Le Monde comme il est (Bastide): No. 54
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.4267
Ebene 1
N°. 54. Du Mardi 22 Juillet 1760.
Ebene 2
Ebene 3
Allgemeine Erzählung
Dialog
persécuter ? Ah,
Saint-Isle, qui m’eût dit que je vous perdrois, que
vous ne vivriez plus pour moi ! . . . Je voudrois,
répondit-il, pouvoir me conserver à vous ; il n’est
point de bonheur qui fût égal au mien : pourquoi
faut-il que vous vous fassiez respecter par l’Amant
même que votre vertu désespere ! Mais quoi,
reprit-elle, est-ce un mal sans remede ? Seroit-il
impossible que ma tendresse vous suffît ? Ah,
Saint-Isle, vous ne sçavez pas combien je vous
aime ! Vous ne sçavez pas. . . . Je sçais combien je
vous aime moi-même, répondit-il : tout le charme de
votre amour est dans l’excès du mien ; malgré cela
je ne serois plus parfaitement heureux. Je me
connois, je subis toute la rigueur des caprices de
la nature. Je voudrois vainement me soustraire à ses
loix impérieuses ; l’esclave enchaîné par un tyran,
n’a plus qu’un courage inutile. . . .
A ces mots, il lui baisa encore tendrement la main.
Adieu, lui dit-il, je reste trop auprès de vous, je
m’attendris trop, je sens que je vous expose ; il
est tems que je fuye. . . .
Ebene 3
Aventure.
Depuis fort peu de jours il est arrivé une aventure dans
laquelle on reconnoîtra le caractere de la vraie
Philosophie, & l’évidence des services qu’elle peut
rendre à l’humanité. Ce mot de Philosophie d’abord fait
naître la défiance : on ne croit plus aux Philosophes, &
je suis bien loin de regarder cette prévention comme une
injustice totale. Le Philosophe est le Sage utile, le Sage
reconnu ; peu d’hommes le sont & peuvent l’être.
Beaucoup d’esprits orgueilleux se sont parés de ce titre respectable ; ils ont fait beaucoup de mal, &
leur dessein étoit d’en faire encore davantage. Quand on a
l’impudence de cacher ses passions sous un voile imposant,
ce n’est que pour se livrer au desir de nuire à la société,
autant qu’il est possible, en travaillant pour soi.
Cependant il y a eu des sages, des hommes droits, vertueux,
sensibles, dont la conduite a prouvé qu’il existe des vertus
très-estimables & très-possibles ; il y en a eu, &
il y en a encore. Il a fallu les rencontrer, ils ne se
mêlent point dans la foule ; il a fallu les deviner, ils ne
s’annoncent pas, ne s’affichent point. Si on pouvoit les
reconnoître aisément, ce ne seroit qu’à leur extrême
modestie. Mais cette marque adorable de perfection, n’est
point un flambeau aussi sûr qu’on le voudroit ; le vice s’en
est emparé, & trompe nos yeux tous les jours. Cependant
avec le tems & l’esprit d’examiner, on parvient à se rendre maître de ses doutes en voyant le
caractere ou l’apparence de la Philosophie. Le vrai & le
faux des caracteres se distinguent plus aisément qu’on ne
croit. C’est cette distinction que j’ai faite sans beaucoup
de peine, qui m’engage aujourd’hui à publier une aventure
qui va prouver combien un vrai Philosophe peut rendre de
grands services aux êtres que la nature a mis en société
avec lui. On ne lira point ce récit sans sentir pour lui ce
respect tendre qui prouve les droits que la vertu a sur nos
cœurs. Mais avant que de le commencer, je veux me permettre
encore quelques réflexions sur cette Philosophie dont tout
le monde parle, & que si peu de gens connoissent. Elle
est dans tous les états ; & l’Artisan, le laboureur, le
Général d’Armée n’en sont pas plus privés par état que le
Religieux & le Sçavant. Avec un peu d’esprit naturel
& un fonds de probité, tout homme peut être
Philosophe dans sa condition. Mais il n’y a presque plus de
conditions distinctes, c’est pourquoi les Philosophes sont
si rares. Ici les idées & les réflexions se présentent
en foule à mon esprit, & je pourrois dire beaucoup de
