Citazione bibliografica: Anonym [Granet, François] (Ed.): "Le spectateur inconnu.", in: Le Spectateur inconnu, Vol.1\01 (1724 [1723-1724]), pp. 3-24, edito in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela / Hobisch, Elisabeth (Ed.): Gli "Spectators" nel contesto internazionale. Edizione digitale, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.3720 [consultato il: ].


Livello 1►

Le Spectateur Inconnu.

Livello 2► Metatestualità► Mes Confreres les Spectateurs, ont eu soin d’apprendre au Public qu’ils étoient l’un Anglois, l’autre François, & le troisiéme Suisse ; ils ont eu apparemment leurs raisons pour en user ainsi ; je ne simpatise point avec eux de ce côté là ; un peu de mystere ne sied pas mal quelquefois. La curiosité de sçavoir de quel pays est le Spectateur inconnu, est un plaisir que ses Lecteurs lui sauront bon gré de leur avoir menagé. Je ne sçai si mes amusemens seront bien ou mal reçus ; je commence à écrire dans un des plus beaux jours de l’année ; un faiseur d’horoscopes résoudroit le Pro-[4]blème, ou bien quelqu’un de ces Sçavans qui croyent que le Soleil plus ou moins chaud, influe differemment sur la composition des ouvrages : mais laissons une matiere si abstruse : je vais raconter avec une intrepidité stoïque tout ce que j’aurai vû & entendu. Si l’on me demande quel stile j’emploirai, en verité je n’en sai rien ; je me propose seulement d’éviter l’obscurité ; on trouvera peut-être un air de terroir, cela est trés possible, du reste je me garderai bien d’embarasser mes phrases de pointes & d’épigrammes ; outre que j’ai besoin de menager l’esprit ; je serois fâché de mettre à la torture ceux qui seront assez bons pour prendre la peine de me lire. Mais voilà déja un prélude bien long ; si je m’étendois d’avantage il auroit à la fin quelque ressemblance avec ces longues Préfaces dont un certain Auteur a coutume de parer ses ouvrages ; mais comment entrer en matiere ? c’est ce que je ne sçai pas trop ; à l’exemple de mes Confreres, je saisis la premiere avanture qui s’offre à ma mémoire. ◀Metatestualità

Livello 3► Racconto generale► J’étois il y a quelques jours chez Corinne, qui reçoit un certain nombre de Gens d’un merite distingué ; une Dame de beaucoup d’esprit me fit l’hon-[5]neur de s’entretenir avec moi : c’est une brune piquante ; elle est bien faite, sa bouche est animée du plus beau vermillon ; elle a je ne sçai quoi de noble & de touchant dans la phisionomie ; mais ce que j’estime encore plus, elle pense solidement, & s’explique avec une justesse infinie, judicieuse dans le choix de ses amis. Ma franchise la charma, & pour en avoir des preuves plus marquées, elle fit adroitement tomber la conversation sur le beau sexe ; Livello 4► Dialogo► je veux, me dit-elle, que vous m’appreniez, avec toute la liberté d’un Philosophe, ce que vous en pensez ; il n’est question ni d’adulation ni de déguisement, je veux sçavoir vos veritables sentimens. Comme j’ai toujours fait profession de m’expliquer librement sur toutes choses, je lui répondis que dans les préventions où elle étoit, elle ne pourroit croire ce que je lui dirois. Sçachez, ajoûtai-je, que je mets les femmes au niveau des hommes ; il est dans les uns & dans les autres de bonnes & de mauvaises qualitez, qui mises dans la balance, feroient un juste équilibre. Pour trancher court à quelques paradoxes prés, je souscris à tout ce qu’a dit l’Auteur de l’égalité des deux Sexes. L’aimable Dame s’imagina d’abord que [6] ce que je pensois réellement n’étoit qu’un trait de politesse, à quoi sa presence donnoit occasion. Vous ne me tenez pas parole, me répondit-elle avec un air gracieux, c’étoit vôtre sincerité que je consultois ; cependant vous avez mesuré vôtre réponse aux égards que la bienséance a déferé à nôtre sexe. J’ai de la peine à croire que vous en pensiez si avantageusement : les hommes se réunissent presque tous à nous dégrader ; nous faisons la matiere de leurs Satires ; il n’est pas de défauts qu’ils ne metent sur nôtre compte. Leur mépris va si loin, qu’ils osent agiter s’il ne vaudroit pas mieux nous traiter en esclaves. L’Auteur que vous venez de citer passe parmi eux pour un imbecile, pour avoir relevé les avantages de notre sexe ; je voulus lui persuader à mon tour qu’elle avoit trop mauvaise opinion des hommes, & qu’en general ils n’étoient pas de si mauvaise humeur contre les femmes. Ne doutez pas, continuai-je, de la sincerité de mes sentimens ; je crois qu’il est des femmes qui valent les hommes les plus estimez par la solidité de leurs jugemens. Vous êtes, Madame, & vos illustres amies, la preuve vivante de ce que j’avance, ennemie des bagatelles, vôtre esprit [7] n’est occupé que du solide. S’il est des femmes qui ne semblent nées que pour regler les caprices de la mode, pour enduire leur visage de blanc & de rouge, pour décider de la mesure des paniers, pour inventer des pompons : combien d’hommes leur ressemblent en ce point, qui sont recherchez dans leurs ajustemens, parlant d’une étoffe bien ou mal brodée, s’attribuant le droit de mettre en vogue telle ou telle couleur ; prononçant gravement sur la bonne ou mauvaise grace d’une perruque, sur des manchettes finement ou grossierement godronées, sur la façon d’un soulier : c’est la matiere ordinaire de leurs entretiens. Vous reconnoissez sans doute à ce portrait bien des gens que la bienséance ne me permet pas de nommer.

