Le Monde comme il est (Bastide): No. 56

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Niveau 1

N°. 56. Du Samedi 26 Juillet 1760.

Niveau 2

Hétéroportrait

avoir servi leur goût, je contente le mien ; & je vais dans ce dessein offrir l’esquisse d’un objet bien différent. Mon livre est une galerie : tous les portraits ont droit d’y trouver place, sans compter que la variété & la justice exigent le pour & le contre dans mon ouvrage dont le but est d’instruire autant que d’amuser. Il n’est pas inutile de commencer par quelques réflexions. Il y a un âge qui fait l’horreur & le désespoir des femmes qui ont cherché à se distinguer par l’éclat des choses vaines, qui ont fait consister leur mérite dans la beauté, & leur bonheur dans le plaisir. Vuides & sans ressources chez elles-mêmes, elles n’en trouvent plus dans le monde qu’elles regrettent & qui les fuit : les idées des choses qui ont fait autrefois leur félicité, ne se présentent plus à elles qu’accompagnées du remords de s’y être livrées, ou du désespoir de les avoir perdues. Tout les leur rappelle, tout les leur fait regretter, & tout leur annonce que leurs plaisirs sont évanouis sans retour. Inquietes <sic>, agitées, vaines, elles cherchent par l’apparence de la piété, à procurer quelques consolations à leur vanité qui gémit, mais incapables dans leur néant, de s’élever à une piété solide, & vraiment consolante, elles ne trouvent que gêne & amertume dans leur hypocrisie. Coupables par la fausseté de leurs sacrifices, elles se sentent punies par l’importunité de leurs remords. Arthemire est dans cet âge, & n’y trouve que des plaisirs moins tumultueux & plus parfaits. Elle n’est pas dans le bel âge, si l’on entend par cette expression l’âge de la beauté extérieure, de la jeunesse, & des passions inconsidérées. Elle est dans le bel âge ; si l’on entend par-là ce qu’il est véritablement, c’est-à-dire, celui de la raison & de l’expérience : il est vrai que toute sa vie a été pour elle un âge de raison. Née d’une famille dont le rang & l’opulence lui permettoient de se livrer à tout ce que le monde a de plus flatteur, les graces de sa personne étoient relevées par celles de l’esprit, & par-là rendues plus touchantes ; mais si l’esprit avoit prévenu l’âge en elle, on peut dire qu’il y avoit été prevenu par la raison. Un excellent naturel lui fit sentir & aimer dès les premieres années de l’enfance, ces regles de sagesse auxquelles elle a conformé toute sa conduite. L’esprit n’a servi qu’à les éclaircir & qu’à les prouver aux autres de la manière la plus agréable & la plus propre à faire impression ; l’expérience n’a servi qu’à les étendre. On en a des exemples dans des écrits où tout ne respire que la vertu & l’honneur, où elle n’a de tort que celui de les tenir cachés, ou d’en permettre seulement la lecture auprès d’elle à quelques amis particuliers : ils seroient cependant d’autant plus utiles, qu’on sent que la vanité ne les a point dictés, & qu’ils sont le fruit du plus grand amour pour la vérité & pour la vertu. Elle a trop de supériorité d’esprit pour avoir consulté d’autres motifs. Ce n’est pas que dans l’âge où les meres coquettes se font une peine d’être accompagnées de leurs filles, Arthemire ne sentît les impressions de ce qu’on appelle plaisirs du monde. La magnificence des habits, celle des meubles & des équipages, les promenades publiques, les spectacles, lui paroissoient agréables, & elle n’étoit nullement indifférente au plaisir d’y briller : les cercles composés de personnes d’un rang ou d’un nom distingué lui plaisoient plus que toutes autres choses : c’est un goût qu’elle a conservé long-tems : cependant quelques impressions que ces plaisirs ayent fait sur elle, elle ne s’y est livrée qu’autant qu’il a fallu pour les connoître, en jouir sans passion, & s’en passer sans regret : elle sentit que ce n’étoit que des dissipations passagers, qui servoient plus à nourrir la vanité, qu’à perfectionner les sentimens du cœur : elle connut que le bonheur est un état qui ne doit pas tenir à des plaisirs si frivoles, ni à des circonstances qui ne dépendent pas de nous ; que ce devoit être un état fixe, inaltérable, que les plaisirs pouvoient égayer, mais qu’ils ne pouvoient jamais produire. Elle travailla prudemment à se le procurer, & n’ayant pas eu de peine à découvrir, que pour être heureux, il faut être bien avec soi-même, elle conclut qu’il ne falloit donc jamais rien faire qui fût indigne de soi. De-là cette attention à s’assurer de ses devoirs, ses réflexions pour s’en pénétrer, ses considérations sur les bienséances nécessaires, lors même qu’elles ne sont fondées que sur l’opinion ; mais qu’elle distingue bien des usages & des petitesses que l’orgueil & la bassesse ont introduits. C’est un bien que d’entretenir & d’exercer ses idées, d’en acquérir de nouvelles, de penser juste & avec agrément, de parler avec grace, & enfin de s’égayer le plus utilement qu’il est possible. Rien ne contribue mieux à tous ces avantages que la conversation des personnes d’esprit : c’est ce qui a fait qu’Arthemire a été & est encore si sensible au commerce des gens d’esprit, & à l’amitié des gens vertueux. Mais comme elle n’a jamais confondu deux choses qui se trouvent si souvent séparées, quoiqu’elles dussent être toujours unies, & que l’esprit sans la vertu lui a paru plus dangereux qu’utile, elle s’est éloignée de toute compagnie où l’on ne va que pour faire de l’esprit, ou pour acquérir la réputation d’en avoir, en applaudissant à celui des autres. Elle s’est quelquefois trouvé seule ; mais elle n’a jamais été mieux entretenue que lorsqu’elle conversoit avec elle-même. C’est-là qu’elle a trouvé à se faire une cour quand elle a rencontré des gens assez estimables pour la bien connoître ; à supporter tout le monde avec politesse hors de chez elle, mais à se priver de tous ceux qu’elle n’estimoit pas assez pour vouloir perdre avec eux des momens qu’elle pouvoit passer seule sans ennui. Sa vertu n’étoit point une vertu d’opinion ; mais au contraire une vertu réfléchie, fondée sur des principes qui en en découvrant l’origine, en font voir l’évidence & la nécessité ; elle a vû sans doute qu’il étoit plus indigne d’elle d’être vaine, avare, médisante, fourbe, que d’avoir le cœur tendre ; elle a aimé, elle l’avoue encore, & n’en rougit pas : l’objet a justifié le choix de son amour, & sa façon d’aimer a toujours justifié sa conduite. Elle n’étoit pas encore en âge d’être mariée, que les avantages de sa fortune engagerent les peres à la demander pour leurs enfans, & que sa beauté admirable pour la régularité des traits, étoit rendue si touchante par les agrémens & les graces, que les jeunes gens la souhaitoient plus âgée, & travailloient à lui plaire pour l’avenir. Le moins jeune, & le moins brillant de tous, fut celui qui lui plut davantage ; elle l’aima sans sçavoir ce que c’étoit que l’amour : quand elle le sçut, il en devint l’objet le plus tendre ; quand elle l’a voulu épouser, elle ne l’a pû ; mais elle lui a été fidelle, & l’a vengé en punissant par des dédains humilians, tous ceux que leur présomption portoit à se préférer à lui. Quand elle a pû l’épouser, ils n’ont voulu ni l’un ni l’autre offenser leur amour par des entraves qui fissent d’une inclination volontaire, une nécessité, & qui enlevant à leurs soins & à leurs attentions les graces qui en font le prix & la délicatesse, ternît les charmes de leur union, & en diminuât la tendresse & la vivacité. Elle l’a perdu ; elle n’en est pas consolée, elle ne s’en consolera jamais ; ses larmes après dix ans, sont un tribut dont elle honore la mémoire de celui qu’elle aime encore, quoiqu’il ne soit plus : elle ne s’en cache pas ; elle dit qu’elle les doit au malheur d’avoir perdu en lui l’appui de sa vertu, qui la lui faisoit aimer ; & que si son désespoir ne cause pas sa propre perte, c’est qu’un ordre supérieur l’assure que le souverain bonheur n’est pas d’aimer des choses passageres. Enfin par des sentimens de vertu qu’elle a toujours perfectionnés ; par les lumieres d’un esprit qu’elle a toujours cultivé ; par une simplicité de mœurs charmante, par une grandeur d’ame, une bonté de cœur, qui ne connoissent que l’impossibilité de faire mieux, tous les gens de bien s’empressent à composer à Arthemire une cour, où presque octogenaire, elle est servie & honorée comme la mere des vertus & des graces.
Réflexions sur les Sauvages.