choses que les hommes sensés ne trouveroient ni trop
longues, ni trop sérieuses ; mais je trouve toutes mes
pensées & tous mes sentimens répandus dans des vers
ingénieux & tendres qui viennent de me tomber sous la
main, & qui sont vraisemblablement l’ouvrage d’un
Philosophe très-aimable. Je crois que je ne puis rien faire
de mieux pour toucher les autres, que de m’exprimer par la
bouche d’un homme qui m’a touché moi-même. Ebene 4
Zitat/Motto
Plus on observe les
retraites, Plus l’aspect en est gracieux ; Est-ce
pour l’esprit, pour les yeux Ou pour le cœur,
qu’elles sont faites ? Je n’y vois rien
de toutes parts Qui ne m’arrête & ne m’enchante,
Tout y retient, tout y contente, Mon goût, mon choix
& mes regards. Quand je contemple ces prairies,
Et ces bocages renaissans, Je mêle au plaisir de mes
sens Le charme de mes rêveries. J’y laisse couler
mon esprit, Comme cette onde gasouillante Qui suit
le chemin de sa pente Qu’aucune loi ne lui prescrit.
Je vois sur des côteaux fertiles Des troupeaux
riches, & nombreux ; Ceux qui les gardent sont
heureux, Et les possesseurs sont tranquilles. S’ils
ont à redouter les loups, Et si l’hiver vient les
contraindre Ce sont-là tous les maux à craindre : Il
en est d’autres parmi nous. Nous ne sçavons plus
nous connoître, Nous contenter encore moins.
Heureux ! nous faisons par nos soins, Tout ce qu’il
faut pour ne pas l’être : Notre cœur
soumet notre esprit Au caprice de notre vie ; En
vain la raison se récrie L’abus parle, tout y
souscrit. Ici je rêve à quoi nos peres Se bornoient
dans les premiers tems ; Sages, modestes, &
contens Ils se refusoient aux chimeres. Leurs
besoins étoient leurs objets ; Leur travail étoit
leur ressource, Et le repos toujours la source De
leurs soins & de leurs projets. A l’abri de nos
soins profanes Ils élevoient, Religieux, De superbes
Temples aux Dieux, Et pour eux de simples cabanes.
Renfermés tous dans leur état Et contens de leur
destinée, Ils la croyoient plus fortunée Par le
repos, que par l’éclat. Ils sçavoient à quoi la
nature A condamné tous les humains : Ils ne devoient
tous, qu’à leurs mains Leur vêtement, leur
nourriture ; Ils ignoroient la volupté,
Et la fausse délicatesse, Dont aujourd’hui notre
mollesse S’est fait une nécessité. L’intérêt ni la
vaine gloire Ne troubloient jamais leur repos Ils
aimoient plus dans leurs héros Une vertu qu’une
victoire : Ils ne connoissoient d’autre rang Que
celui que la vertu donne ; Le mérite de la personne
Passoit devant celui du sang. Dès qu’ils songeoient
à l’hymenée, Leur penchant conduisoit leur choix, Et
l’amour soumettoit ses loix Aux devoirs de la foi
donnée. En amour leurs plus doux souhaits Se
bornoient au bonheur de plaire, Leurs plaisirs ne
leur coûtoient guere ; Les saisons en faisoient les
frais. En amitié quelle constance ? Quels soins,
quelle fidélité ! Ils étoient en réalité Ce qu’on
n’est plus qu’en apparence : S’étoient-ils donnés ou promis ? Leurs cœurs
jaloux de leurs promesses Voloient au-devant des
foiblesses Et des besoins de leurs amis. Quel fut ce
tems, quel est le nôtre ? Entre deux amis
aujourd’hui Quand l’un a besoin d’un appui Le
trouve-t-il toujours dans l’autre ? Esclaves de tous
nos abus, Victimes de tous nos caprices, Nous ne
donnons plus qu’à des vices Le nom des premieres
vertus. Dégoûtés des anciens usages, Entêtés de nos
goûts nouveaux, Loin de songer à nos troupeaux, Nous
détruisons nos pâturages ; Nous changeons nos prés
en jardins ; En parterres nos champs fertiles, Nos
arbres fruitiers en stériles, Et nos vergers en
boulingrins. Heureux habitans de ces plaines Qui
vous bornez dans vos desirs ! Si vous ignorez nos
plaisirs ; Vous ne connoissez pas nos peines ; Vous goûtez un repos si doux Qu’il
rappelle le tems d’Astrée : Enchanté de cette
contrée J’y reviendrai vivre avec vous.