L’équité avec laquelle je balançois toutes choses, enhardit l’aimable Dame à me faire part de quelques reflexions sur le caractere des hommes. Nous autres femmes, me dit-elle, nous sommes accusées lorsque nous sommes jolies, de nous croire des Venus & des Helenes. Il est vrai que nous nous renfermons difficilement dans les bornes convenables : mais les hommes n’outrent pas moins les choses. Je ne parle [8] pas de ces Narcisses sotement amoureux d’eux-mêmes, qui s’imaginent que dès qu’ils se montrent, tout doit rendre hommage à leurs appas ; je ne les prise pas assez pour en peindre tout le ridicule : j’attaque ceux qu’on apelle gens d’esprit : c’est leur frivolité, qui doit être mise en parallele avec la nôtre ; car vous m’avoûrez que l’esprit est pour les hommes, ce que la beauté est pour les femmes ; c’est le plus bel endroit de la perspective. Je conviens que nous nous piquons aussi d’esprit ; mais on ne peut nous reprocher d’extravaguer sur ce point, comme font les hommes. Pour entrer dans quelque détail, considerons, Messieurs les Auteurs, c’est-là l’espece qui s’arroge le plus de superiorité sur nôtre sexe, cependant rien n’égale leur folle vanité ; le dernier venu croit effacer tous ceux qui l’ont devancé, peu content de le faire dire par cent fades prôneurs, il a le front de le dire lui-même : celui qui fait des Odes, prétend que ses prédecesseurs n’ont connu ni les regles, ni les beautez de cette sorte de Poёsie. Un autre qui travestit ridiculement Homere, soutient qu’il en a seulement retranché l’inutile. Le dernier Fabuliste prend le tître modeste de Créateur, traitant de [9] timides imitateurs ceux qui ont fourni avec succès une carriere où il a échoüé. Un Poёte Dramatique se vante de faire des Tragedies avec un art qu’il étoit reservé à lui seul de connoître ; il promet pompeusement ses audacieuses conjectures ; si l’on assaisonne la critique de sa Tragedie favorite, des traits ingenieux de l’ironie, ils sont sans consequence, ils partent d’un nouveau Scaron, il créé de là un motif pour flater encore son orgueil poёtique, il ne manque pas de se donner pour un Virgile. En verité voilà une vanité bien peu spirituelle, la nôtre est plus rafinée, nous nous entendons mieux à garder les apparences ; nous faisons in petto ces paralleles qui chatoüillent si agreablement notre amour propre ; & notre orgueil n’a d’autres confidens que nous-mêmes. Je défie tous les hommes ensemble de convaincre une femme d’avoir osé, je ne dis pas faire imprimer, mais dire qu’elle est une Venus, qu’elle efface toutes les beautez passées, que jamais personne n’a sçu l’art de se mettre avec autant de goût ; nos égaremens ne sont pas encore allez jusques-là, vous me repondrez sans doute, que c’est un droit acquis depuis long tems aux Poёtes, de faire les fanfarons ; mais en ce cas mê-[10]me l’Auteur que je designe ici, n’est pas moins coupable, il fait des Vers en dépit d’Apollon & des Muses, à peu prés comme le fameux Maître Adam, Menuisier de Nevers, ainsi qu’a remarqué l’Auteur d’une Satire manuscrite.

