Le Spectateur inconnu: Le spectateur inconnu.
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Le Spectateur Inconnu.
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Metatextualität
Mes Confreres les Spectateurs, ont
eu soin d’apprendre au Public qu’ils étoient l’un Anglois,
l’autre François, & le troisiéme Suisse ; ils ont eu
apparemment leurs raisons pour en user ainsi ; je ne
simpatise point avec eux de ce côté là ; un peu de mystere
ne sied pas mal quelquefois. La curiosité de sçavoir de quel
pays est le Spectateur inconnu, est un plaisir que ses
Lecteurs lui sauront bon gré de leur avoir menagé. Je ne
sçai si mes amusemens seront bien ou mal reçus ; je commence
à écrire dans un des plus beaux jours de l’année ; un
faiseur d’horoscopes résoudroit le Problème, ou
bien quelqu’un de ces Sçavans qui croyent que le Soleil plus
ou moins chaud, influe differemment sur la composition des
ouvrages : mais laissons une matiere si abstruse : je vais
raconter avec une intrepidité stoïque tout ce que j’aurai vû
& entendu. Si l’on me demande quel stile j’emploirai, en
verité je n’en sai rien ; je me propose seulement d’éviter
l’obscurité ; on trouvera peut-être un air de terroir, cela
est trés possible, du reste je me garderai bien d’embarasser
mes phrases de pointes & d’épigrammes ; outre que j’ai
besoin de menager l’esprit ; je serois fâché de mettre à la
torture ceux qui seront assez bons pour prendre la peine de
me lire. Mais voilà déja un prélude bien long ; si je
m’étendois d’avantage il auroit à la fin quelque
ressemblance avec ces longues Préfaces dont un certain
Auteur a coutume de parer ses ouvrages ; mais comment entrer
en matiere ? c’est ce que je ne sçai pas trop ; à l’exemple
de mes Confreres, je saisis la premiere avanture qui s’offre
à ma mémoire.
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Allgemeine Erzählung
J’étois il y a quelques jours
chez Corinne, qui reçoit un certain nombre de Gens d’un
merite distingué ; une Dame de beaucoup d’esprit me fit
l’honneur de s’entretenir avec moi :
c’est une brune piquante ; elle est bien faite, sa
bouche est animée du plus beau vermillon ; elle a je ne
sçai quoi de noble & de touchant dans la
phisionomie ; mais ce que j’estime encore plus, elle
pense solidement, & s’explique avec une justesse
infinie, judicieuse dans le choix de ses amis. Ma
franchise la charma, & pour en avoir des preuves
plus marquées, elle fit adroitement tomber la
conversation sur le beau sexe ;
La Dame me parut fort contente de l’ingenuité
avec laquelle j’exposois mes sentimens, aussi elle ma
<sic> fait promettre de la voir
quelquefois ; je rendrai compte au Public de nos
conversations, pourvû que celle-ci aye le bonheur de lui
plaire. Je suis allé ce matin chez Eucharis avec deux de
mes amis ; on n’a pas manque <sic> de parler de la
nouvelle Tragedie, & ma heureusement <sic>
pour l’Auteur, il ne s’est trouvé personne qui aye eu la
charité de soûtenir sa cause ; on a trouvé le Roman de
la piece défectueux, sans aucun recit de ce qui se passe
hors du Théâtre, l’histoire entierement défigurée, la
versification pitoyable, les caracteres bizarrement
concertez, un faux tragique mêle avec un vray comique,
dans le tems qu’on se donnoit la liberté de dauber sans
misericorde un Auteur qui est assez bon pour ne penser
qu’a divertir le Public, on a apporté du Caffé.
