Le Monde comme il est (Bastide): No. 46
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Niveau 1
Feuille du Jeudi 3 Juillet 1760.
Zirphile & Moncade sembloient depuis quelque
tems avoir renoncé à leur méprisable systême. Les
grands airs & les folles dépenses avoient
extrêmement dérangé leurs affaires ; & pour les
rétablir, ils avoient pris le masque de la réforme.
Ce stratagême leur avoit réussi. Zirphile avoit fait
la plus vive impression sur le cœur de Dorimond,
& Moncade étoit devenu l’objet des
plus tendres sentimens d’Araminte. Araminte &
Dorimond ne brûloient point de ce feu indiscret
& léger qu’un moment allume, qu’un moment
évapore, que le trouble accompagne, & que le
mépris suit. Ils sentoient ce penchant séducteur,
cette douceur refléchie qu’on n’éprouve que quand on
est né vertueux. Ils aimoient, parce qu’ils
croyoient que leur cœur devoit ce tribut au mérite,
& ils estimoient autant qu’ils aimoient, parce
qu’ils avoient la modestie de juger des autres comme
ils méritoient qu’on jugeât d’eux-mêmes. Zirphile
devoit bientôt se voir unie à Dorimond, &
Dorimond alloit l’être à Araminte. L’ingratitude
naît presque toujours d’un bonheur usurpé. Enflés de
leur succès, & rebutés d’une contrainte toujours
mortelle pour des cœurs sans sentimens, ils
brûloient de reparoître au grand jour,
& de fixer les yeux de tout Paris sur une
conquête qui les honoroit trop. Zirphile &
Moncade ne se connoissoient pas : mais je les place
sous un même point de vûe, & je les fais en
apparence agir de concert, parce qu’une coquette
& un fat, dans la même situation, ont les mêmes
principes & les mêmes idées. Araminte &
Dorimond étoient dans la plus grande sécurité : la
délicatesse marquoit tous les instans de leur
passion. L’un n’avoit encore rien exigé, l’autre
n’avoit encore rien accordé : ils ne vouloient qu’un
bonheur vertueux ; l’hymen alloit le leur offrir,
& ils l’attendoient avec l’impatience délicate
du véritable amour. Zirphile & Moncade se
recontrerent dans une maison la veille même du jour
pris pour la célébration de leur mariage. La nature
les avoit faits pour se séduire l’un l’autre au
premier coup-d’œil. Le rapport des
vices est malheureusement aussi rapide que celui des
vertus. Voilà donc Zirphile éprise de Moncade, &
Moncade enchanté de Zirphile. Ils s’approchent,
l’yvresse est dans leurs yeux ; ils se parlent, la
passion est sur leurs lévres. Tout ce qu’ils se
disent n’est ni clair, ni lié ; mais ils se
devinent, ils s’entendent. On les observe, ils ne
voyent qu’eux : on leur parle, ils ne répondent qu’à
leurs idées : ils apperçoivent seulement qu’ils sont
gênés : ils sortent sans sçavoir ce qu’ils font ni
ce qu’ils vont faire : la passion les étourdit &
les emporte. Zirphile entre dans le carrosse de
Moncade qui lui a offert de la remener. Ils se
tiennent d’abord les propos les plus foux ; bientôt
ils se disent les choses les plus tendres. Zirphile
veut paroître honteuse de la démarche étourdie
qu’elle vient de faire : Moncade veut faire
disparoître la honte en en augmentant le sujet ; il
proteste qu’il ne se connôit plus luimême, qu’il est emporté par la plus violente
passion, & qu’il douteroit de sa raison, s’il
sentoit moins de plaisir à lui jurer qu’il l’aimera
toujours. Zirphile ne doute plus de la sincérité de
Moncade, & croit sentir que son bonheur dépend
de sa séduction. L’une répond comme elle sent,
l’autre agit comme il pense. Les sermens succedent
aux questions, & la témérité est leur ouvrage :
Moncade ne dit plus qu’il aime, & fait connoître
qu’il souhaite de le prouver : Zirphile croit aimer,
croit être aimée, & semble préparée à la
conviction. Tous deux prouvent qu’ils n’ont que des
desirs, en ne parlant que d’amour. Leur yvresse
étoit un crime, leur réveil est un supplice. Leurs
yeux s’ouvrent à peine à la lumiere, qu’ils
parcourent toute l’étendue de leur égarement.