Citazione/Motto► Aprés de grands travaux L. M. dans ses Vers,
Egale l’
Appolon Menuisier de Nevers. ◀Citazione/Motto

Ainsi il n’a pû prendre cette licence poёtique, qui me paroît cependant heurter la raison & la bienséance. La Dame dit tout cela avec un air triomphant ; je voulus d’abord lui insinuer que ce qu’elle regardoit comme une vanité grossiere, avoit sa source dans une courageuse émulation ; mais elle força ce retranchement avec tant de vigueur, que je fus contraint de lui abandonner le champ de bataille. Si vous ne pouviez, lui dis-je en riant, citer cent autres preuves de l’extravagance des hommes, je vous répondrois que ces traits de fanfaronnade étant l’ouvrage d’une prétendue fureur poёtique, & des vapeurs du Caffé, on ne doit pas les mettre sur le compte des autres hommes. ◀Dialogo ◀Livello 4 La Dame me parut fort contente de l’ingenuité avec laquelle j’exposois mes sentimens, aussi elle ma <sic> fait promettre de [11] la voir quelquefois ; je rendrai compte au Public de nos conversations, pourvû que celle-ci aye le bonheur de lui plaire.

Je suis allé ce matin chez Eucharis avec deux de mes amis ; on n’a pas manque <sic> de parler de la nouvelle Tragedie, & ma heureusement <sic> pour l’Auteur, il ne s’est trouvé personne qui aye eu la charité de soûtenir sa cause ; on a trouvé le Roman de la piece défectueux, sans aucun recit de ce qui se passe hors du Théâtre, l’histoire entierement défigurée, la versification pitoyable, les caracteres bizarrement concertez, un faux tragique mêle avec un vray comique, dans le tems qu’on se donnoit la liberté de dauber sans misericorde un Auteur qui est assez bon pour ne penser qu’a divertir le Public, on a apporté du Caffé. Livello 4► Dialogo► Eucharis qui a des saillies les plus heureuses du monde nous a dit : sçavez-vous bien que cette liqueur est en partie cause que la nouvelle Tragedie est détestable ; la peste étoufe celui qui s’est avisé de nous apporter du Caffé : Tout le monde a fait un grand éclat de rire, & l’on a soûtenu que le Stoïcien le plus déterminé n’avoit jamais avancé un plus hardi Paradoxe ; ce sentiment n’est pas aussi extraordinaire que vous pensez, a ajoûté Eucharis ; [12] tant que les Muses ont logé sur le haut des Montagnes, elles n’ont pas perdue de vûe la belle Nature, dont la Poёsie doit être l’imitation ; mais depuis qu’elles se sont refugiées dans ces lieux, à qui le Caffé a donné le nom, accoutumées à voir sophistiquer des liqueurs, elles ont à leur tour sophistiqué leur langage & leurs portraits ; on n’y connoit plus rien, les Lycophrons & les Ronsars n’ont jamais été si obscurs ; on nous peint des hommes aussi imaginaires que les Preadamites ; sans doute que le moderne Dramatique après avoir créé un Greffier solaire, un Phénomene potager, va se procurer l’honneur singulier de former quelques Phénomenes humains, dont nous ne connoissons encore ni les mœurs ni les sentiments, nous en avons une ébauche dans la bonne Princesse Constance : que ne devons nous pas attendre de ce nouveau Promethée ? Cet agréable transport d’Eucharis nous a fait trouver son Caffé encore plus excellent : Un de la compagnie a dit alors qu’apparemment le moderne createur n’avoit pû encore voler le feu du Ciel pour animer son idole, qu’ainsi si on ne devoit point être surpris que les passions de la bonne Princesse fussent à la glace : mais, ai-je repliqué, [13] n’y auroit-il pas quelque autre raison pour justifier un caractere qui a paru si interessant aux bonnes femmes ? peut-être qu’il faisoit grand froid en Portugal, quand la charitable Princesse a été tentée d’aimer le Seigneur Dom. Pedre, en bonne physique le temps inflúë sur les mouvemens du cœur ; ainsi le Poёte a pû vrai semblablement lui donner un amour si glacé. Je suis persuadé que la superiorité de la raison philosophique l’a déterminé à nous peindre ainsi la bonne Princesse, que je sçai cependant mauvais gré à nôtre Auteur d’avoir rendu invisible à peu près comme une Fée. Voyez combien l’esprit philosophique est d’un grand secours pour autoriser les plus hardies nouveautés. ◀Dialogo ◀Livello 4 Tout le monde a aplaudi à cette ingenieuse conjecture ; elle fera sûrement fortune, m’a dit Eucharis ; communiquez-là à quelque Panegyriste de l’Auteur d’Inés de Castro, il l’a <sic> mettra en œuvre dans quelque apologie. Si je rencontre M. D. L. M je lui feray le détail de nôtre conversation, c’est un galant homme, il parle librement sur toutes choses, se proposant le plaisir du Public, il ne sera pas fâché d’aprendre que nous avons ri à ses dépens : Je ne puis m’imaginer qu’il eût [14] recours à la distinction des deux Publics, pour nous faire un crime de tout ce que nous avons dit, je le crois traitable là-dessus, une édition fautive de ses vers qu’il regarde presque comme un libelle diffamatoire, est seule capable de le mettre en colere ; c’est dequoi je ne m’aviserai jamais, je n’ai pas assez d’esprit pour rendre les ouvrages meilleurs qu’ils ne sont.