Tout le monde a aplaudi à cette ingenieuse
conjecture ; elle fera sûrement fortune, m’a dit
Eucharis ; communiquez-là à quelque Panegyriste de
l’Auteur d’Inés de Castro, il l’a <sic> mettra en
œuvre dans quelque apologie. Si je rencontre M. D. L. M
je lui feray le détail de nôtre conversation, c’est un
galant homme, il parle librement sur toutes choses, se
proposant le plaisir du Public, il ne sera pas fâché
d’aprendre que nous avons ri à ses dépens : Je ne puis
m’imaginer qu’il eût recours à la
distinction des deux Publics, pour nous faire un crime
de tout ce que nous avons dit, je le crois traitable
là-dessus, une édition fautive de ses vers qu’il regarde
presque comme un libelle diffamatoire, est seule capable
de le mettre en colere ; c’est dequoi je ne m’aviserai
jamais, je n’ai pas assez d’esprit pour rendre les
ouvrages meilleurs qu’ils ne sont. En sortant de chez
Eucharis j’ai rencontré Dorylas ; qu’elle <sic> a
été ma surprise de voir un air de devotion répandu sur
le visage d’un homme de Guerre ?
Ariste ne fut pas plus content de cette seconde
conversation ; comme il n’aime pas les impromptus, il me
répondit qu’il rapporteroit à ses Heros tout ce que
j’avois dit, & qu’il me rendroit compte de tout.
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Dialog
je veux, me dit-elle,
que vous m’appreniez, avec toute la liberté d’un
Philosophe, ce que vous en pensez ; il n’est
question ni d’adulation ni de déguisement, je veux
sçavoir vos veritables sentimens. Comme j’ai
toujours fait profession de m’expliquer librement
sur toutes choses, je lui répondis que dans les
préventions où elle étoit, elle ne pourroit croire
ce que je lui dirois. Sçachez, ajoûtai-je, que je
mets les femmes au niveau des hommes ; il est dans
les uns & dans les autres de bonnes & de
mauvaises qualitez, qui mises dans la balance,
feroient un juste équilibre. Pour trancher court à
quelques paradoxes prés, je souscris à tout ce
qu’a dit l’Auteur de l’égalité des deux Sexes.
L’aimable Dame s’imagina d’abord que
ce que je pensois réellement n’étoit qu’un trait
de politesse, à quoi sa presence donnoit occasion.
Vous ne me tenez pas parole, me répondit-elle avec
un air gracieux, c’étoit vôtre sincerité que je
consultois ; cependant vous avez mesuré vôtre
réponse aux égards que la bienséance a déferé à
nôtre sexe. J’ai de la peine à croire que vous en
pensiez si avantageusement : les hommes se
réunissent presque tous à nous dégrader ; nous
faisons la matiere de leurs Satires ; il n’est pas
de défauts qu’ils ne metent sur nôtre compte. Leur
mépris va si loin, qu’ils osent agiter s’il ne
vaudroit pas mieux nous traiter en esclaves.
L’Auteur que vous venez de citer passe parmi eux
pour un imbecile, pour avoir relevé les avantages
de notre sexe ; je voulus lui persuader à mon tour
qu’elle avoit trop mauvaise opinion des hommes,
& qu’en general ils n’étoient pas de si
mauvaise humeur contre les femmes. Ne doutez pas,
continuai-je, de la sincerité de mes sentimens ;
je crois qu’il est des femmes qui valent les
hommes les plus estimez par la solidité de leurs
jugemens. Vous êtes, Madame, & vos illustres
amies, la preuve vivante de ce que j’avance,
ennemie des bagatelles, vôtre esprit
n’est occupé que du solide. S’il est des femmes
qui ne semblent nées que pour regler les caprices
de la mode, pour enduire leur visage de blanc
& de rouge, pour décider de la mesure des
paniers, pour inventer des pompons : combien
d’hommes leur ressemblent en ce point, qui sont
recherchez dans leurs ajustemens, parlant d’une
étoffe bien ou mal brodée, s’attribuant le droit
de mettre en vogue telle ou telle couleur ;
prononçant gravement sur la bonne ou mauvaise
grace d’une perruque, sur des manchettes finement
ou grossierement godronées, sur la façon d’un
soulier : c’est la matiere ordinaire de leurs
entretiens. Vous reconnoissez sans doute à ce
portrait bien des gens que la bienséance ne me
permet pas de nommer. L’équité avec laquelle je
balançois toutes choses, enhardit l’aimable Dame à
me faire part de quelques reflexions sur le
caractere des hommes. Nous autres femmes, me
dit-elle, nous sommes accusées lorsque nous sommes
jolies, de nous croire des Venus & des
Helenes. Il est vrai que nous nous renfermons
difficilement dans les bornes convenables : mais
les hommes n’outrent pas moins les choses. Je ne
parle pas de ces Narcisses sotement
amoureux d’eux-mêmes, qui s’imaginent que dès
qu’ils se montrent, tout doit rendre hommage à
leurs appas ; je ne les prise pas assez pour en
peindre tout le ridicule : j’attaque ceux qu’on
apelle gens d’esprit : c’est leur frivolité, qui
doit être mise en parallele avec la nôtre ; car
vous m’avoûrez que l’esprit est pour les hommes,
ce que la beauté est pour les femmes ; c’est le
plus bel endroit de la perspective. Je conviens
que nous nous piquons aussi d’esprit ; mais on ne
peut nous reprocher d’extravaguer sur ce point,
comme font les hommes. Pour entrer dans quelque
détail, considerons, Messieurs les Auteurs,
c’est-là l’espece qui s’arroge le plus de
superiorité sur nôtre sexe, cependant rien n’égale
leur folle vanité ; le dernier venu croit effacer
tous ceux qui l’ont devancé, peu content de le
faire dire par cent fades prôneurs, il a le front
de le dire lui-même : celui qui fait des Odes,
prétend que ses prédecesseurs n’ont connu ni les
regles, ni les beautez de cette sorte de Poёsie.
