Référence bibliographique: Jean-François de Bastide (Éd.): "No. 54", dans: Le Monde comme il est (Bastide), Vol.2\024 (1760), pp. 277-288, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2525 [consulté le: ].


Niveau 1►

N°. 54. Du Mardi 22 Juillet 1760.

Niveau 2► Niveau 3► Récit général► Dialogue► persécuter ? Ah, Saint-Isle, qui m’eût dit que je vous perdrois, que vous ne vivriez plus pour moi ! . . . Je voudrois, répondit-il, pouvoir me conserver à vous ; il n’est point de bonheur qui fût égal au mien : pourquoi faut-il que vous vous fassiez respecter par l’Amant même que votre vertu désespere ! Mais quoi, reprit-elle, est-ce un mal sans remede ? Seroit-il impossible que ma tendresse vous suffît ? Ah, Saint-Isle, vous ne sçavez pas combien je vous aime ! Vous ne sçavez pas. . . . Je sçais combien je vous aime moi-même, répondit-il : tout le charme de votre amour est dans l’excès du mien ; malgré cela je ne serois plus parfaitement heureux. Je me connois, je subis toute la rigueur des caprices de la nature. Je voudrois vainement me soustraire à ses loix impérieuses ; l’esclave enchaîné par un tyran, n’a plus qu’un cou-[278]rage inutile. . . . A ces mots, il lui baisa encore tendrement la main. Adieu, lui dit-il, je reste trop auprès de vous, je m’attendris trop, je sens que je vous expose ; il est tems que je fuye. . . . ◀Dialogue Il partoit. Un mouvement d’Emilie le ramena à ses genoux. Il profita de l’aveu le moins suspect, & son bonheur en fut le prix. ◀Récit général ◀Niveau 3

Niveau 3► Aventure.

Depuis fort peu de jours il est arrivé une aventure dans laquelle on reconnoîtra le caractere de la vraie Philosophie, & l’évidence des services qu’elle peut rendre à l’humanité.

Ce mot de Philosophie d’abord fait naître la défiance : on ne croit plus aux Philosophes, & je suis bien loin de regarder cette prévention comme une injustice totale. Le Philosophe est le Sage utile, le Sage reconnu ; peu d’hommes le sont & peuvent l’être. Beaucoup d’esprits orgueilleux se sont parés de [279] ce titre respectable ; ils ont fait beaucoup de mal, & leur dessein étoit d’en faire encore davantage. Quand on a l’impudence de cacher ses passions sous un voile imposant, ce n’est que pour se livrer au desir de nuire à la société, autant qu’il est possible, en travaillant pour soi. Cependant il y a eu des sages, des hommes droits, vertueux, sensibles, dont la conduite a prouvé qu’il existe des vertus très-estimables & très-possibles ; il y en a eu, & il y en a encore. Il a fallu les rencontrer, ils ne se mêlent point dans la foule ; il a fallu les deviner, ils ne s’annoncent pas, ne s’affichent point. Si on pouvoit les reconnoître aisément, ce ne seroit qu’à leur extrême modestie. Mais cette marque adorable de perfection, n’est point un flambeau aussi sûr qu’on le voudroit ; le vice s’en est emparé, & trompe nos yeux tous les jours. Cependant avec le tems & l’esprit d’examiner, on parvient à [280] se rendre maître de ses doutes en voyant le caractere ou l’apparence de la Philosophie. Le vrai & le faux des caracteres se distinguent plus aisément qu’on ne croit.