En sortant de chez Eucharis j’ai rencontré Dorylas ; qu’elle <sic> a été ma surprise de voir un air de devotion répandu sur le visage d’un homme de Guerre ? Livello 4► Dialogo► Quelle nouveauté, lui ai-je dit ? depuis quand êtes vous devenu si dévot ? vous ressemblez presque au pieux Enée, vous venez sans doute d’entendre quelque Sermon pathétique ; vous serez étonné, me répondit il, lorsque vous sçaurez que je sors du Caffé qui est le rendez-vous de Messieurs les beaux esprits ; on y faisoit autrefois des débauches de Philosophie, mais aujourd’hui on y respire un air de dévotion qui touche ; le nom de charité y retentit de tous côtez, on croit être dans un noviciat de Capucins : mais d’où vient, lui ai je demandé, un changement si extraordinaire, c’est ce qu’il faut, m’a-t’il dit : vous apprendre, je ne sçai quel [15] peste d’Auteur qui se plaît à fronder son prochain, vient d’attaquer vivement le Poёte Dramatique, à qui ces beaux esprits ont prêté serment de fidelité, ce Satirique n’a jamais eu aucun démêlé avec lui, cependant à l’entendre parler, le Heros du Caffé est encore pis que Pradon : voilà ce qui a donné naissance à ce miracle de dévotion. J’ai eu la curiosité de m’entretenir avec un de ces zelez Sectateurs : Voyez, me dit il, avec quelle patience heroïque, l’Auteur d’Inés recoit <sic> les coups qu’on lui porte ; ce grand homme merite-t’il un traitement si injurieux. Il n’y a donc plus de charité sur la terre ; j’ai voulu opposer à cet ardent défenseur l’usage depuis long tems authorisé parmi les gens de lettres, de se faire des guerres également utiles & agréables au Public, mais il m’a répondu en colere qu’il ne convenoit à personne d’entrer en lice contre leur Heros digne seulement de respect & d’admiration, que ce n’étoit pas sur lui qu’il falloit essaïer les traits de l’ironie & du Sarcasme, & que tous ces Auteurs subalternes sotement jaloux de sa gloire, seroient bien mieux de se rendre les émulateurs de son attention à louer toute sorte d’ouvrages ; il eût le front de [16] me soûtenir qu’on ne pouvoit sans crime penser mal du Phénix des beaux esprits. Je fus scandalisé d’une décision si Janseniste, mais je fus encore plus surpris lorsqu’il dit, que c’est le comble de la calomnie d’avoüer d’un côté que l’Auteur d’Inés est homme d’esprit, & de soûtenir de l’autre qu’il est Chapelain dans ses vers. J’ai bien tôt quitté cet aveugle zelateur, dont je ne pouvois souffrir les ridicules paradoxes. Voyez cependant comme on est devenu charitable dans ce Caffé, apparemment que la pitié que m’a fait ce fade discoureur, a laissé sur mon visage des impressions semblables à celles qu’on remarque sur la nation bigote. Cette avanture me réjoüit, ai je répondu à Dorylas ; je suis cependant fâché que vous n’ayez pas agacé davantage un adversaire dont le debat promettoit merveilles, si je le trouve jamais je le mettrai d’humeur à me dire des choses infiniment plus originales ; mais que n’auroit pas dit ce brave apologiste, si vous lui aviez recité ces vers que j’ai lû dans une piece intitulée : Plaintes de Melpomene. La divinité se plaint que la Scene est en proye aux nouveaux Pradons, ce nom reveille l’idée de Depreaux, & voici comme on y peint l’Auteur de Machabées & de Romulus.

[17] Depreaux en fremit dans le fond de son Urne.

Tout jusques à L. M. usurpe le cothurne.
Il nous peint en dépit des mœurs, de la raison
Misaël petit maître, & Romulus Gascon.
Et chargeant l’action d’Episodes postiches,
Trouve l’art d’apauvrir les sujets les plus riches.

Je suis sûr qu’à la seconde édition l’Auteur caracterisera l’Inés de Castro, je vous conseille, m’a répondu Dorylas ; de ne point vous aviser de citer ces vers au Caffé, vous seriez condamné dans cette nouvelle inquisition comme un heretique qui merite le feu, contentez vous de faire ces échapées avec vos amis. ◀Dialogo ◀Livello 4