Un autre qui travestit ridiculement Homere,
soutient qu’il en a seulement retranché l’inutile.
Le dernier Fabuliste prend le tître modeste de
Créateur, traitant de timides
imitateurs ceux qui ont fourni avec succès une
carriere où il a échoüé. Un Poёte Dramatique se
vante de faire des Tragedies avec un art qu’il
étoit reservé à lui seul de connoître ; il promet
pompeusement ses audacieuses conjectures ; si l’on
assaisonne la critique de sa Tragedie favorite,
des traits ingenieux de l’ironie, ils sont sans
consequence, ils partent d’un nouveau Scaron, il
créé de là un motif pour flater encore son orgueil
poёtique, il ne manque pas de se donner pour un
Virgile. En verité voilà une vanité bien peu
spirituelle, la nôtre est plus rafinée, nous nous
entendons mieux à garder les apparences ; nous
faisons in petto ces paralleles qui chatoüillent
si agreablement notre amour propre ; & notre
orgueil n’a d’autres confidens que nous-mêmes. Je
défie tous les hommes ensemble de convaincre une
femme d’avoir osé, je ne dis pas faire imprimer,
mais dire qu’elle est une Venus, qu’elle efface
toutes les beautez passées, que jamais personne
n’a sçu l’art de se mettre avec autant de goût ;
nos égaremens ne sont pas encore allez jusques-là,
vous me repondrez sans doute, que c’est un droit
acquis depuis long tems aux Poёtes, de faire les
fanfarons ; mais en ce cas même
l’Auteur que je designe ici, n’est pas moins
coupable, il fait des Vers en dépit d’Apollon
& des Muses, à peu prés comme le fameux Maître
Adam, Menuisier de Nevers, ainsi qu’a remarqué
l’Auteur d’une Satire manuscrite. Ainsi il n’a pû
prendre cette licence poёtique, qui me paroît
cependant heurter la raison & la bienséance.
La Dame dit tout cela avec un air triomphant ; je
voulus d’abord lui insinuer que ce qu’elle
regardoit comme une vanité grossiere, avoit sa
source dans une courageuse émulation ; mais elle
força ce retranchement avec tant de vigueur, que
je fus contraint de lui abandonner le champ de
bataille. Si vous ne pouviez, lui dis-je en riant,
citer cent autres preuves de l’extravagance des
hommes, je vous répondrois que ces traits de
fanfaronnade étant l’ouvrage d’une prétendue
fureur poёtique, & des vapeurs du Caffé, on ne
doit pas les mettre sur le compte des autres
hommes.
Zitat/Motto
Aprés de grands
travaux L. M. dans ses Vers,
Egale l’ Appolon Menuisier de Nevers.
Egale l’ Appolon Menuisier de Nevers.