C’est cette distinction que j’ai faite sans beaucoup de peine, qui m’engage aujourd’hui à publier une aventure qui va prouver combien un vrai Philosophe peut rendre de grands services aux êtres que la nature a mis en société avec lui. On ne lira point ce récit sans sentir pour lui ce respect tendre qui prouve les droits que la vertu a sur nos cœurs. Mais avant que de le commencer, je veux me permettre encore quelques réflexions sur cette Philosophie dont tout le monde parle, & que si peu de gens connoissent. Elle est dans tous les états ; & l’Artisan, le laboureur, le Général d’Armée n’en sont pas plus privés par état que le Religieux & le Sçavant. Avec un peu d’esprit naturel & un fonds de probité, [281] tout homme peut être Philosophe dans sa condition. Mais il n’y a presque plus de conditions distinctes, c’est pourquoi les Philosophes sont si rares. Ici les idées & les réflexions se présentent en foule à mon esprit, & je pourrois dire beaucoup de choses que les hommes sensés ne trouveroient ni trop longues, ni trop sérieuses ; mais je trouve toutes mes pensées & tous mes sentimens répandus dans des vers ingénieux & tendres qui viennent de me tomber sous la main, & qui sont vraisemblablement l’ouvrage d’un Philosophe très-aimable. Je crois que je ne puis rien faire de mieux pour toucher les autres, que de m’exprimer par la bouche d’un homme qui m’a touché moi-même.

Niveau 4► Citation/Devise► Plus on observe les retraites,

Plus l’aspect en est gracieux ;

Est-ce pour l’esprit, pour les yeux

Ou pour le cœur, qu’elles sont faites ?

[282] Je n’y vois rien de toutes parts

Qui ne m’arrête & ne m’enchante,

Tout y retient, tout y contente,

Mon goût, mon choix & mes regards.

Quand je contemple ces prairies,

Et ces bocages renaissans,

Je mêle au plaisir de mes sens

Le charme de mes rêveries.

J’y laisse couler mon esprit,

Comme cette onde gasouillante

Qui suit le chemin de sa pente

Qu’aucune loi ne lui prescrit.

Je vois sur des côteaux fertiles

Des troupeaux riches, & nombreux ;

Ceux qui les gardent sont heureux,

Et les possesseurs sont tranquilles.

S’ils ont à redouter les loups,

Et si l’hiver vient les contraindre

Ce sont-là tous les maux à craindre :

Il en est d’autres parmi nous.

Nous ne sçavons plus nous connoître,

Nous contenter encore moins.

Heureux ! nous faisons par nos soins,

Tout ce qu’il faut pour ne pas l’être :

[283] Notre cœur soumet notre esprit

Au caprice de notre vie ;

En vain la raison se récrie

L’abus parle, tout y souscrit.

Ici je rêve à quoi nos peres

Se bornoient dans les premiers tems ;

Sages, modestes, & contens

Ils se refusoient aux chimeres.

Leurs besoins étoient leurs objets ;

Leur travail étoit leur ressource,

Et le repos toujours la source

De leurs soins & de leurs projets.

A l’abri de nos soins profanes

Ils élevoient, Religieux,

De superbes Temples aux Dieux,

Et pour eux de simples cabanes.

Renfermés tous dans leur état

Et contens de leur destinée,

Ils la croyoient plus fortunée

Par le repos, que par l’éclat.

Ils sçavoient à quoi la nature

A condamné tous les humains :

Ils ne devoient tous, qu’à leurs mains

Leur vêtement, leur nourriture ;

[284] Ils ignoroient la volupté,

Et la fausse délicatesse,

Dont aujourd’hui notre mollesse

S’est fait une nécessité.

L’intérêt ni la vaine gloire

Ne troubloient jamais leur repos

Ils aimoient plus dans leurs héros

Une vertu qu’une victoire :

Ils ne connoissoient d’autre rang

Que celui que la vertu donne ;

Le mérite de la personne

Passoit devant celui du sang.

Dès qu’ils songeoient à l’hymenée,

Leur penchant conduisoit leur choix,

Et l’amour soumettoit ses loix

Aux devoirs de la foi donnée.

En amour leurs plus doux souhaits

Se bornoient au bonheur de plaire,

Leurs plaisirs ne leur coûtoient guere ;

Les saisons en faisoient les frais.

En amitié quelle constance ?

Quels soins, quelle fidélité !

Ils étoient en réalité

Ce qu’on n’est plus qu’en apparence :

[285] S’étoient-ils donnés ou promis ?