Livello 4► Dialogo► Avez-vous lû, me disoit l’autre jour Ariste, l’homme universel de Gracien, c’est un livre tout d’or : la gravité du stile donne du credit aux maximes qui y sont établies, moy qui ai tourné mes études du côté de la politique, je le regarde comme le chef d’œuvre de l’esprit humain : qu’en pensez-vous, Monsieur le Spectateur, dites-moi vôtre sentiment. Dans les preventions où vous êtes nous ne serons nullement d’accord, lui répondis je ; mais puisque vous voulez sçavoir ce que je pense de cet ouvrage, je vous dirai d’abord que je ne puis trop admirer la politesse & l’elégance de la traduction ; quel feu ! quels tours [18] heureux ! quelle ingenieuse nouveauté dans l’expression ! c’est dommage que le traducteur coure souvent après ce qu’on appelle précieux & pincé ; je suis sûr que le Gracien François efface l’Espagnol ; il est à souhaiter qu’un écrivain si poli essaye son talent sur des ouvrages qui interessent encore davantage. On nous surfait de beaucoup le merite de Gracien, en lui donnant le nom de Tacite : l’historien latin est un grand peintre : l’Espagnol est un copiste qui n’a presque rien d’original : ce qui peut avoir occasionné le parallele, c’est que le moderne politique affecte la profondeur du stile & des pensées de l’ancien : mais l’Espagnol à force d’être le singe d’un modele presque inimitable, enveloppe si fort ses pensées qu’on ne peut les saisir, il n’est donné qu’à des Oedipes d’expliquer ses enigmes, dont la penible, mais peu utile intelligence fait toûjours regretter le temps employé à percer ces mysterieuses tenebres : on cherchoit de l’or, on trouve du plomb. Sans faire ici l’analise de tous les ouvrages de Gracien, celui dont il est question, est bizarrement disposé, c’est un amas de materiaux bons à la verité, mais qui n’ont aucune liaison, chaque chapitre est isolé ; ce [19] sont des Dialogues, des Satires, des Apologues, des caracteres, des détails de littérature ; mais tout cela ne forme pas un tout. Si l’esprit de systême est essentiellement necessaire à un politique, Gracien ne passera pas certainement pour tel dans cet ouvrage, il est Pindare depuis le commencement jusqu’à la fin ; il ne sçait ni d’où il vient ni où il va, & tout ce qu’il dit est plus propre à former l’homme particulier que l’homme politique ; un lecteur attentif conviendra sans peine que l’Auteur n’a jamais été occupé d’une idée unique ; ce sont des collections de differents ouvrages d’esprit, à qui selon la manie Espagnole, Gracien a donné un titre mysterieux. Celui d’homme universel qu’à substitué l’élegant traducteur, ne caracterise qu’une partie de l’ouvrage. Le lecteur s’attend d’abord à un portrait suivi d’un genie si rare, ou à un détail des maximes qui peuvent servir à le former ; cependant l’erreur se fait sentir dès le premier chapitre ; on ne peut donner que des titres generaux à des ouvrages de cette nature. Mon sçavant en politique qui se pique d’un phlegme inalterable, ne pût m’entendre plus long-tems : Je vois bien, me répondit-il, que vous pensez extra-[20]ordinairement aujourd’hui ; il ne seroit pas possible de concilier nos sentimens, remettons, si vous voulez, l’examen de vos paradoxes à un autre jour ; j’espere qu’alors vous entendrez raison. Vous outrez furieusement la critique ; je ne sçai comment on vous traitera à votre tour. Vous me connoissez peu, lui répondis-je, je serai charmé qu’on coute sur moi ; c’est un spectacle que je me saurai bon gré d’avoir menagé au public.