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Dialog
Eucharis qui a des
saillies les plus heureuses du monde nous a dit :
sçavez-vous bien que cette liqueur est en partie
cause que la nouvelle Tragedie est détestable ; la
peste étoufe celui qui s’est avisé de nous
apporter du Caffé : Tout le monde a fait un grand
éclat de rire, & l’on a soûtenu que le
Stoïcien le plus déterminé n’avoit jamais avancé
un plus hardi Paradoxe ; ce sentiment n’est pas
aussi extraordinaire que vous pensez, a ajoûté
Eucharis ; tant que les Muses ont
logé sur le haut des Montagnes, elles n’ont pas
perdue de vûe la belle Nature, dont la Poёsie doit
être l’imitation ; mais depuis qu’elles se sont
refugiées dans ces lieux, à qui le Caffé a donné
le nom, accoutumées à voir sophistiquer des
liqueurs, elles ont à leur tour sophistiqué leur
langage & leurs portraits ; on n’y connoit
plus rien, les Lycophrons & les Ronsars n’ont
jamais été si obscurs ; on nous peint des hommes
aussi imaginaires que les Preadamites ; sans doute
que le moderne Dramatique après avoir créé un
Greffier solaire, un Phénomene potager, va se
procurer l’honneur singulier de former quelques
Phénomenes humains, dont nous ne connoissons
encore ni les mœurs ni les sentiments, nous en
avons une ébauche dans la bonne Princesse
Constance : que ne devons nous pas attendre de ce
nouveau Promethée ? Cet agréable transport
d’Eucharis nous a fait trouver son Caffé encore
plus excellent : Un de la compagnie a dit alors
qu’apparemment le moderne createur n’avoit pû
encore voler le feu du Ciel pour animer son idole,
qu’ainsi si on ne devoit point être surpris que
les passions de la bonne Princesse fussent à la
glace : mais, ai-je repliqué, n’y
auroit-il pas quelque autre raison pour justifier
un caractere qui a paru si interessant aux bonnes
femmes ? peut-être qu’il faisoit grand froid en
Portugal, quand la charitable Princesse a été
tentée d’aimer le Seigneur Dom. Pedre, en bonne
physique le temps inflúë sur les mouvemens du
cœur ; ainsi le Poёte a pû vrai semblablement lui
donner un amour si glacé. Je suis persuadé que la
superiorité de la raison philosophique l’a
déterminé à nous peindre ainsi la bonne Princesse,
que je sçai cependant mauvais gré à nôtre Auteur
d’avoir rendu invisible à peu près comme une Fée.
Voyez combien l’esprit philosophique est d’un
grand secours pour autoriser les plus hardies
nouveautés.
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Dialog
Quelle nouveauté, lui
ai-je dit ? depuis quand êtes vous devenu si
dévot ? vous ressemblez presque au pieux Enée,
vous venez sans doute d’entendre quelque Sermon
pathétique ; vous serez étonné, me répondit il,
lorsque vous sçaurez que je sors du Caffé qui est
le rendez-vous de Messieurs les beaux esprits ; on
y faisoit autrefois des débauches de Philosophie,
mais aujourd’hui on y respire un air de dévotion
qui touche ; le nom de charité y retentit de tous
côtez, on croit être dans un noviciat de
Capucins : mais d’où vient, lui ai je demandé, un
changement si extraordinaire, c’est ce qu’il faut,
m’a-t’il dit : vous apprendre, je ne sçai quel peste d’Auteur qui se plaît à fronder son
prochain, vient d’attaquer vivement le Poёte
Dramatique, à qui ces beaux esprits ont prêté
serment de fidelité, ce Satirique n’a jamais eu
aucun démêlé avec lui, cependant à l’entendre
parler, le Heros du Caffé est encore pis que
Pradon : voilà ce qui a donné naissance à ce
miracle de dévotion. J’ai eu la curiosité de
m’entretenir avec un de ces zelez Sectateurs :
Voyez, me dit il, avec quelle patience heroïque,
l’Auteur d’Inés recoit <sic> les coups qu’on
lui porte ; ce grand homme merite-t’il un
traitement si injurieux. Il n’y a donc plus de
charité sur la terre ; j’ai voulu opposer à cet
ardent défenseur l’usage depuis long tems
authorisé parmi les gens de lettres, de se faire
des guerres également utiles & agréables au
Public, mais il m’a répondu en colere qu’il ne
convenoit à personne d’entrer en lice contre leur
Heros digne seulement de respect &
d’admiration, que ce n’étoit pas sur lui qu’il
falloit essaïer les traits de l’ironie & du
Sarcasme, & que tous ces Auteurs subalternes
sotement jaloux de sa gloire, seroient bien mieux
de se rendre les émulateurs de son attention à
louer toute sorte d’ouvrages ; il eût le front de
