Cita bibliográfica: Jean-François de Bastide (Ed.): "No. 8", en: Le Monde comme il est (Bastide), Vol.1\008 (1760), pp. 85-96, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.3705 [consultado el: ].


Nivel 1►

Feuille du Samedi 5 Avril 1760.

Nivel 2► Nivel 3► Relato general► Emphrosine telle que je l’ai représentée d’abord, devoit aspirer secretement au plaisir d’aimer ; c’est le sort des femmes qu’une privation vertueuse rend chaque jour plus tendres. Ce desir la tyrannisoit quoiqu’elle ne se lassât jamais de s’en rendre maîtresse, & sa situation étoit formée des tentations les plus douces, & des triomphes les plus complets. Cet état étoit cruel ; mais l’habitude en étoit prise, & elle n’auroit peut-être jamais été plus foible, si l’esprit n’étoit venu lui tendre ses piéges ordinaires. Sa séduction lui fait tout-à-coup un caractere nouveau ; elle ne réfléchit plus, ne [86] balance plus ; elle marche rapidement au terme fatal où vont aboutir toutes les idées d’un esprit subjugué par l’amour. Elle n’a pourtant pas encore livré son cœur, mais elle sçait à qui il faut qu’elle le donne ; elle connoît un homme qui parle avec tout le feu, avec toutes les graces imaginables, & sans doute cet homme doit aimer comme il parle : c’est lui qu’elle doit choisir, c’est avec lui qu’elle goûtera ces joyes ineffables, ce plaisir de soupirer, de s’égarer, de n’être plus que deux dans l’univers, ce bonheur enfin qu’a peint l’esprit dans son enthousiasme. Son parti est pris ; elle ne différera pas d’un moment sa félicité : dès que Valcour se présentera, dès qu’elle le rencontrera, elle le regardera, lui parlera, soupirera ; il sçaura que c’est pour lui que tous ces mouvemens sont autant de triomphes sur sa vertu ; il ne pourra se tromper à la destinée qui l’attend, & si sa pénétration n’y suffit pas, [87] s’il faut qu’elle s’explique la premiere, qu’elle anime sa confiance ou ses desirs, elle n’y trouvera pas autant de difficulté qu’à se résoudre au plus violent sacrifice. . . .

Telles étoient ses idées lorsque l’esprit, après lui avoir tourné la tête, la laissa livrée à ses réflexions ; elle les nourrit pendant trois jours : & leur charme ne fit que s’accroître ; heureusement pour elle, Valcour étoit absent, & ne revint que lorsqu’elle eut pû se repaître des vers affreux qui faisoient maintenant son désespoir. Sa premiere pensée après les avoir lûs, fut de croire que l’amour, préconisé par l’esprit, étoit aussi perfide que lui ; elle crut n’avoir jamais porté de jugement qui pût lui servir plus aisément de regle de conduite, & sur cela elle fut persuadée qu’elle n’aimeroit jamais : oui, dit-elle, l’esprit est perfide, l’amour est perfide, Valcour est perfide aussi : il parle trop bien, abonde trop [88] en pensées ingénieuses pour connoître la droiture… Fuyons ces trois ennemis, redevenons ce que nous étions ; c’en est fait je ne changerai jamais de résolution. . . . Vain projet, vain serment : c’étoit la raison qui parloit ; elle n’a aucun pouvoir, lors même qu’elle est animée par le dépit : il fallut qu’elle se soumît à composer avec la nature. La loi qu’imposa celle-ci fut de croire que l’amour n’étoit pas si monstre que la trahison de l’esprit autorisoit à le croire : Emphrosine obéit, & se persuada aisément qu’on ne couroit aucun risque à aimer au moins un homme de bons sens. Dans la situation d’esprit où elle étoit, les préliminaires ne devoient pas lui paroître absolument indispensables ; elle s’en dispensa du moins, & deux jours après elle fut arrangé avec un homme du meilleur caractere, de la meilleure foi, la crème des hommes : elle passa deux heures tête-à-tête avec lui, le soir de ce même [89] jour ; & le lendemain on lui auroit donné des Royaumes entiers, qu’elle n’y auroit pas passé un instant : on en devine la raison ; cet honnête homme n’avoit comme la plûpart de ses semblables, qu’un bon sens admirable, mais peu aimable.

Emphrosine se rappella toutes les charmantes impostures de l’esprit, elle pleura d’être réduite à entendre les monotones discours de la bonne foi & du bon sens ; elle pleura même d’avoir trop bien connu l’esprit, & de ne pouvoir plus être agréablement trompée. ◀Relato general ◀Nivel 3

Retenez bien cette leçon, ô vous que trop de prédilection pour des mots brillans, & des phrases cadencées menace de la même yvresse. C’est un grand malheur, pour une femme d’aimer à se laisser endormir par un doux langage ; elle ne se réveille point insensible, & la plus sage, c’est-à-dire, la plus froide sent que sa raison n’est pres-[90]que plus que de hazard, & dépend toute entiere des circonstances qui vont suivre ce fatal sommeil. On l’a dit avant moi, & l’on n’a jamais pû mieux dire.

Cita/Lema► Lorsqu’on daigne écouter les sons de la musette.

