Le Monde comme il est (Bastide): No. 51
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Niveau 1
N°. 51. Du Mardi 15 Juillet 1760.
Niveau 2
Récit général
que l‘Auteur les croyoit
excellens. Le parti qu’il prit à la fin, fut de les laisser
dans un endroit de sa maison, où il prévoyoit qu’il ne les
retrouveroit pas, les ayant perdus de cette maniere ; il fit
des excuses civiles sur cet accident, à la personne de qui
il les avoit reçus. Celui-ci voulut sçavoir du-moins s’il
les avoit trouvé bons : écoutez, répondit M. Addisson, il y
a peu de jugemens généreux qui soient justes, & je n’ai
point la mémoire assez fidelle pour me souvenir en
particulier de ce qui m’a paru demander quelque changement ;
mais assurez l’Auteur que je suis fort sensible à
l’honnêteté qu’il a eue de me communiquer sa piece, &
pour lui marquer que je l’ai lûe avec attention, dites-lui
que j’en voudrois retrancher les douze vers d’Homere qui
sont à la tête. Il se crut dégagé assez
heureusement par cette réponse, où la vérité & la
charité étoient également ménagées : Mais l’Auteur
l’expliqua tout-à-fait à son avantage, & conçut une
vanité si excessive, qu’il se hâta de faire imprimer ses
vers, avec une préface dans laquelle il confessoit en public
qu’il se croyoit à couvert de la censure après le bonheur
qu’il avoit eu d’être couronné si glorieusement par les
mains de M. Addisson, & que ce grand homme n’avoit pas
trouvé un seul vers à retrancher dans sa piece. Il ajoutoit
avec un faux air de modestie, que son épigraphe qui
consistoit en douze vers d’Homere lui avoit déplu, & que
par déférence pour un Censeur si éclairé, il n’avoit pas
balancé un moment à la retrancher. M. Addisson fut informé
de ce détail par ses mains. Il en fut piqué jusqu’au vif.
Niveau 3
Dialogue
« Voyez, leur dit-il, après
leur avoir rendu compte de ce qui s’étoit passé, si j’ai à me reprocher autre chose
qu’un excès de bonté & de patience. Mais autant
que j’ai eu d’égard pour la foiblesse de mon
prochain, autant je suis offensé de sa présomption,
lorsqu’elle me blesse & qu’elle devient un vice
insupportable. Ainsi, Messieurs, je vous prie de
publier la vérité du fait ; & pour ce qui
regarde l’épigraphe, ajoutez s’il vous plaît, que
m’étant souvenu d’un endroit de Suetone, où cet
Auteur rapporte que personne ne fit attention aux
statues de Caligula tant qu’elles furent tout d’une
piece ; mais qu’aussi-tôt qu’il se fut avisé de
faire mettre des têtes de Dieux sur ses épaules
indignes, il se tourna en ridicule, & s’attira
la raillerie de tout le monde : J’ai cru rendre un
bon office à l’Auteur, en lui conseillant d’ôter de
son ouvrage l’unique chose qui pouvoit attirer les
yeux du public, & l’exposer par conséquent aux
railleries que méritent ses vers. On ne
manqua pas de publier aussi-tôt cette histoire, qui
fit beaucoup d’honneur au caractere de M. Addisson,
& rendit ridicule le présomptueux Poëte, dont
elle éclairoit si parfaitement le défaut.
Metatextualité
Je donnerai
incessamment un exemple de cette sorte de férocité, & en
même tems une preuve de la plus grande modération dans un
galant homme insulté par un satyrique obscur. Le jeune homme
qui m’a fait l’honneur de me consulter s’instruira encore
mieux par ces deux faits, que par ceux que j’ai déjà cités.
Il apprendra en même temps & les défauts
& les vertus, qu’une différence sensible fait remarquer
dans quelques gens de Lettres. Je reviens aujourd’hui à une
matiere que j’ai déjà traitée, pour publier le portrait
d’une femme aussi vaine, aussi amoureuse de ses charmes,
qu’un Poëte peut l’être de ses productions. C’est une petite
liberté que je vais prendre, & en me la permettant
j’étonnerai bien des gens qui se sont persuadé <sic>
que j’étois un aveugle partisan des femmes. Je dirai ici en
passant que je vois leurs défauts tout aussi bien qu’un
autre, que je m’attache même à les connoître, & que je
crois avoir découvert jusqu’aux nuances, mais qu’un peu de
politesse raisonnée suffira toujours pour m’empêcher de
proportionner ma censure à leur imperfection. Je crois qu’on
ne peut trop se souvenir, en les critiquant, du plaisir
qu’une seule de leurs qualités aimables a pu
nous faire. Ce portrait est dessiné délicatement, c’est une
excuse pour moi aux yeux de celle qu’il représente ;
j’ajouterai encore qu’il n’est point l’ouvrage de mon
pinceau. Je voudrois l’avoir fait, & je l’adopte avec
plaisir, dans l’espoir de corriger quelques femmes du défaut
de s’aimer trop, défaut funeste, qui nous éloigne d’elles,
quand nous les avons définies, & nous enleve des objets
auxquels leurs charmes nous feroient souhaiter si
naturellement de nous attacher. L’auteur des réflexions
qu’on a lûes dans un de mes derniers Cahiers, se vantera
peut-être que j’applaudis en secret ou sans le vouloir, à
l’usage qu’il a fait de son talent dans son écrit ? Pour
obvier aux suites de cette prévention, je le préviens qu’à
la fin de ce portrait il trouvera des réflexions qui
apprennent que la plûpart des défauts des
femmes viennent des hommes, & qu’il n’est permis
d’ailleurs à aucun de nous de tirer vanité d’une découverte
que notre malignité rend facile. S’en enorgueillir c’est en
abuser. Tout ce que je pense à cet égard se renferme dans ce
peu de mots ; il ne s’agit que de les bien comprendre.
