Le Monde comme il est (Bastide): No. 52
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Niveau 1
Feuille du Jeudi 17 Juillet 1760.
Metatextualité
Suite de la Feuille
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Metatextualité
Suite de la Feuille
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Niveau 2
Hétéroportrait
Ce n’est pas l’ame qui décide chez
eux ; c’est à leurs yeux qu’ils s’en rapportent uniquement
pour juger si ce qu’ils aiment est aimable. Ccombien
<sic> de fois ces flatteurs grossiers ont-ils traité
Jocaste d’Ange ou de Déesse : elle a pris d’elle-même une
idée conforme à ces éloges ; c’est-à-dire, que de tous les
présens qu’elle a reçus de la nature, elle n’estime que sa
beauté. Ce fantôme la rend folle : elle méprise dans son
sexe tout ce qu’elle croit moins parfaite qu’elle ; il n’est
pas jusqu’aux hommes, qu’elle traite avec dédain, lorsqu’il
lui plaît d’oublier qu’elle est de la race de
ces pauvres mortels. Enfin quiconque refuse ou néglige de
fléchir le genou devant cette superbe idole, n’en sera pas
même honoré d’un regard favorable. Où chercher un prétexte
pour justifier tant d’orgueil ? J’en vois un ; mais si
foible, qu’il mérite à peine d’être employé sérieusement. Ma
beauté, dira Jocaste, peut faire un jour mon établissement.
Les hommes la préferent à toute autre chose : un mariage
avantageux me fera monter au comble de la fortune & du
bonheur. Si Jocaste ne cherche qu’un mari riche, il peut
arriver qu’elle réussisse : mais je la plains de ne pas
sentir qu’un homme raisonnable & sensé, cherche d’autres
appas, & ne se laisse point éblouir par les seuls
charmes de la beauté.
Niveau 3
Récit général
Emilie avoit consenti à aimer
Saint-Isle ; il lui eût été impossible de s’en
défendre : mais elle avoit fait ses conventions : un
excès de vertu exigeoit d’elle un excès de rigueur ;
& elle croyoit s’être sauvée de tout
danger en disant, je n’en veux courir aucun. Saint-Isle
avoit paru souscrire à tout. Il connoissoit le cœur, il
connossoit la tendresse d’Emilie, & il étoit bien
tranquille sur l’avenir, malgré ses sermens. Il avoit
promis de pousser le respect jusqu’où il peut aller. Son
exactitude même l’amusoit ; elle fournissoit des scenes
muettes que l’art veut en vain imiter dans les
engagemens ordinaires, & qui font sur les sens plus
d’effet que le plaisir même. Les gens qui jugent aussi
rapidement qu’ils pirouettent, disoient tout haut, que
Saint-Isle avoit perdu l’esprit : ils ne concevoient pas
qu’un engagement aussi singulier pût avoir des charmes ;
mais l’Amant délicat d’Emilie les laissoit dire &
jouissoit. Emilie montroit une sensibilité très-vive :
cela formoit un contraste avec sa vertu, dont Saint-Isle
ne sçavoit quelquefois que penser ; il connoissoit trop ses mœurs irréprochables pour la
soupçonner de se faire plus vertueuse qu’elle n’étoit :
mais le contraste qui le frappoit, l’autorisant à croire
qu’il y avoit là quelque chose de surnaturel, il osoit
penser qu’Emilie ne se montroit si vertueuse, que parce
qu’elle se connoissoit très-sensible. On juge assez de
tout le courage que lui prêtoient ses conjectures. Il
n’y a point de violence qu’on ne puisse aisément se
faire auprès d’une femme, lorsqu’on en est dédommagé par
celle qu’elle se fait elle-même de l’exiger : malgré la
monotonie apparente, il n’y avoit rien de si animé que
leur commerce. Emilie trop sévere ressentoit tout le feu
de la passion : Dans ces privations excessives, les sens
sont amusés par le feu même qui le consume ; mais il
faut pour cela la présence de l’objet aimé : auprès de
lui ce feu est un plaisir très-vif ; loin de lui, c’est
une ardeur importune. Saint-Isle ne pouvoit pas toujours être à ses côtés : il avoit ses
affaires, il avoit la malice d’en prétexter. Ses
absences étoient autant de supplices pour elle ; elle ne
se communiquoit plus, ne voyoit plus personne ; le seul
tems qu’elle voulût dérober à sa passion, étoit celui
qu’elle donnoit à sa toilette, & même lui
paroissoit-il très-long. Comment résister long-tems à un
Amant que l’on veut voir toujours ! Comme il avoit
promis de la respecter, & qu’il tenoit parole, tout
étoit dit à cet égard ; elle ne parloit plus de sa
vertu, & ne songeoit pas même qu’elle en eût :
Saint-Isle prévoyoit les suites de cette sécurité
prodigieuse ; & quoique trop amoureux pour n’avoir
pas des desirs, sa pénétration & l’amusement de ses
sens lui faisoient une situation délicieuse qui le
laissoit le maître de commander à son impatience. Dans
le cours de plus de trois mois, jamais il
ne lui échappa un mot, un mouvement, un soupir qui pût
décéler son artifice. Il avoit formé un projet qui
demandoit toute cette discrétion ; il vouloit qu’Emilie
fût asservie par l’habitude de l’aimer avant que de lui
faire connoître ses véritables sentimens ; il vouloit
aussi ne se découvrir que par un mot qui pût faire
travailler l’imagination de sa Maîtresse, & mettre
