Hétéroportrait
avoir servi leur goût, je contente
le mien ; & je vais dans ce dessein offrir l’esquisse
d’un objet bien différent. Mon livre est une galerie : tous
les portraits ont droit d’y trouver place, sans compter que
la variété & la justice exigent le pour & le contre
dans mon ouvrage dont le but est d’instruire autant que
d’amuser. Il n’est pas inutile de commencer par quelques
réflexions. Il y a un âge qui fait l’horreur & le
désespoir des femmes qui ont cherché à se distinguer par
l’éclat des choses vaines, qui ont fait consister leur
mérite dans la beauté, & leur bonheur dans le plaisir.
Vuides & sans ressources chez elles-mêmes, elles n’en
trouvent plus dans le monde qu’elles regrettent & qui
les fuit : les idées des choses qui ont fait autrefois leur
félicité, ne se présentent plus à elles
qu’accompagnées du remords de s’y être livrées, ou du
désespoir de les avoir perdues. Tout les leur rappelle, tout
les leur fait regretter, & tout leur annonce que leurs
plaisirs sont évanouis sans retour. Inquietes <sic>,
agitées, vaines, elles cherchent par l’apparence de la
piété, à procurer quelques consolations à leur vanité qui
gémit, mais incapables dans leur néant, de s’élever à une
piété solide, & vraiment consolante, elles ne trouvent
que gêne & amertume dans leur hypocrisie. Coupables par
la fausseté de leurs sacrifices, elles se sentent punies par
l’importunité de leurs remords. Arthemire est dans cet âge,
& n’y trouve que des plaisirs moins tumultueux &
plus parfaits. Elle n’est pas dans le bel âge, si l’on
entend par cette expression l’âge de la beauté extérieure,
de la jeunesse, & des passions inconsidérées. Elle est
dans le bel âge ; si l’on entend par-là ce
qu’il est véritablement, c’est-à-dire, celui de la raison
& de l’expérience : il est vrai que toute sa vie a été
pour elle un âge de raison. Née d’une famille dont le rang
& l’opulence lui permettoient de se livrer à tout ce que
le monde a de plus flatteur, les graces de sa personne
étoient relevées par celles de l’esprit, & par-là
rendues plus touchantes ; mais si l’esprit avoit prévenu
l’âge en elle, on peut dire qu’il y avoit été prevenu par la
raison. Un excellent naturel lui fit sentir & aimer dès
les premieres années de l’enfance, ces regles de sagesse
auxquelles elle a conformé toute sa conduite. L’esprit n’a
servi qu’à les éclaircir & qu’à les prouver aux autres
de la manière la plus agréable & la plus propre à faire
impression ; l’expérience n’a servi qu’à les étendre. On en
a des exemples dans des écrits où tout ne
respire que la vertu & l’honneur, où elle n’a de tort
que celui de les tenir cachés, ou d’en permettre seulement
la lecture auprès d’elle à quelques amis particuliers : ils
seroient cependant d’autant plus utiles, qu’on sent que la
vanité ne les a point dictés, & qu’ils sont le fruit du
plus grand amour pour la vérité & pour la vertu. Elle a
trop de supériorité d’esprit pour avoir consulté d’autres
motifs. Ce n’est pas que dans l’âge où les meres coquettes
se font une peine d’être accompagnées de leurs filles,
Arthemire ne sentît les impressions de ce qu’on appelle
plaisirs du monde. La magnificence des habits, celle des
meubles & des équipages, les promenades publiques, les
spectacles, lui paroissoient agréables, & elle n’étoit
nullement indifférente au plaisir d’y briller : les cercles
composés de personnes d’un rang ou d’un nom distingué lui
plaisoient plus que toutes autres choses :
c’est un goût qu’elle a conservé long-tems : cependant
quelques impressions que ces plaisirs ayent fait sur elle,
elle ne s’y est livrée qu’autant qu’il a fallu pour les
connoître, en jouir sans passion, & s’en passer sans
regret : elle sentit que ce n’étoit que des dissipations
passagers, qui servoient plus à nourrir la vanité, qu’à
perfectionner les sentimens du cœur : elle connut que le
bonheur est un état qui ne doit pas tenir à des plaisirs si
frivoles, ni à des circonstances qui ne dépendent pas de
nous ; que ce devoit être un état fixe, inaltérable, que les
plaisirs pouvoient égayer, mais qu’ils ne pouvoient jamais
produire. Elle travailla prudemment à se le procurer, &