J’ai rencontré ce matin Ariste, j’ai d’abord crû qu’il alloit renouveller notre disputé sur le moderne Traité de politique : pour le faire entrer en lice, je lui ai demandé si je lui paroissois encore philosopher d’une maniere singuliere : Etes-vous converti, lui ai-je dit, sur le Livre del Discreto : il m’a répondu que frapé de ma censure, il l’avoit plus serieusement examinée, & que mon sentiment ne lui paroissoit plus si paradoxe : Mais laissons la politique, a-t-il ajouté, aussi est-ce une science dont vous ne vous piquez pas beaucoup, & qui est à la portée de peu de gens : la belle litterature est votre sort ; c’est-là où je veux ramener nos enretiens ; c’est dommage que vous soïez si fort entêté des Anciens : quelle folie de se declarer pour des gens qui ne sont [21] plus, & qu’on doit suposer n’avoir pas raison dès qu’il ne sont plus en état de se défendre ! Quelle ridicule passion de se rendre les admirateurs de gens qui ne peuvent ni nuire ni faire de bien ! Mais quelle ressource pour un homme qui cherche la fortune, de se declarer partisan des beaux esprits de notre siecle ! Ne reviendrez vous jamais d’un entêtement si peu utile : Il me semble vous voir amoureux d’une vieille femme qui n’a que ses rides & ses replis à vous offrir. Je vous dis tout cela pour vous faire sentir le ridicule de vos préventions ; mettez vous à la moderne, si vous voulez être en vogue, autrement on vous laissera avec vos vieux parchemins ; suivez la mode vous trouverez des prôneurs, avec votre goût antique, les siflets seront pour vous. J’avois apporté du College les mêmes préjugez ; mais dès que j’ai eu le moindre usage du monde, je les ai bien vite secoüez, & je me trouve fort bien de laisser pourir vos vieux Auteurs dans mon Cabinet : je fais cependant de tems en tems des débauches que je cache à nos modernes Inquisiteurs. J’ai lû ces jours passez la Préface tant vantée, que l’Abbé Massieu a mis à la tête de la traduction de Demosthene ; on [22] voit bien qu’il en veut aux deux plus beaux genies de notre siecle ; mais tout ce qu’il dit est fondé sur l’aveugle admiration des Anciens, au lieu de tout examiner par cette superiorité de raison qui méconnoît l’autorité ; d’ailleurs ce grand discoureur n’a pas même effleuré la question. Il parle des Anciens & des Modernes, sans marquer ceux à qui ces noms conviennent. Sçavez-vous, ajoûta Ariste, que vous êtes vous-même dans l’erreur. Sçachez que Demosthene, Sophocle, Euripide, Platon, Ciceron, Virgile, Horace, sont les modernes, nous sommes veritablement les Anciens. La datte <sic> de l’origine du monde décide la question ; ceux qui sont venus moins tard aprés qu’il a été formé, sont les vrais modernes ; pour nous qui sommes venus si long tems aprés, nous avons