Citation: Anonym (Ed.): "LVIII. Discours", in: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.2\058 (1716), pp. 366-371, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.3503 [last accessed: ].


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LVIII. Discours

Citation/Motto► Patriæ pietatis imago.

Virg. Ænid. IX. 294.

L’exemple de l’Amour Paternel. ◀Citation/Motto

Level 2► Metatextuality► La Lettre suivante a été adressée à mon Libraire, sous une Envelope, où on l’assure que c’est la Pièce même en original, qu’un Pere a écrite à son Fils, quoique celui-ci ne lui en eût donné que peu ou point d’occasion, & où on le prie de vouloir bien m’engager à la rendre publique, puisque j’obligerai par-là bon nombre de mes Lecteurs, & qu’elle regarde un sujet, dont j’ai traité moi-même dans un de mes derniers Discours. La voici mot pour mot. ◀Metatextuality

Level 3► Maraut,

« Vous êtes un impertinent Fripon, un Sot, un Fou & un Malheureux ; je me soucie fort peu que vous m’obéïssiez, ou non, cela n’effacera jamais les [367] impressions que j’ai reçuës de votre Insolence, pendant que vous me déchirez de tous côtez par vos railleries piquantes, & que vous avez l’audace de me demander quelque faveur dès le lendemain : Ce sont des Contradictions qui marquent l’égarement de votre Esprit. En un mot, je ne souhaite pas de vous voir le reste de mes jours : Si vous êtes réduit à gagner votre vie dans un Atelier, je ne m’en ferai pas un déshonneur ; & si vous mouriez de faim dans les Ruës, je ne donnerois pas une maille pour vous en garantir. Qu’il ne vous arrive plus de m’écrire de vos Galimatias, ou je vous casserai la tête la premiere fois que je vous rencontrerai sur mon chemin : Vous êtes un Brutal & un Opiniâtre ; est-ce là votre gratitude pour l’argent que je vous ai donné ? Je redressai vos idées, Maraut que vous êtes & vous rendrai plus sensible à ce que vous devez à celui qui s’apelle, avec regret, votre Pere, &c.

P.s. Il est de votre prudence d’éviter ma vûë, car, si je vous trouve sur mes pas, vous aurez la bastonade, pour avoir mis sur le dos de votre Lettre, que la Force surmonte le Droit. » ◀Level 3

A-t-on jamais vû une pareille image de la Tendresse Paternelle ? Quelques anciens Peuples de Grece faisoient enyvrer leurs Esclaves, & les exposoient ensuite à la vue de leurs Enfans, pour les détourner [368] d’un Vice, qui rend les Hommes pires que des Bêtes, & qui leur ôte l’usage de la Raison. C’est dans le même dessein que j’ai mis ici le Portrait d’un Pere dénaturé, afin que sa laideur monstrueuse empêche les autres de l’imiter. Si l’on a quelque envie de voir un Pere de la même trempe, décrit sous les couleurs les plus vives, on le trouvera dans une des meilleures Comedies qui ait jamais paru sur le Théâtre Anglois ; c’est le Rôle que le Chevalier Sampson jouë dans la Pièce intitulée, l’Amour produit l’Amour

Avec tout cela, je ne dois pas embrasser aveuglément le parti du Fils, à qui la tendre Lettre, que je viens de raporter, est adressée. Son Pere le traite d’impertinent Fripon dès la premiere ligne, & il est à craindre qu’à la fin du compte, ce jeune Homme ne soit un Ingrat. Déchirer son Pere de tous côtez pur des railleries piquantes, & ne trouver aucun endroit plus commode que le dos de sa Lettre pour lui dire que la Force surmonte le Droit, si cela n’est pas une marque de l’égarement de son Eprit, ou qu’il est un Sot & un Malheureux, comme le Vieillard irrité l’en accuse, il faut convenir du moins que le Pere feroit trés-bien de s’apliquer à lui redresser les idées & à le rendre plus sensible à son devoir. Mais si, pour en venir à bout, il doit lui casser la tête, ou lui donner la bastonnade, c’est ce qui mérite, si je ne me trompe, d’être examiné de près. Quoi qu’il en [369] soit, je souhaiterois que ce Père n’eût pas trouvé son Egal, & qu’on ne pût le joindre avec son Fils, de même que cette Mere, dont Virgile parle dans sa VIII. Eclogue, V. 48 – 50. où il est dit : Citation/Motto► Vous êtes une Mere si cruelle, qu’on doute si la méchanceté de votre Fils surpasse votre cruauté ; s’il est méchant, il faut avouër que vous êtes bien cruelle.

