vivement amoureux de la verité s’en
dégoûte bientôt ; les Romans
historiques ont pour lui plus de charmes que
l’histoire ; si on le croit, je ne sçai combien de
gens ont appris au Théatre l’histoire Greque &
Romaine, & il ne tiendra pas à lui qu’on
n’abandonne la verité pour la fiction : Ne seroit-ce
pas faire le sacrifice de son jugement, que de ceder
aveuglement a de pareilles décisions ? M. D. L. M.
est encore en bute aux traits de nôtre critique,
pour avoir défiguré l’histoire dans sa Tragedie
d’Inès de Castro ; un anacronisme de l’Auteur de la
Comtesse de Vergi, allume son premier zele pour la
verité : mais puisqu’en prenant ce tour il a trouvé
le secret de plaire, le voilà pleinement injustifié.
Toutes ces censures amenent fort naturellement un
éloge modeste de ce petit ouvrage. Ensuite par la
plus heureuse transition, il entre dans le détail
des plus fameux Romans, sans oublier la fabuleuse
déposition de l’Auteur de Theagene & de
Cariclée. Le reste de la préface est employé à
combattre certains esprits tristes, ennemis des
fictions. Comme le ridicule est plus sensible dans
la preface que dans le reste de l’ouvrage, je m’y
suis un peu arrêté : j’entrerois dans un autre
détail pour développer les défauts du Roman, si je
ne craignois de vous ennuyer ; il
suffit de vous dire en general, qu’il est trop
chargé d’épisodes, dont la liaison & le rapport
ne sont point assez marquez ; le stile n’est ni
assez vif ni assez serré ; point de sentimens, nulle
suite dans les caracteres, les couleurs du
vraisemblable presque toujours manquées, les
évenemens rarement préparez, le dénoûment amené si
brusquement, que le plaisir de la surprise est tout
d’un coup émoussé : il n’est pas juste qu’on m’en
croye ; quiconque voudra se donner la peine de faire
une application exacte des régles, ne trouvera rien
que de mesuré dans ma critique. Ce qu’on peut dire
de plus avantageux pour l’Auteur, c’est qu’il a sçu
faire paroître son ouvrage dans des circonstances
heureuses : la Tragedie d’Inès de Castro avoit
surpris l’attention du Public ; tout ce qui
paroissoit y avoir quelque rapport, étoit rapidement
enlevé ; ainsi l’histoire de D. Juan ne pouvoit
manquer de faire fortune ; qu’on y prenne garde les
Livres ont leur propre saison, comme les mets, les
habits & les plaisirs, il faut être fin
connoisseur pour saisir le moment favorable.