le droit d’antiquité, notre goût est plus sûr, parce que nous joüissons du progrès immense qu’a fait la raison depuis tant d’années, je vous sçai bon gré, ai-je répondu à Ariste, de votre invitation à prendre l’air & le ton moderne ; mais je ne sçai si je pourrai joüer serieusement ce personnage. J’ai lû quelque part qu’on n’aime jamais mediocrement les vieilles & les laides, je crains de n’être dans le cas ; je vous promets [23] cependant de faire un peu l’hipocrite ; quand je me trouverai avec les zelateurs de la gloire des modernes, c’est tout ce que je puis faire pour vous. Si vous ne m’assuriez que vous avez lû la Préface de l’Abbé Massieu, je croirois que vous vous en êtes raporté au jugement de quelque bel esprit de notre siecle ; car cette Préface est raisonnée depuis le commencement jusqu’à la fin, & l’on ne peut lui refuser la gloire d’avoir décrit avec toute la justesse possible la veritable éloquence, & d’avoir peint les causes de la décadence du bon gôut, quand on voit avec les lunettes des Heros du Caffé, on fait comme Don Guichot qui prenoit des Moulins à vent pour des Châteaux. Vous autres, Messieurs, vous criez toujours contre les préjugez ; & quel préjugé plus insensé que de croire qu’il n’y ait que deux ou trois personnes qui ayent connu les veritables beautez de l’éloquence & de la poësie, & que tous les autres ont été des aveugles ! si vous appellez cela superiorité de raison, pour moi je l’appelle le renversement de la raison ; votre droit d’Antiquité n’est pas mieux fondé ; la preuve que vous apportez est ingenieusement imaginée, mais elle est destituée du solide ; ces [24] Auteurs étant venus moins tard aprés la formation du monde, c’est-à-dire, dans les beaux jours de la nature ; dans un tems oû la chaleur du Soleil plus vive fertilisoit la terre, où le corps était plus robuste, & l’esprit par consequent plus libre dans ses operations ; ils avoient plus de force, plus de lumiere, & plus d’élevation. Tout ce qu’il resultera de votre discours, c’est que la caducité du monde a entraîné celle de la raison. Ce prétendu progrès de la raison peut avoir lieu par rapport à la Physique, encore trouve-t-on souvent les semences de nouvelles découvertes dans les premiers Philosophes ; mais les beautez de l’éloquence & de la poësie, ne peuvent se puiser que dans la nature. Les Anciens qui ont été en possession de toutes ses images, dont ils ont si bien exprimé les traits, doivent être nos guides & nos modeles. ◀Dialogo ◀Livello 4 Ariste ne fut pas plus content de cette seconde conversation ; comme il n’aime pas les impromptus, il me répondit qu’il rapporteroit à ses Heros tout ce que j’avois dit, & qu’il me rendroit compte de tout. ◀Racconto generale ◀Livello 3 ◀Livello 2 ◀Livello 1