Ces peintures sont toujours touchantes, & l’on
est porté à croire que celui qui exprime ainsi des regrets,
les sent dans son cœur. Supposons qu’ici la pré ention
<sic> ne soit point en moi une illusion du sentiment,
celui qui a fait les vers qu’on vient de lire, est un
Philosophe ; c’est un homme qui sent que les richesses, la
faveur déplacée, le luxe, le bel esprit ont tout gâté ; que
la nature aiguillonnée sans cesse par le trait charmant du
plaisir, a cédé aux piéges de la mollesse, & est devenue
semblable à elle ; qu’il n’y a plus ni vrai courage, ni
vraie vertu, ni vrai esprit ; il sent cela, y pense sans
cesse, se retire dans l’asyle de la raison, qui est la
solitude & les rians bocages, & ne hait pourtant pas
les hommes dont il connoît si bien l’yvresse
& les défauts, parce qu’il est supérieur au mépris
qu’ils inspirent, & qu’il a une ame pour les plaindre.
Cet homme est toujours citoyen, quoique les bois recelent
ses vertus & ses actions ; il aime encore les hommes ;
& il est encore utile, puisqu’il écrit ses pensées dont
le charme, en les lisant, inspire le sentiment, &
arrache des réflexions. C’est un Philosophe. Si dans sa
retraite il apprend que les mœurs se corrompent, que la
raison & l’esprit s’égarent sur les pas du plaisir, il
gémira sur ce malheur public, & ses réflexions passeront
au bout de sa plume, sans qu’il se propose d’autre gloire
que celle d’être utile. Il n’écrira pas pour faire du bruit,
il n’écrira que pour faire du bien ; son zele ne se portera
jamais à des excès, il évitera également la sévérité
rebutante, & le sarcasme insultant. Il se souviendra
qu’il est homme, que tous ses sentimens, toutes ses vertus, tout son génie, toutes ses vues ne
l’élevent que d’un degré au dessus des autres hommes ; qu’il
pouvoit naître imbécille, fou, vicieux, & qu’il n’y a
point à s’enorgueillir d’une petite supériorité qui a pris
sa source dans le cercle général des événemens. S’il apprend
que des envieux, des esprits qui n’aiment qu’à critiquer,
des hommes incapables de rien faire, & trouvant toujours
que tout est mal fait, lui refusent l’honneur d’être loué de
son talent, & remercié de son zele, il ne confondra
point toute l’espece humaine dans la même opinion, & ne
dira point à tous les hommes, vous êtes des coquins, des
ingrats, des êtres abominables ; il songera qu’il y a
d’honnêtes gens faits pour l’estimer & l’aimer
davantage, à mesure qu’on lui refusera l’estime & la
reconnoissance qu’il aura si bien méritées, & il
continuera à écrire & à faire le bien à cause de ces
gens-là, &c. &c.
Ebene 3
Aventure.