Qu’ont-ils fait ? Comment cacher à Dorimond, comment
faire oublier à Araminte une étourderie impardonnable, qu’ils ne pourront manquer
d’apprendre dans la maison où elle a commencé ?
L’infidélité étoit dans leurs yeux lorsqu’ils sont
partis. Le regret, la confusion, la terreur les
agitent : ils ne se disent rien ; mais leurs idées
sont les mêmes : l’amour se venge avec colere, &
leur fait éprouver les mêmes tourmens. Pour comble
de malheur, le cocher de Moncade étoit yvre, il se
laissa accrocher par un carrosse à six chevaux,
& l’équipage fut renversé. L’allarme est bientôt
répandue, on vole à leurs secours, tout le monde
s’empresse, jusqu’aux Maîtres du carrosse qui vient
de causer leur malheur ; mais quel coup de foudre
pour Moncade, quel moment terrible dans la situation
d’esprit où il est. Le premier objet qu’il
apperçoit, la main qui l’aide à se relever, est
celle d’Araminte. Il n’ose regarder celle qu’il
vient de trahir ; sa main tremblante
annonce sa confusion : Araminte interdite, devine
& soupire, elle connoît Zirphile de réputation,
& ses idées sont cruelles : Moncade sent toute
sa douleur, & s’en trouve déja puni dans le fond
de son cœur ; il ne songe ni à la rassurer, ni à la
consoler : il se fait conduire chez lui, désespéré
de ce qui vient de lui arriver. Zirphile n’a pas été
secourue par Dorimond ; mais tout le monde l’a vûe,
tout le monde apprendra son aventure à Dorimond :
elle éprouve les mêmes tourmens que Moncade, &
se fait conduire chez elle aussi désespérée que lui.
Moncade n’eut le lendemain rien de plus pressé, que
d’aller chez Araminte lui jurer une fidélité
désormais inviolable. Il trouva sa porte fermée ; il
ne fut pas plus heureux le jour d’après ; il prit le
parti de lui écrire.
Moncade ne crut pas qu’Araminte fut sincere.
Il s’étoit attendu aux plus vifs reproches. Il ne
connoissoit pas cette froideur noble, qu’une femme
estimable montre sans l’affecter, & il s’imagina
avoir trouvé un moyen sûr de la punir d’y avoir
recouru comme à un artifice, en paroissant lui-même
résolu de rompre avec elle. Il cessa de
se présenter à sa porte, & ne lui écrivit plus.
