Le Spectateur ou le Socrate moderne: LXVIII Discours

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LXVIII Discours

Zitat/Motto

Religentem este oportet, Religiosum nefas.

Aul. Gell. Lib. IV. Cap. 9

Il faut être religieux, sans tomber dans la Superstition.

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Il est de la derniere importance d’inculquer de bonne heure la Devotion dans l’Esprit des Enfans, parce qu’elle y jette, de profondes racines qui ne meurent presque jamais. Les soucis de la Vie, le feu de la jeunesse, & les appas du Vice semblent quelquefois l’éteindre ; mais elle se ranime d’abord que l’Age, la Discretion ou les Malheurs ramènent un Homme de ses égaremens. C’est un Feu qui reste caché sous la cendre, sans qu’on le puisse étouffer. La Temperance, la Sobriété & la Justice, sans la Devotion, sont des Vertus froides, insipides & languissantes, qui viennent plutôt des principes de la Philosophie que de ceux de la Religion. La Pieté donne une grande ouverture à l’Esprit, l’eleve à des idees beaucoup plus sublimes qu’il n’en peut trouver dans aucune autre Science, l’échauffe & l’agite infiniment plus que tous les plaisirs sensuels. Quelques Auteurs ont dit que l’Homme se distingue plutôt des autres Animaux par le Culte d’une Divinité que par la Raison, puisqu’il y a plusieurs Bêtes qui font paroître dans leurs actions quelques étincelles de la derniere, au lieu qu’il n’y en a pas une seule qui fasse aucune démarche qui approche de l’autre. Il est certain que la pente naturelle de tous les Hommes à pratiquer un Culte Religieux, & à implorer le secours d’un Etre suprême dans les périls & les calamitez où ils se trouvent, que la Gratitude, dont leur Ame est touchée envers un Superieur invisible, lorsqu’ils reçoivent, quelque faveur extraordinaire, & à laquelle ils ne s’attendoient pas, que l’Amour & l’Admiration qui les saisissent toutes les fois qu’ils méditent sur les Perfections Divines, & que le consentement universel de tous les Peuples du Monde à l’égard de cet Article capital ; il est certain, dis-je, que tout cela forme une Preuve convaincante que le Culte Religieux doit venir d’une Tradition émanée de quelque premier Fondateur du Genre Humain, ou qu’il est une suite des lumieres de la Raison, ou qu’il découle d’un Instinct que la Nature a placé dans l’Ame. Pour moi, il me semble que toutes ces Causes contribuent à produire le même effet ; mais qu’on assigne celle qu’on voudra pour le Principe immédiat du Culte Religieux, il faut avouer qu’elles nous indiquent toutes un Etre souverain comme celui qui en est l’Auteur. Je me servirai de quelque autre occasion pour examiner l’espece du Culte que le Christianisme nous enseigne ; & je ne toucherai ici qu’aux Erreurs où ce Divin Principe nous engage quelquefois, lorsqu’il n’est pas conduit par les lumieres de la Raison, qui nous est donnée pour nous servir de Guide dans toutes nos démarches. Les deux grandes Erreurs, où la Dévotion mal entendue nous précipite, se réduisent à l’Entousiasme & à la Superstition. Il n’y a pas de plus triste objet au Monde qu’un Homme, dont le cerveau est frapé de l’Enthousiasme religieux. Une Personne qui extravague, quoique ce ne soit que par un Principe d’orgueil ou de malice, est un Spectacle mortifiant pour la Nature Humaine ; mais lorsque le Dérangement vient des serveurs d’une Dévotion indiscrete, ou d’une trop grande application de l’Esprit à ses Devoirs mal-entendus, il mérite que nous en aïons une compassion toute extraordinaire. Avec tout cela nous en pouvons tirer cet usage que, puisque la Dévotion même, qu’on ne croiroit jamais être en état de pousser trop loin, peut détraquer le cerveau, à moins que ses ardeurs ne soient ménagées avec beaucoup de prudence, il faut avoir un soin tout particulier de conserver le calme dans sa Raison, & se tenir en garde, dans toutes les occasions de la Vie, contre les influences de la Passion, de l’Imagination & du Temperament. La Pieté, qui n’est pas gouvernée par la Raison, dégenere presque toujours en Enthousiasme. Lorsque l’Esprit se trouve embrasé du feu de la Dévotion, il est disposé à croire qu’il ne l’a pas excité lui-même ; mais qu’il y a quelque chose de Divin en lui qui en est la source. S’il favorise trop cette idée, & qu’il s’en chatouille agréablement, il s’abandonne à la fin aux transports & aux extases imaginaires ; & lorsqu’il se croit une fois sous les influences de l’Inspiration Divine, on ne doit pas s’étonner s’il méprise les Réglemens des Hommes, & s’il ne veut pas recevoir le Formulaire de Religion établi par les Loix, puisqu’il se croit dirigé par un Guide infaillible & superieur à tout. Si l’Enthousiasme est une sorte d’excès dans la Dévotion, l’on peut dire que la Superstition ne péche pas seulement de ce côté-là, mais qu’elle est aussi un excès de la Religion en général, suivant l’ancien mot du Paganisme, que j’ai mis à la tête de ce Discours. Nigidius remarquoit là-dessus, à ce qu’Aulu Gelle rapporte au même endroit, que les mots Latins qui se terminent en osus impliquent d’ordinaire un Vice, & la possession d’une qualité portée jusqu’à l’excès. L’Enthousiaste, en fait de Religion, ressemble à un Païsan obstiné, & le Superstitieux à un fade Courtisan. L’Enthousiasme a quelque chose qui tient de la Fureur, & la Superstition de la Démence. La plupart de nos Sectes, qui ne se joignent pas avec l’Eglise Anglicane, ont une bonne dose d’Enthousiasme. Si l’on introduit dans le monde des Habits ou des Manieres ridicules, on s’en dégoûte bien-tôt, & l’usage en est banni à perpétuité ; mais d’abord qu’un Ornement ou une Cérémonie a pris asyle dans l’Eglise, voila qui est fait, ils n’en sortent plus, quelque étranges qu’ils paroissent.