me soûtenir qu’on ne pouvoit sans
crime penser mal du Phénix des beaux esprits. Je
fus scandalisé d’une décision si Janseniste, mais
je fus encore plus surpris lorsqu’il dit, que
c’est le comble de la calomnie d’avoüer d’un côté
que l’Auteur d’Inés est homme d’esprit, & de
soûtenir de l’autre qu’il est Chapelain dans ses
vers. J’ai bien tôt quitté cet aveugle zelateur,
dont je ne pouvois souffrir les ridicules
paradoxes. Voyez cependant comme on est devenu
charitable dans ce Caffé, apparemment que la pitié
que m’a fait ce fade discoureur, a laissé sur mon
visage des impressions semblables à celles qu’on
remarque sur la nation bigote. Cette avanture me
réjoüit, ai je répondu à Dorylas ; je suis
cependant fâché que vous n’ayez pas agacé
davantage un adversaire dont le debat promettoit
merveilles, si je le trouve jamais je le mettrai
d’humeur à me dire des choses infiniment plus
originales ; mais que n’auroit pas dit ce brave
apologiste, si vous lui aviez recité ces vers que
j’ai lû dans une piece intitulée : Plaintes de
Melpomene. La divinité se plaint que la Scene est
en proye aux nouveaux Pradons, ce nom reveille
l’idée de Depreaux, & voici comme on y peint
l’Auteur de Machabées & de Romulus. Depreaux en fremit dans le fond de son Urne.
Tout jusques à L. M. usurpe le cothurne.
Il nous peint en dépit des mœurs, de la raison
Misaël petit maître, & Romulus Gascon.
Et chargeant l’action d’Episodes postiches,
Trouve l’art d’apauvrir les sujets les plus riches. Je suis sûr qu’à la seconde édition l’Auteur caracterisera l’Inés de Castro, je vous conseille, m’a répondu Dorylas ; de ne point vous aviser de citer ces vers au Caffé, vous seriez condamné dans cette nouvelle inquisition comme un heretique qui merite le feu, contentez vous de faire ces échapées avec vos amis.
Il nous peint en dépit des mœurs, de la raison
Misaël petit maître, & Romulus Gascon.
Et chargeant l’action d’Episodes postiches,
Trouve l’art d’apauvrir les sujets les plus riches. Je suis sûr qu’à la seconde édition l’Auteur caracterisera l’Inés de Castro, je vous conseille, m’a répondu Dorylas ; de ne point vous aviser de citer ces vers au Caffé, vous seriez condamné dans cette nouvelle inquisition comme un heretique qui merite le feu, contentez vous de faire ces échapées avec vos amis.
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Dialog
Avez-vous lû, me
disoit l’autre jour Ariste, l’homme universel de
Gracien, c’est un livre tout d’or : la gravité du
stile donne du credit aux maximes qui y sont
établies, moy qui ai tourné mes études du côté de
la politique, je le regarde comme le chef d’œuvre
de l’esprit humain : qu’en pensez-vous, Monsieur
le Spectateur, dites-moi vôtre sentiment. Dans les
preventions où vous êtes nous ne serons nullement
d’accord, lui répondis je ; mais puisque vous
voulez sçavoir ce que je pense de cet ouvrage, je
vous dirai d’abord que je ne puis trop admirer la
politesse & l’elégance de la traduction ; quel
feu ! quels tours heureux ! quelle
ingenieuse nouveauté dans l’expression ! c’est
dommage que le traducteur coure souvent après ce
qu’on appelle précieux & pincé ; je suis sûr
que le Gracien François efface l’Espagnol ; il est
à souhaiter qu’un écrivain si poli essaye son
talent sur des ouvrages qui interessent encore
davantage. On nous surfait de beaucoup le merite
de Gracien, en lui donnant le nom de Tacite :
l’historien latin est un grand peintre :
l’Espagnol est un copiste qui n’a presque rien
d’original : ce qui peut avoir occasionné le
parallele, c’est que le moderne politique affecte
la profondeur du stile & des pensées de
l’ancien : mais l’Espagnol à force d’être le singe
d’un modele presque inimitable, enveloppe si fort
ses pensées qu’on ne peut les saisir, il n’est
donné qu’à des Oedipes d’expliquer ses enigmes,
dont la penible, mais peu utile intelligence fait
toûjours regretter le temps employé à percer ces
mysterieuses tenebres : on cherchoit de l’or, on
trouve du plomb. Sans faire ici l’analise de tous
les ouvrages de Gracien, celui dont il est
question, est bizarrement disposé, c’est un amas
de materiaux bons à la verité, mais qui n’ont
aucune liaison, chaque chapitre est isolé ; ce sont des Dialogues, des Satires, des
Apologues, des caracteres, des détails de
littérature ; mais tout cela ne forme pas un tout.
