Zitiervorschlag: Anonym (Hrsg.): "XXXIII. Discours", in: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.2\033 (1716), S. 195-201, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.3500 [aufgerufen am: ].


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XXXIII. Discours

Zitat/Motto► Оϊη περ φύλλων γενεή ροιήδε καί άνδρων.

Hom. Iliad. Z. 146.

Les Hommes naissent & meurent de même que les Feüilles. ◀Zitat/Motto

Ebene 2► Il n’y a point de Conversation si agréable que celle des Gens de guerre, qui tirent leur courage d’une serieuse Reflexion. La vie qu’ils ménent est si pleine d’avantures, & leur donne un air si libre à débiter ce qu’ils ont vû, que la compagnie d’un Officier de bon Sens est plus instructive que celle de bien d’autres Personnes. On voit dans leurs Narrations une certaine irregularité, qui a quelque chose de plus vif & de plus divertissant que ce qu’on trouve dans les Discours de ceux qui ont apris à bien ranger leurs pensées, & à s’exprimer juste.

Ebene 3► Fremdportrait► Mon Ami le Capitaine 1 Sentry, avec qui je me suis promené ce soir, m’a fait tant de récits de plusieurs Actions qu’il y avoit euës, lorsqu’il étoit au Service, que je n’ai pû m’empêcher d’admirer à cette occasion, que la crainte de la Mort, contre laquelle tous les autres Hommes ont besoin de se munir par une profonde [196] méditation, & par des raisons tirées de la Philosophie ou de la Religion, intimide si peu à l’Armée, qu’on voit de simples Soldats monter à la brèche, & attaquer des Bataillons, sans aucune repugnance ou plutôt avec allégresse. Après en avoir marqué mon étonnement, le Capitaine me répondit en ces termes :

Dialog► « Votre surprise paroîtra fort naturelle à tous ceux qui n’ont pas frequenté les Armées ; mais lorsqu’on y a vecu quelque tems, on s’aperçoit d’un certain Courage machinal que la plûpart des Hommes acquierent à la faveur de la multitude où ils se trouvent toûjours engagez : Ils en voient tomber plusieurs à la verité, mais ils en voient un plus grand nombre en vie ; ils sont heureusement sortis de quelques périls extrêmes, & ils ne savent pas pourquoi ils n’en échaperoient pas encore. Outre cette maniere de raisonner en l’air, ils passent le reste de leur vie dans les Plaisirs, après lesquels ils soupirent avec tant d’ardeur, que des Travaux ou des périls de courte durée ne sont rien en comparaison de la Joie, du Triomphe, de la Victoire, de bons Quartiers de rafraîchissement, des nouvelles Scènes, & des Avantures extraordinaires dont ils se flatent. C’est à quoi pense le gros d’une Armée, & l’on peut ajoûter même du Genre Humain ; mais il n’y a point de ces Soldats revêtus d’un Courage machinal qui [197] ayent jamais fait une grande figure dans la profession des Armes. Ceux qui sont formez pour le commandement, viennent à négliger ou à mépriser la Vie, par la raison, qu’il faut de toute necessite la resigner un jour, & qu’il vaut mieux ainsi la risquer à la poursuite de glorieuses Actions & au service de sa Patrie. Le succès, disent-ils, de nos Entreprises est incertain à l’égard des autres ; mais par raport à nous il est toûjours heureux, puisque nous ne cherchons qu’à nous aquiter de notre devoir, & que nous sommes dans l’état où la Providence nous assûre de notre Bonheur, soit que nous survivions à nos Exploits ou non. Tout ce que la Nature a prescrit est bon & légitime, & puis que la Mort nous est naturelle, il y auroit de l’absurdité à la craindre. La crainte perd toute sa force, lorsque nous sommes convaincus qu’elle ne sauroit prolonger nos jours, l’impossibilité qu’il y a d’échaper à la Mort, nous devroit inspirer le courage d’aller à sa rencontre. Sans cette resignation, il n’y a pas un seul Homme qui puisse rien tenter de glorieux : mais lorsqu’on est arrivé à ce point, les plaisirs d’une Vie passée dans les Expeditions militaires sont aussi grands qu’aucun de ceux dont l’Esprit Humain est capable. La force de la Raison, jointe à la persuasion où l’on est de s’aquiter de son devoir [198] & un desir de la gloire, donne une certaine beauté à tout ce qui avoit paru d’àbord effraïant & terrible. D’ailleurs, les risques où les Genéraux se voient exposez en bonne compagnie, le salut de divers Roïaumes, la Cause du Public, & la bravoure surprenante de plusieurs Officiers qui ne s’étoient pas signalez jusques à ce jour, sont autant de motifs qui les animent à négliger le soin de leurs Personnes. Tel est le Heroïsme de ceux qui ont les qualitez requises pour commander : A l’égard des autres, je ne sai quelle en peut-être la cause ; mais il est certain qu’ils s’accoutument à ne point reflechir, & qu’ils envisagent la Mort avec tant d’indifference, qu’ils conservent le même sang froid au milieu des Actions les plus chaudes. Ebene 4► Exemplum► Témoin ce que dit un 2 Officier François, qui n’avoit pas trop bonne opinion de son Genéral, & qui, après avoir reçu un coup mortel dans une Bataille, s’écria : Je voudrois bien vivre une heure de plus, pour voir comment cet Etourdi se tirera d’affaires. ◀Exemplum ◀Ebene 4