Leurs cœurs jaloux de leurs promesses

Voloient au-devant des foiblesses

Et des besoins de leurs amis.

Quel fut ce tems, quel est le nôtre ?

Entre deux amis aujourd’hui

Quand l’un a besoin d’un appui

Le trouve-t-il toujours dans l’autre ?

Esclaves de tous nos abus,

Victimes de tous nos caprices,

Nous ne donnons plus qu’à des vices

Le nom des premieres vertus.

Dégoûtés des anciens usages,

Entêtés de nos goûts nouveaux,

Loin de songer à nos troupeaux,

Nous détruisons nos pâturages ;

Nous changeons nos prés en jardins ;

En parterres nos champs fertiles,

Nos arbres fruitiers en stériles,

Et nos vergers en boulingrins.

Heureux habitans de ces plaines

Qui vous bornez dans vos desirs !

Si vous ignorez nos plaisirs ;

Vous ne connoissez pas nos peines ;

[286] Vous goûtez un repos si doux

Qu’il rappelle le tems d’Astrée :

Enchanté de cette contrée

J’y reviendrai vivre avec vous. ◀Citation/Devise ◀Niveau 4

Ces peintures sont toujours touchantes, & l’on est porté à croire que celui qui exprime ainsi des regrets, les sent dans son cœur. Supposons qu’ici la pré ention <sic> ne soit point en moi une illusion du sentiment, celui qui a fait les vers qu’on vient de lire, est un Philosophe ; c’est un homme qui sent que les richesses, la faveur déplacée, le luxe, le bel esprit ont tout gâté ; que la nature aiguillonnée sans cesse par le trait charmant du plaisir, a cédé aux piéges de la mollesse, & est devenue semblable à elle ; qu’il n’y a plus ni vrai courage, ni vraie vertu, ni vrai esprit ; il sent cela, y pense sans cesse, se retire dans l’asyle de la raison, qui est la solitude & les rians bocages, & ne hait pourtant pas les [287] hommes dont il connoît si bien l’yvresse & les défauts, parce qu’il est supérieur au mépris qu’ils inspirent, & qu’il a une ame pour les plaindre. Cet homme est toujours citoyen, quoique les bois recelent ses vertus & ses actions ; il aime encore les hommes ; & il est encore utile, puisqu’il écrit ses pensées dont le charme, en les lisant, inspire le sentiment, & arrache des réflexions. C’est un Philosophe.

Si dans sa retraite il apprend que les mœurs se corrompent, que la raison & l’esprit s’égarent sur les pas du plaisir, il gémira sur ce malheur public, & ses réflexions passeront au bout de sa plume, sans qu’il se propose d’autre gloire que celle d’être utile. Il n’écrira pas pour faire du bruit, il n’écrira que pour faire du bien ; son zele ne se portera jamais à des excès, il évitera également la sévérité rebutante, & le sarcasme insultant. Il se souviendra qu’il est homme, que tous ses sentimens, toutes ses [288] vertus, tout son génie, toutes ses vues ne l’élevent que d’un degré au dessus des autres hommes ; qu’il pouvoit naître imbécille, fou, vicieux, & qu’il n’y a point à s’enorgueillir d’une petite supériorité qui a pris sa source dans le cercle général des événemens. S’il apprend que des envieux, des esprits qui n’aiment qu’à critiquer, des hommes incapables de rien faire, & trouvant toujours que tout est mal fait, lui refusent l’honneur d’être loué de son talent, & remercié de son zele, il ne confondra point toute l’espece humaine dans la même opinion, & ne dira point à tous les hommes, vous êtes des coquins, des ingrats, des êtres abominables ; il songera qu’il y a d’honnêtes gens faits pour l’estimer & l’aimer davantage, à mesure qu’on lui refusera l’estime & la reconnoissance qu’il aura si bien méritées, & il continuera à écrire & à faire le bien à cause de ces gens-là, &c. &c. ◀Niveau 3 ◀Niveau 2

La suite à la Feuille prochaine. ◀Niveau 1