On écoute bien-tôt les soupirs du Berger. ◀Cita/Lema

Metatextualidad► Je passe à d’autres considérations, & je vais considérer l’esprit sous toutes les faces. . . . . Mais ce seroit entreprendre un grand travail, un travail sérieux, & qui produiroit peu. Différons jusqu’à une autre occasion l’execution de ce beau projet. Cependant je finirai cette Feuille par préparer les voyes. Deux portraits fideles qu’on m’a envoyés disposeront mes Lecteurs à croire que l’amour de l’esprit, & le trop d’esprit, sont autant d’obstacle au bonheur. ◀Metatextualidad

Retrato ajeno► Timon est un de ces heureux mortels à qui le Ciel a destiné la fortune la [91] plus brillante ; il a un air de prospérité & de santé, le teint vermeil, les yeux gros, sortant un peu de la tête, la bouche petite & riante. Son corps n’est pas des plus adroits, parce qu’il est un peu gros & pesant, sa démarche est même passablement lourde ; mais elle a toute la gravité d’un vénérable Magistrat. Timon, dès sa tendre jeunesse fut doux, tranquille, sans malice, rien d’éveillé ; il ne s’amusa point à faire de grands projets ; il ne se mêla d’aucune intrigue ; docile en tout, il étoit véritablement ce qu’on appelle un bon enfant. Il n’y eut de difficulté qu’à lui apprendre quelque chose. Il fit pourtant ses exercises ; il connoissoit assez son cheval & sçavoit chasser son lievre. Du reste il étoit bon, économe & aimable convive, quoiqu’il n’aimât pas beaucoup les grandes compagnies. Si les plaisirs nese <sic> trouvoient point sur ses pas, la passion ne l’emportera jamais à en chercher [92] l’occasion avec peine. Il n’alla pas non plus troublerson <sic> propre repos, pour faire l’amour avec de folles délicatesses de cœur. Il laissa à sa bonne mere le soin de lui trouver une femme ; elle s’en acquitta dignement : Timon est le meilleur mari du monde ; il aime sa femme ; leur mariage est heureux ; on en voit d’aimables fruits : quatre enfans bien nourris, bien potelés, voltigent au tour d’un père content, & d’une mere amoureuse de sa production : toute la maison regorge de l’abondance & de la prospérité d’une famille si heureuse. Il ne falloit à Timon qu’une charge à la Cour ; mais elle auroit été pour lui trop pénible : il en acheta une dans sa Province ; il en fait les fonctions avec honneur, tout le monde est content de lui, il ne fait tort à personne, ses décisions sont naturelles ; il coupe court & n’entre dans aucune discussion ; le hasard mêlé à un petit grain de bons sens, le fait sortit d’af-[93]faires. Que ton sort est doux, Timon ! Que tu es heureux de n’avoir pas beaucoup d’esprit ! ◀Retrato ajeno

Retrato ajeno► Philinte, frere cadet de Timon, est aussi différent de lui par le caractere que par la fortune. Il a l’air noble, les yeux vifs, le nez un peu aquilin, la bouche grande, mais pas laide, la taille fine & bien prise, des manieres polies & naturelles, rien de bas ; spirituel, sçavant, plein de raison, homme accompli. Quand il parle, quand il écrit, ce ne sont que fleurs, que sentences, que tours d’esprit, que réalités. Mais passons à sa fortune, elle étoit brillante au commencement. Le premier pas qu’il fit dans le monde lui attira les regards & l’attention de toutes les personnes de mérite. Le Roi le distingua aisément, il l’employa bien-tôt. Mais élevé par son génie au-dessus de ses Supérieurs, il s’attira leur jalousie & leur haine. Philinte ne fut pas long-tems à découvrir leurs intri-[94]gues, il vit que le Prince n’étoit que le jouet de leur faux zele & de leurs cabales : cette observation fit qu’ils s’attacha uniquement au Maître. Il passa bien-tôt à la Cour pour un homme inquiet, turbulent, & d’un esprit dangereux. Il se fit pourtant quelques protecteurs ; mais à condition qu’il épouseroit ou une niece, ou une sœur qu’on vouloit établir : l’imprudent, sensible au vrai mérite, ne voulut épouser qu’une personne aimable. Philinte n’avoit pas de grands revenus, & aimoit les belles choses parce qu’ils s’y connoissoit. Il se dérangea, il fallut aliéner les fonds ; il ne lui resta que ses pensions qu’il perdit bien-tôt par l’intrigue de ses ennemis. Il avoit toujours accueilli les gens de Lettres, & avoit lui-même composé de petits Ouvrages très-agréables ; en un jour il perdit sa fortune, ses protecteurs, la réputation que l’esprit lui avoit fait, les louanges trompeuses de ces parasites qui distribuent [95] les lauriers d’Apollon. Il voulut d’abord s’élever au-dessus de son malheur : il crut que l’esprit le consoleroit ; mais il éprouva que l’esprit ne console point : il revint enfin chez son frere, ◀Retrato ajeno

Cita/Lema► Triste, à pied, sans laquais, maigre, sec, ruiné. ◀Cita/Lema

Metatextualidad► Voici la Chanson attendue : on a cru devoir réimprimer les paroles pour la commodité du Public.1 ◀Metatextualidad

Metatextualidad► La Bergere Cloris, insensible & coquette,

Ne vouloit Point avoir d’amans ;

Mais du Berger Tircis [96] la touchante musette

La faisoit penser autrement. La faisoit penser autrement.

Le jour elle écoutoit avec indifférence

Le concert le plus séduisant ;

Mais le soir, quand l’Amour gênoit moins l’innocence,

Elle écoutoit bien autrement.

Tous les jours son humeur la trompoit elle-même,

Et Tircis s’y trompoit souvent ;

Ses discours annonçoient une froideur extrême,

Mais ses yeux parloient autrement.

Le Berger la trouvant un soir dans la prairie

Voulut profiter du moment ;

Elle s’en offensa, mais elle en fut punie,

Car elle pensoit autrement. ◀Cita/Lema ◀Nivel 2 ◀Nivel 1

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