Si l’esprit de systême est essentiellement
necessaire à un politique, Gracien ne passera pas
certainement pour tel dans cet ouvrage, il est
Pindare depuis le commencement jusqu’à la fin ; il
ne sçait ni d’où il vient ni où il va, & tout
ce qu’il dit est plus propre à former l’homme
particulier que l’homme politique ; un lecteur
attentif conviendra sans peine que l’Auteur n’a
jamais été occupé d’une idée unique ; ce sont des
collections de differents ouvrages d’esprit, à qui
selon la manie Espagnole, Gracien a donné un titre
mysterieux. Celui d’homme universel qu’à substitué
l’élegant traducteur, ne caracterise qu’une partie
de l’ouvrage. Le lecteur s’attend d’abord à un
portrait suivi d’un genie si rare, ou à un détail
des maximes qui peuvent servir à le former ;
cependant l’erreur se fait sentir dès le premier
chapitre ; on ne peut donner que des titres
generaux à des ouvrages de cette nature. Mon
sçavant en politique qui se pique d’un phlegme
inalterable, ne pût m’entendre plus long-tems : Je
vois bien, me répondit-il, que vous pensez
extraordinairement aujourd’hui ; il
ne seroit pas possible de concilier nos sentimens,
remettons, si vous voulez, l’examen de vos
paradoxes à un autre jour ; j’espere qu’alors vous
entendrez raison. Vous outrez furieusement la
critique ; je ne sçai comment on vous traitera à
votre tour. Vous me connoissez peu, lui
répondis-je, je serai charmé qu’on coute sur moi ;
c’est un spectacle que je me saurai bon gré
d’avoir menagé au public. J’ai rencontré ce matin
Ariste, j’ai d’abord crû qu’il alloit renouveller
notre disputé sur le moderne Traité de politique :
pour le faire entrer en lice, je lui ai demandé si
je lui paroissois encore philosopher d’une maniere
singuliere : Etes-vous converti, lui ai-je dit,
sur le Livre del Discreto : il m’a répondu que
frapé de ma censure, il l’avoit plus serieusement
examinée, & que mon sentiment ne lui
paroissoit plus si paradoxe : Mais laissons la
politique, a-t-il ajouté, aussi est-ce une science
dont vous ne vous piquez pas beaucoup, & qui
est à la portée de peu de gens : la belle
litterature est votre sort ; c’est-là où je veux
ramener nos enretiens ; c’est dommage que vous
soïez si fort entêté des Anciens : quelle folie de
se declarer pour des gens qui ne sont
plus, & qu’on doit suposer n’avoir pas raison
dès qu’il ne sont plus en état de se défendre !