Crudelis tu quoque mater :
Crudelis mater magis an puer improbuass ille ?
Improbus ille puer, crudelis tu quoque mater. ◀Citation/Motto

Je voudrois bien aussi qu’on n’eût pas sujet de lui appliquer le Proverbe Grec, qui revient à ceci, que Citation/Motto► 1 chacun engendre son sembliable. ◀Citation/Motto

Du reste un Gentilhomme, qui m’est inconnu, m’a écrit une Lettre, où il paroît crainde que le LI. Discours de ce Volume ne porte les Enfans à désobéïr à leurs Peres & à leurs Meres ; mais, s’il veut se donner la peine de le relire avec quelque soin, je me flate que sa crainte s’évanouïra d’abord. La Fille pénitente n’y cherche qu’à obtenir grace & à se reconcilier avec son Père ; c’est aussi là tout ce que je demande en sa faveur ; & je puis bien alleguer ici l’Expression d’un de nos grands Genies, qui répondit à quelques Personnes [370] de qualité, qui l’exhortoient de pardonner à sa Fille, sur ce qu’elle s’étoit mariée sans son consentement, qu’il n’avoit rien à leur refuser ; mais qu’il les prioit de se souvenir de la difference qu’il y a entre donner & pardonner.

J’avouë que dans toutes les disputes, qui s’élevent entre les Peres ou les Meres & leurs Enfans, je panche toujours du côté des premiers. On ne sauroit jamais s’aquiter des obligations qu’on leur a, & il me semble que c’est un des plus grands reproches qui puissent tomber sur la Nature Humaine, de voir qu’en fait de Tendresse, l’Instinct paternel l’emporte de beaucoup sur la Reconnoissance Filiale ; que les Faveurs reçues sont un plus foible motif à la bienveillance, à l’amour & à la compassion, que les Faveurs accordées ; & que les soins pris rendent l’Enfant ou le Vassal plus cher au Pere ou au Protecteur, que le Pere ou le Protecteur à l’Enfant ou au Vassal ; il arrive même que, pour un Pere cruel, on trouve mille Enfans rebelles. A la verité c’est un des admirables ressorts de la Providence, qui l’emploïe à la conversation des Espèces, comme je l’ai remarqué dans 2 un de mes Discours ; mais s’il nous montre la Sagesse du Créateur, il nous découvre aussi l’imperfection & le déreglement de la Créature.

[371] L’obéissance des Enfans à ceux qui les ont mis au Monde est la base de tout Gouvernement, & la mesure de celle que nous devons à nos Superieurs.

Le Pere le Comte nous dit que les Chinois punissent la violation de ce devoir, avec tant de severité, que si un fils venoit à tuer ou même à battre son Pere, non seulement le Criminel seroit mis à mort ; mais aussi toute sa Famille ; que tous les Habitans du Lieu seroint passez au fil de l’épée, que le Lieu même seroit détruit, & qu’on y jetteroit du sel ; parce, disent-ils, qu’il doit y avoir une entiere dépravation de mœurs dans cette societé de gens, qui ont pû nourrir un tel Monstre. J’ajouterai ici un Passage tiré du premier Livre d’Herodote, qui dans l’endroit où il parle des Coutumes, & de la Religion des Persans, nous dit, qu’ils ne croïent pas qu’aucun Homme eût jamais tué son Père, ni qu’il fût possible d’en venir à un tel excès de fureur ; mais que s’ils le voïoient arriver quelque jour, ils concluroient d’abord que le prétendu Fils étoit illégitime, ou né en Adultere. Cette opinion fait bien voir quelle idee ils avoient de la desobeïssance en genéral.

L. ◀Level 2 ◀Level 1

1Κακού κόgακος κακòν ώον. Mali corvi malum ovum.

2C’est le XXI, de ce Volume.