Metatextualité

J’ai parlé déjà des Sauvages ; j’ai dit que ce nom qui les rendoit odieux à la plus grande partie de l’Europe, n’étoit presque qu’un mot sans valeur par rapport aux mœurs & à la raison ; & qu’à beaucoup d’égards les Sauvages étoient des hommes, & des hommes très-estimables. Je continue à prouver ce que j’ai avancé.

Niveau 3

Récit général

Entre un grand nombre de maximes & de regles qu’ils ont & qu’ils suivent fidelement, de leur propre aveu, on doit sur-tout admirer l’habitude où ils sont d’élever la jeunesse avec un soin & une attention tout-à-fait particuliers. Cette tendre partie de la République passe chez eux pour ce qu’il y a de plus cher & de plus précieux. Un jeune homme est respecté jusqu’à l’âge de vingt ans comme une chose sacrée. Ils se gardent bien d’en confier l’éducation aux auteurs de sa naissance. L’expérience ne fait voir que trop souvent, sur-tout dans les conditions basses ou médiocres, qu’un pere & une mere sont de mauvais guides pour leurs enfans (I1). Mais comme il est question de les rendre utiles au public, en leur inspirant une vive affection pour la patrie, avec toutes les connoissances qui sont nécessaires à leur forme de vie & de gouvernement, on charge de ce soin les vieillards les plus prudens de la nation. Dès qu’un enfant peut se passer du secours maternel, il est livré à leur conduite, dans un lieu destiné particulierement à cet usage ; d’où il ne sort qu’à l’âge de vingt ans, avec des témoignages qui font connoître ses talens, & l’emploi qu’il en peut faire pour le bien de la société.

1Voyez Plutarque, comparaison de Licurgus & de Numa. Montagne dit : « Qui ne voit qu’en un état tout dépend de l’éducation de l’enfant & de sa nourriture ! & cependant sans aucune discrétion on le laisse à la merci des parens tout fols & méchans qu’ils soient. Entr’autres choses, combien de fois m’a-t-il pris envie, passant par nos rues, de dresser une farce pour venger des garçonnets que je voyois écorcher, assommer, & meurtrir à quelque pere & mere furieux & forcenés de colere, vous leur voyez sortir le feu & la rage des yeux (a) &c. » Essais, I. s. chapitre 31. On peut encore ajouter ces trois vers d’Horace ou de Juvenal. Gratum est quod patria civem populoque dedisti. Si facis ut patrix sit idoneus, utilis agris, Utilis & bellorum & pacis rebus agendis. (a) Nos Régens de Collége, quelquefois plus frustrés & plus cruels que les parens, ne trouveront pas cette citation trop bonne.