Ebene 4► Exemplum► Je me souviens aussi de deux jeunes Cavaliers Anglois qui servoient dans le [199] même Escadron, & qui étoient inséparables, ils mangeoient, buvoient, & s’intriguoient ensemble ; en un mot toutes leurs inclinations paroissoient tendre au même but, & ils se rendoient mutuellement toute sorte de bons offices. Un soir que nous devions passer une Riviere, l’un d’eux se mit dans un Bachot, avec divers autres, pendant que son Camarade en attendoit le retour sur le bord : Bien-tôt après on entendit quelque tracas sur l’eau, où un Cheval se jetta & y entraîna le Cavalier qui le tenoit négligemment par la bride. Là-dessus celui de ces deux intimes, qui se trouvoit à terre, cria à haute voix : Hola, ho, qui s’est noié ? On lui répondit aussi-tôt, votre Ami, Henry Thompson A quoi il repliqua fort gravement : Ah ! le pauvre Diable, il avoit un Cheval fougueux. Une si courte Epitaphe pour un Ami intime, que ce Cavalier prononça d’un ton sec & sans y ajoûter le moindre mot, me donna cette fois entre mille, une assez méchante opinion de l’Amitié que des Camarades se jurent. ◀Exemplum ◀Ebene 4 C’est ainsi que la plûpart des Hommes, uniquement occupez de ce qui les touche eux-mêmes, deviennent insensibles à tout autre motif : ils ne regrettent qui que ce soit, dont un autre peut remplir le Poste ; & lorsque les Gens n’ont aucune délicatesse, le premier qu’ils trouvent leur est aussi bon, que celui avec [200] qui ils auront passé la moitié de leur vie. C’est à cette sorte d’Esprits à qui la désolation des Villes, des Bourgs, & des Campagnes, la misere des Habitans, les cris & le morne silence des malheureux ne font aucune peine ; attachez à tout ce qui peut satisfaire leurs sens & leurs appetits criminels, ils négligent les devoirs de la Compassion, & toute leur gloire consiste à éviter la Honte ; ils n’ont autre chose en vûe que de se bien divertir, après avoir essuïé quelque fatigue. C’est là ce qui forme le gros de la Soldatesque ; mais le Gentilhomme poli, au milieu de cette Engeance, est tel que le Heros qui s’offre ici à mes yeux, & qui est le premier à courir au danger où il expose les autres. Ses Officiers sont ses Amis & ses Compagnons de fortune, en qualité de Personnes d’honneur & de Gentilshommes, les simples Soldats sont ses Freres, en qualité d’Individus de la même Espèce. Il est aimé de tous ceux qui le voïent ; & lorsqu’il les passe en revûe, ils souhaiteroient qu’il fût dans le danger pour avoir occasion de l’en délivrer au pèril de leurs vies. L’Amour fraternel est l’Ordre qu’il donne aux rangs où il commande ; chacun craint de lui déplaire, quoiqu’il n’appréhende pas d’en être puni. Son Régiment est si touché des calamitez du Genre Humain, qu’il ne pense qu’à y remedier. Juste à distribuer à tous ce qui leur est [201] dû, il se croiroit au dessous de leur Tailleur, si un morceau de leurs Habits servoit à fournir un brin d’Or ou d’Argent sur le sien ; & même au dessous du Païeur le plus avide, s’il retenoit un denier au delà de ses Apointemens. Continuez aimable Héros, à vous signaler ; une Gloire immortelle vous attend, & un Bonheur éternel sera votre partage. » ◀Dialog ◀Fremdportrait ◀Ebene 3

T. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1Voïez Tome i. p. 13.

2C’est le Chevalier de Furiües, qui étoit Lieutenant-Genéral, sous le grand Prince de Condé, à la Bataille de Seneff, donnée en 1674. Voïez l’Hist. de ce Prince, 2 Edition à Cologne en 1695. p. 483. où les derniers Mots du Chevalier sont raportez d’une maniere un peu differente.