Ebene 4
Zitat/Motto
Plus on observe les
retraites, Plus l’aspect en est gracieux ; Est-ce
pour l’esprit, pour les yeux Ou pour le cœur,
qu’elles sont faites ? Je n’y vois rien
de toutes parts Qui ne m’arrête & ne m’enchante,
Tout y retient, tout y contente, Mon goût, mon choix
& mes regards. Quand je contemple ces prairies,
Et ces bocages renaissans, Je mêle au plaisir de mes
sens Le charme de mes rêveries. J’y laisse couler
mon esprit, Comme cette onde gasouillante Qui suit
le chemin de sa pente Qu’aucune loi ne lui prescrit.
Je vois sur des côteaux fertiles Des troupeaux
riches, & nombreux ; Ceux qui les gardent sont
heureux, Et les possesseurs sont tranquilles. S’ils
ont à redouter les loups, Et si l’hiver vient les
contraindre Ce sont-là tous les maux à craindre : Il
en est d’autres parmi nous. Nous ne sçavons plus
nous connoître, Nous contenter encore moins.
Heureux ! nous faisons par nos soins, Tout ce qu’il
faut pour ne pas l’être : Notre cœur
soumet notre esprit Au caprice de notre vie ; En
vain la raison se récrie L’abus parle, tout y
souscrit. Ici je rêve à quoi nos peres Se bornoient
dans les premiers tems ; Sages, modestes, &
contens Ils se refusoient aux chimeres. Leurs
besoins étoient leurs objets ; Leur travail étoit
leur ressource, Et le repos toujours la source De
leurs soins & de leurs projets. A l’abri de nos
soins profanes Ils élevoient, Religieux, De superbes
Temples aux Dieux, Et pour eux de simples cabanes.
Renfermés tous dans leur état Et contens de leur
destinée, Ils la croyoient plus fortunée Par le
repos, que par l’éclat. Ils sçavoient à quoi la
nature A condamné tous les humains : Ils ne devoient
tous, qu’à leurs mains Leur vêtement, leur
nourriture ; Ils ignoroient la volupté,
Et la fausse délicatesse, Dont aujourd’hui notre
mollesse S’est fait une nécessité. L’intérêt ni la
vaine gloire Ne troubloient jamais leur repos Ils
aimoient plus dans leurs héros Une vertu qu’une
victoire : Ils ne connoissoient d’autre rang Que
celui que la vertu donne ; Le mérite de la personne
Passoit devant celui du sang. Dès qu’ils songeoient
à l’hymenée, Leur penchant conduisoit leur choix, Et
l’amour soumettoit ses loix Aux devoirs de la foi
donnée. En amour leurs plus doux souhaits Se
bornoient au bonheur de plaire, Leurs plaisirs ne
leur coûtoient guere ; Les saisons en faisoient les
frais. En amitié quelle constance ? Quels soins,
quelle fidélité ! Ils étoient en réalité Ce qu’on
n’est plus qu’en apparence : S’étoient-ils donnés ou promis ? Leurs cœurs
jaloux de leurs promesses Voloient au-devant des
foiblesses Et des besoins de leurs amis. Quel fut ce
tems, quel est le nôtre ? Entre deux amis
aujourd’hui Quand l’un a besoin d’un appui Le
trouve-t-il toujours dans l’autre ? Esclaves de tous
nos abus, Victimes de tous nos caprices, Nous ne
donnons plus qu’à des vices Le nom des premieres
vertus. Dégoûtés des anciens usages, Entêtés de nos
goûts nouveaux, Loin de songer à nos troupeaux, Nous
détruisons nos pâturages ; Nous changeons nos prés
en jardins ; En parterres nos champs fertiles, Nos
arbres fruitiers en stériles, Et nos vergers en
boulingrins. Heureux habitans de ces plaines Qui
vous bornez dans vos desirs ! Si vous ignorez nos
plaisirs ; Vous ne connoissez pas nos peines ; Vous goûtez un repos si doux Qu’il
rappelle le tems d’Astrée : Enchanté de cette
contrée J’y reviendrai vivre avec vous.