Ce manege auroit pû ne pas faire assez d’impression
sur elle : il affecta d’aller tous les jours dans
toutes les maisons où elle alloit. Il s’écoula six
jours sans qu’il pût la rencontrer ; il fut plus
heureux le septieme. Araminte eût fui, mais elle
jouoit. Moncade qui s’étoit apperçu de son embarras,
affecta une indifférence à toute épreuve, & une
impertinence blessante. Il dit les choses les plus
flatteuses aux femmes les plus maussades ; il
chercha à plaire à tout le monde, & à peine
parut-il connoître Araminte, & se souvenir
qu’elle existoit. Une comédie aussi outrée n’eût pû
manquer de tourner à son désavantage, s’il avoit été
moins maître de son jeu. Araminte se fût aisément
apperçue qu’il ne cherchoit à l’humilier, que parce
qu’il étoit humilié lui-même : mais Moncade avoit
fait un art de l’impertinence. Elle se vit donc
condamnée à la douleur de croire qu’il
n’avoit pas eu un dessein formé de l’offenser, &
qu’il n’avoit été impertinent que parce que
l’impertinence lui étoit naturelle. Elle avoit écrit
à Moncade qu’elle ne doutoit point qu’il ne l’eût
jamais aimée ; mais elle n’avoit pas été persuadée
de ce qu’elle avoit écrit : le dépit avoit pu la
tromper : Moncade, en devenant si singulierement
infidele, pouvoit n’avoir été que foible & que
léger : elle avoit voulu le croire d’abord, &
malgré elle s’en étoit flattée. Son nouveau malheur
détruisoit une illusion trop chere : elle ne pouvoit
plus douter qu’il ne l’eût toujours trompée,
toujours jouée. S’il avoit eu simplement du goût
pour elle, il eût cherché avec plus de constance à
la fléchir, tout fat qu’il étoit : ou du-moins en la
voyant pour la premiere fois après une rupture qu’il
avoit méritée, & qu’il ne devoit pas douter qui
ne fît le tourment de son cœur, il auroit,
Niveau 2
Metatextualité
Si j’en crois certain bruit
parvenu jusqu’à moi, l’histoire qu’on va lire dans la lettre
qui suit, est plus récente que l’Auteur ne veut le faire
croire. Je pourrois m’en assurer, mais il suffit qu’elle
soit arrivée, soit dans un tems, soit dans un autre, pour
appartenir au Monde comme il est, & je crois que c’est
assez de révéler certains mysteres, sans y ajouter la date
des tems. Je n’abuserai point de l’indiscrétion de
l’histoire, de peur de devenir méchant sans le vouloir. Je
supprime tout le préambule de la lettre.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Récit général
Hétéroportrait
Dorimond avoit les
qualités aimables de la jeunesse, & les vertus
solides de l’âge mûr. Il réunissoit
tous les avantages qui peuvent faire une sorte de
supériorité dans le Monde. naissance <sic>,
titres, fortune, grandeur d’ame, générosité sans
faste, politesse sans fausseté, considération sans
hauteur, tendresse sans folle jalousie, amitié
sans légereté, sçavoir sans pédantisme, esprit
sans frivolité : Dorimond étoit digne de toute
sorte de louanges, & ne pouvoit être bien loué
que par les sentimens.
Hétéroportrait
Araminte avoit été
jeune sans folie, belle sans vanité, tendre sans
foiblesse. Elle étoit devenue un honnête homme
dans un âge où presque toutes les personnes de son
sexe deviennent de malhonnêtes femmes, ou des
femmes insupportables. Araminte enfin étoit
l’image de Dorimond.
Hétéroportrait
Zirphile étoit jeune
& jolie, avoit beaucoup d’esprit, unissoit les
talens aux graces, & les connoissances solides
aux idées agréables : mais elle étoit
libertine & coquette.
Hétéroportrait
Moncade étoit un
jeune fat, vicieux, caustique, tracassier, ingrat,
volage, superficiel, suffisant, tel enfin qu’on
auroit peine à le croire, si quelquefois il ne
naissoit de pareils monstres : Mais il avoit
l’avantage d’une jolie figure, & sçavoit
répandre sur sa personne un certain prestige par
le jeu adroit de ses défauts : il plaisoit par-là
à ces femmes qui n’ont pas ou le tems ou l’esprit
de bien juger, & de faire un bon choix.
Metatextualité
Voici la réponse de cette respectable femme :
Niveau 4
Lettre/Lettre au directeur
« J’ai cru être
aimée, Monsieur, & je méritois peut-être de
m’abuser moins cruellement. Vous n’aviez plus
qu’un moment à me tromper, vous triomphiez, &
j’étois votre victime : puisque vous n’avez pu
vous contraindre un moment de plus, je dois croire
que votre indifférence pour moi va jusqu’à
l’aversion. Cette conclusion porte sur des
conjectures qui doivent me tenir lieu de preuves.
J’ai cru être aimée, & je n’ai écouté que
l’amour : Je vois que vous m’avez trompée, je dois
écouter la raison ».