Quelle ridicule passion de se rendre les
admirateurs de gens qui ne peuvent ni nuire ni
faire de bien ! Mais quelle ressource pour un
homme qui cherche la fortune, de se declarer
partisan des beaux esprits de notre siecle ! Ne
reviendrez vous jamais d’un entêtement si peu
utile : Il me semble vous voir amoureux d’une
vieille femme qui n’a que ses rides & ses
replis à vous offrir. Je vous dis tout cela pour
vous faire sentir le ridicule de vos préventions ;
mettez vous à la moderne, si vous voulez être en
vogue, autrement on vous laissera avec vos vieux
parchemins ; suivez la mode vous trouverez des
prôneurs, avec votre goût antique, les siflets
seront pour vous. J’avois apporté du College les
mêmes préjugez ; mais dès que j’ai eu le moindre
usage du monde, je les ai bien vite secoüez, &
je me trouve fort bien de laisser pourir vos vieux
Auteurs dans mon Cabinet : je fais cependant de
tems en tems des débauches que je cache à nos
modernes Inquisiteurs. J’ai lû ces jours passez la
Préface tant vantée, que l’Abbé Massieu a mis à la
tête de la traduction de Demosthene ; on voit bien qu’il en veut aux deux plus
beaux genies de notre siecle ; mais tout ce qu’il
dit est fondé sur l’aveugle admiration des
Anciens, au lieu de tout examiner par cette
superiorité de raison qui méconnoît l’autorité ;
d’ailleurs ce grand discoureur n’a pas même
effleuré la question. Il parle des Anciens &
des Modernes, sans marquer ceux à qui ces noms
conviennent. Sçavez-vous, ajoûta Ariste, que vous
êtes vous-même dans l’erreur. Sçachez que
Demosthene, Sophocle, Euripide, Platon, Ciceron,
Virgile, Horace, sont les modernes, nous sommes
veritablement les Anciens. La datte <sic> de
l’origine du monde décide la question ; ceux qui
sont venus moins tard aprés qu’il a été formé,
sont les vrais modernes ; pour nous qui sommes
venus si long tems aprés, nous avons le droit
d’antiquité, notre goût est plus sûr, parce que
nous joüissons du progrès immense qu’a fait la
raison depuis tant d’années, je vous sçai bon gré,
ai-je répondu à Ariste, de votre invitation à
prendre l’air & le ton moderne ; mais je ne
sçai si je pourrai joüer serieusement ce
personnage. J’ai lû quelque part qu’on n’aime
jamais mediocrement les vieilles & les laides,
je crains de n’être dans le cas ; je vous promets
cependant de faire un peu
l’hipocrite ; quand je me trouverai avec les
zelateurs de la gloire des modernes, c’est tout ce
que je puis faire pour vous. Si vous ne m’assuriez
que vous avez lû la Préface de l’Abbé Massieu, je
croirois que vous vous en êtes raporté au jugement
de quelque bel esprit de notre siecle ; car cette
Préface est raisonnée depuis le commencement
jusqu’à la fin, & l’on ne peut lui refuser la
gloire d’avoir décrit avec toute la justesse
possible la veritable éloquence, & d’avoir
peint les causes de la décadence du bon gôut,
quand on voit avec les lunettes des Heros du
Caffé, on fait comme Don Guichot qui prenoit des
Moulins à vent pour des Châteaux. Vous autres,
Messieurs, vous criez toujours contre les
préjugez ; & quel préjugé plus insensé que de
croire qu’il n’y ait que deux ou trois personnes
qui ayent connu les veritables beautez de
l’éloquence & de la poësie, & que tous les
autres ont été des aveugles ! si vous appellez
cela superiorité de raison, pour moi je l’appelle
le renversement de la raison ; votre droit
d’Antiquité n’est pas mieux fondé ; la preuve que
vous apportez est ingenieusement imaginée, mais
elle est destituée du solide ; ces
Auteurs étant venus moins tard aprés la formation
du monde, c’est-à-dire, dans les beaux jours de la
nature ; dans un tems oû la chaleur du Soleil plus
vive fertilisoit la terre, où le corps était plus
robuste, & l’esprit par consequent plus libre
dans ses operations ; ils avoient plus de force,
plus de lumiere, & plus d’élevation. Tout ce
qu’il resultera de votre discours, c’est que la
caducité du monde a entraîné celle de la raison.
Ce prétendu progrès de la raison peut avoir lieu
par rapport à la Physique, encore trouve-t-on
souvent les semences de nouvelles découvertes dans
les premiers Philosophes ; mais les beautez de
l’éloquence & de la poësie, ne peuvent se
puiser que dans la nature. Les Anciens qui ont été
en possession de toutes ses images, dont ils ont
si bien exprimé les traits, doivent être nos
guides & nos modeles.