Exemplum

Un Evêque Goth a peut être jugé à propos de réciter un certain Formulaire avec des Souliers ou des Pantoufles aux piez d’une certaine façon ; un autre s’est imaginé qu’il seroit de la bienseance qu’une telle partie du Culte public j s’executât avec la Mître sur la tête & la Crosse à la main. Un Frère Vandale, aussi pieux ou superstitieux que les autres, y ajoûte un Habit à l’antique, dans la pensée qu’il fournit une Emblème fort ingénieuse de tels ou de tels Mysteres, jusqu’à ce que peu à peu tout le Service Divin dégenere en Farce & en Spectacle risible.
Leurs Successeurs voient la sotise & l’inconvénient de ces Cérémonies, mais au lieu de les réformer, ils y en ajoûtent de nouvelles, qu’ils croïent plus significatives, qui prennent racine de la même maniere, & qu’on ne doit plus rejetter d’abord qu’on les a une fois admises. J’ai vu officier le Pape in Pontificalibus dans l’Eglise de S. Pierre, où il emploïa deux heures de suite à mettre ou à quitter ses divers Ornemens. Il n’y a rien de si beau, ni qui orne plus la Nature Humaine, sans parler des avantages infinis qu’elle y trouve, qu’une Pieté mâle, ferme & constante ; mais l’Enthousiasme & la Superstition sont les Foiblesses de la Raison Humaine, qui nous exposent au mépris & à la raillerie des Infideles, & qui nous mettent au dessous des Bêtes qui périssent. L’Idolâtrie est un autre Fruit de là Pieté mal entendue ; mais je ne m’arrêterai pas ici à l’examiner, puisque le gros de mes Lecteurs Anglois n’est pas sujet à ce Vice. T.