en jeu toute sa passion, sans lui attirer légitimement
des reproches. Ce projet ne pouvoit entrer que dans la
tête d’un homme extrêmement délicat, & pour le faire
réussir il falloit être habile. Le moment de s’expliquer
ne tarda pas à s’offrir : il le saisit. Quelques
personnes assemblées chez Emilie avoient fait tomber la
conversation sur l’amour purement spirituel ; &
depuis plus d’une heure qu’on étoit sur cette matiere,
Saint-Isle n’avoit pas dit un mot. Forcé de parler comme
les autres je conçois, dit-il, qu’il peut y avoir des attachemens aussi respectables ; mais
je ne concevrai jamais qu’ils soient capables de remplir
tout le cœur d’un homme bien amoureux. J’ai vû de ces
Amans si admirables : l’ennui répandu sur leurs traits,
les faisoit aisément discerner ; j’en ai vû même
quelques-uns, qui ne voulant jamais trahir leurs sermens
tyranniques, avoient fini par renoncer à la Maîtresse la
plus aimable, contraints d’opter entre le désespoir
& l’infidélité. La conversation finit là pour
Emilie : frappée comme par un coup de foudre, elle porta
les yeux sur Saint-Isle, qui dans ce moment, avoit les
siens attachés sur elle. Elle avoit compris tout ce
qu’il avoit voulu dire ; une confidence entiere ne l’eût
pas mieux instruite : adorable pénétration, qui la
rendit cent fois plus tendre & cent fois plus
belle ? Agitée par les mouvemens les plus tumultueux,
elle eût voulu parler à Saint-Isle,
l’interroger, se plaindre, lui dire tout son amour,
& lui demander compte de toutes ses pensées : la
compagnie qui se trouvoit chez elle l’importunoit : elle
eût donné sa vie pour pouvoir chasser tout le monde.
Saint-Isle lui avoit dit qu’il ne souperoit pas chez
elle ; il étoit déja tard, il pouvoit sortir à tout
moment sans qu’elle lui eût parlé. Quelle situation pour
une femme qui se respecte, qui craint tous les yeux, qui
se craint elle-même & qui se sent obligée à plus de
réserve à mesure qu’elle éprouve plus d’agitation. Ce
qu’elle avoit craint arriva en effet. Saint-Isle profita
du premier moment favorable pour sortir sans être
apperçu. Son départ fut le signal de la plus violente
migraine. On comprit qu’il falloit la laisser seule :
peut-être en devina-t-on la raison : car le monde devine
aisément, & n’en est pas plus charitable. Il ne doit pas être difficile de se faire
une idée de la nuit qu’elle passa. Elle étoit persuadée
que Saint-Isle la respectoit de bonne foi, & que
c’étoit très-sincerement qu’il lui avoit promis de se
contenter du don de son cœur. L’air de vérité répandu
sur ses traits, la franchise de ses manieres, le plaisir
qu’il goûtoit à la voir, sembloient garantir la solidité
& la droiture de ses promesses. Cependant il venoit
de se contrarier étrangement par ses discours : il
paroissoit deux façons de penser dans le même homme. Il
avoit dit qu’un scrupule éternel étoit un obstacle
insurmontable au bonheur de l’Amant même le plus
tendre : pensoit-il réellement ce qu’il venoit de dire ?
S’il le pensoit, il n’y avoit plus pour elle de fond à
faire sur ses sermens. Un homme qui a de pareilles
idées, ne résiste pas long-tems au cri de la nature. Le
jour la trouva dans la même agitation,
également incertaine de ce qu’elle avoit à penser, &
de ce qu’elle avoit à faire. Il n’y avoit que l’objet de
tant de trouble qui pût ramener le calme ; mais ce
n’étoit pas l’intention de l’adroit Saint-Isle. Il
revint le lendemain & plus tard qu’il n’avoit jamais
fait. Il affecta de la trouver changée, & ne manqua
pas de lui représenter qu’un amour trop tendre prenoit
sur sa santé. Il ne dit qu’un mot, & ce mot suffit
pour allarmer un cœur dont la tristesse commençoit à
s’emparer. Elle lui demanda pourquoi il venoit si tard.
Il répondit, que malgré lui, il avoit été occupé
d’affaires importantes qu’il avoit négligées le matin,
parce qu’il ne s’étoit pas couché de bonne heure. Vous
vous êtes donc beaucoup amusé à votre soupé ?
reprit-elle : beaucoup, répondit-il, du ton le plus
ingénu. C’est du-moins quelque chose pour moi, que vous
daigniez l’avouer, poursuivit-elle ; en pareil cas on est souvent plus dissimulé. Oui,
dit-il ; mais vous trouvez sans doute, qu’on l’est
trop ? Et tout de suite, (sans attendre sa réponse) que
j’aime à vous voir une façon de penser si noble & si
rare ! Elle feroit seule mon bonheur. Emilie sourit,
mais avec un sérieux qui cachoit bien de l’ironie. Qui
aviez vous en femmes, demanda-t-elle ? La Marquise de
* * *. Artemise & Bélise. . . . Au nom de Belise,
Emilie pâlit : Saint-Isle avoit parlé d’elle avec
complaisance, en deux ou trois occasions, & Emilie y
avoit fait plus d’attention qu’elle n’auroit voulu. Ils
furent interrompus par quelqu’un qui s’étoit justement
trouvé à ce soupé fatal. C’étoit un de ces hommes qui
jugent de tout sur les apparences, qui ne distinguent
point, parce qu’ils ne pensent pas. Saint-Isle fut fort
aise de le voir arriver, il se promit beaucoup de son
bavardage, & ses espé