n’ayant pas eu de peine à découvrir, que pour être heureux,
il faut être bien avec soi-même, elle conclut qu’il ne
falloit donc jamais rien faire qui fût indigne de soi. De-là
cette attention à s’assurer de ses devoirs, ses
réflexions pour s’en pénétrer, ses considérations sur les
bienséances nécessaires, lors même qu’elles ne sont fondées
que sur l’opinion ; mais qu’elle distingue bien des usages
& des petitesses que l’orgueil & la bassesse ont
introduits. C’est un bien que d’entretenir & d’exercer
ses idées, d’en acquérir de nouvelles, de penser juste &
avec agrément, de parler avec grace, & enfin de s’égayer
le plus utilement qu’il est possible. Rien ne contribue
mieux à tous ces avantages que la conversation des personnes
d’esprit : c’est ce qui a fait qu’Arthemire a été & est
encore si sensible au commerce des gens d’esprit, & à
l’amitié des gens vertueux. Mais comme elle n’a jamais
confondu deux choses qui se trouvent si souvent séparées,
quoiqu’elles dussent être toujours unies, & que l’esprit
sans la vertu lui a paru plus dangereux qu’utile, elle s’est
éloignée de toute compagnie où l’on ne va que pour faire de l’esprit, ou pour acquérir la réputation
d’en avoir, en applaudissant à celui des autres. Elle s’est
quelquefois trouvé seule ; mais elle n’a jamais été mieux
entretenue que lorsqu’elle conversoit avec elle-même.
C’est-là qu’elle a trouvé à se faire une cour quand elle a
rencontré des gens assez estimables pour la bien connoître ;
à supporter tout le monde avec politesse hors de chez elle,
mais à se priver de tous ceux qu’elle n’estimoit pas assez
pour vouloir perdre avec eux des momens qu’elle pouvoit
passer seule sans ennui. Sa vertu n’étoit point une vertu
d’opinion ; mais au contraire une vertu réfléchie, fondée
sur des principes qui en en découvrant l’origine, en font
voir l’évidence & la nécessité ; elle a vû sans doute
qu’il étoit plus indigne d’elle d’être vaine, avare,
médisante, fourbe, que d’avoir le cœur tendre ; elle a aimé,
elle l’avoue encore, & n’en rougit pas : l’objet a
justifié le choix de son amour, & sa façon
d’aimer a toujours justifié sa conduite. Elle n’étoit pas
encore en âge d’être mariée, que les avantages de sa fortune
engagerent les peres à la demander pour leurs enfans, &
que sa beauté admirable pour la régularité des traits, étoit
rendue si touchante par les agrémens & les graces, que
les jeunes gens la souhaitoient plus âgée, &
travailloient à lui plaire pour l’avenir. Le moins jeune,
& le moins brillant de tous, fut celui qui lui plut
davantage ; elle l’aima sans sçavoir ce que c’étoit que
l’amour : quand elle le sçut, il en devint l’objet le plus
tendre ; quand elle l’a voulu épouser, elle ne l’a pû ; mais
elle lui a été fidelle, & l’a vengé en punissant par des
dédains humilians, tous ceux que leur présomption portoit à
se préférer à lui. Quand elle a pû l’épouser, ils n’ont
voulu ni l’un ni l’autre offenser leur amour
par des entraves qui fissent d’une inclination volontaire,
une nécessité, & qui enlevant à leurs soins & à
leurs attentions les graces qui en font le prix & la
délicatesse, ternît les charmes de leur union, & en
diminuât la tendresse & la vivacité. Elle l’a perdu ;
elle n’en est pas consolée, elle ne s’en consolera jamais ;
ses larmes après dix ans, sont un tribut dont elle honore la
mémoire de celui qu’elle aime encore, quoiqu’il ne soit
plus : elle ne s’en cache pas ; elle dit qu’elle les doit au
malheur d’avoir perdu en lui l’appui de sa vertu, qui la lui
faisoit aimer ; & que si son désespoir ne cause pas sa
propre perte, c’est qu’un ordre supérieur l’assure que le
souverain bonheur n’est pas d’aimer des choses passageres.
Enfin par des sentimens de vertu qu’elle a toujours
perfectionnés ; par les lumieres d’un esprit qu’elle a
toujours cultivé ; par une simplicité de mœurs charmante, par une grandeur d’ame, une bonté de cœur, qui
ne connoissent que l’impossibilité de faire mieux, tous les
gens de bien s’empressent à composer à Arthemire une cour,
où presque octogenaire, elle est servie & honorée comme
la mere des vertus & des graces.
Réflexions sur
les Sauvages.