Hétéroportrait
Portrait de
Jocaste. Je n’avois pas cru jusqu’à present qu’il
y eût des Idolâtres parmi les Chrétiens, & que le
polithéisme fût encore en usage. La belle Jocaste renouvelle
cet ancien crime. Rachel, qui adoroit si religieusement les
Idôles de son pere, ne porta jamais la superstition si loin.
Entrez dans le cabinet de Jocaste ; vous y verrez un Autel
dont elle n’approche point sans respect : C’est une table
quarrée, couverte d’un tapis blanc comme la neige, &
bordée d’une dentelle précieuse. Les yeux y sont frappés de
mille figures différentes : des pigeons, des
cignes, des roses, des cœurs enflammés, des amours avec
l’arc tendu ; autant de chef-d’œuvres de l’art, qui sont
l’ouvrage d’une fiselure parfaite. Elle a fait vœu de ne les
jamais employer qu’à l’honneur de sa divinité. On voit sur
cet Autel quantité de petits coffres de l’argent le plus
pur. C’est là qu’elle conserve les plus cheres de ses
reliques. L’image du bel Adonis, & celle de Narcisse, ce
tendre Amant de lui-même, bornent la perspective. Entre ces
deux flambeaux achevés, se présente un livre ouvert, qui
contient la liturgie du culte qui doit-être rendu à cette
adorable divinité. Elle est en musique. Le texte se lit au
bas des notes. Jocaste, Grande Prêtresse de l’Idôle, ne
manque point en certains tems de chanter ces Hymnes sacrées
qu’elle accompagne ensuite de son clavecin. On est curieux
sans doute de connoître une divinité si respectable ; mais
je doute si je pourrai la représenter
fidelement. Cependant j’assûre d’avance qu’elle n’est point
comme les Idoles des Payens : Elle ne doit rien aux
Sculpteurs ni aux Peintres. Elle n’est ni de bois, ni de
marbre, ni d’argent, ni d’or. On la rangeroit plus
volontiers parmi les êtres immatériels ; & c’est
peut-être cette raison qui fait croire à Jocaste que son
idolâtrie est plus excusable, parce que l’objet qu’elle
adore tient de la nature des esprits. Il se représente à
elle sous une forme visible toutes les fois qu’elle paroît
devant son Autel ; cependant on auroit peine à dire comment
il est fait. Jocaste croit qu’il lui ressemble. Les amis de
Jocaste prétendent qu’il ressemble à la mere des amours. Ce
qu’il y a de certain, c’est que se faisant voir sous la
forme d’une femme, on doit moins le nommer un Dieu qu’une
Déesse. Ne vous figurez pas néanmoins qu’elle se rende
visible au milieu des airs ; ses apparences
sont mystérieuses. Elle paroît sortir du mûr auprès duquel
l’Autel est placé. Ce mûr, qui n’est que de pierre & de
chaux, ne laisse pas d’être transparent, parce qu’il est
couvert d’une grande glace de Venise, enrichie d’un quadre
d’argent. Jocaste ne s’éloigne pas plutôt de l’Autel, que la
Déesse s’en éloigne aussi, & cette fille adoratrice ne
se rapproche jamais, que sa divinité ne reparoisse
aussi-tôt. L’air composé qu’elle sçait prendre en donne un
tout semblable à la Déesse. Jocaste sourit-elle ? la Déesse
sourit aussi. Jocaste est-elle triste ? la Déesse ne l’est
pas moins. En un mot, son crédit est tel auprès de son
Idole, qu’elle peut en recevoir comme des marques de faveur,
tous les mouvemens de joie, de tristesse, de plaisir, de
chagrin, de colere, & de douceur, qu’elle ressent
elle-même. Quoique Jocaste emploie tous les jours quelques
heures au culte de sa divinité, il est pour
elle des jours de fête qu’elle célebre avec plus d’ardeur
& de zele. Dans ces grands jours, elle pare la Déesse
d’habits superbes & magnifiques : elle la charge de
perles & de diamans ; & concevant un nouveau respect
pour elle sous cette forme éclatante & majestueuse, elle
exprime les transports de sa dévotion par mille mouvemens
des yeux, de la bouche & des bras. Dirai-je enfin quel
est l’objet d’une Idolâtrie si ridicule ? C’est Jocaste
elle-même. Son miroir lui peint fidelement sa figure, qui
est en effet des plus aimables ; & l’admiration sans
bornes qu’elle conçoit pour elle-même, la rend plus idolâtre
qu’on ne l’étoit il y a plus de mille ans. Sa folie surpasse
celle des Payens : car s’ils rendoient un culte religieux à
des objets profanes, ils les croyoient du-moins supérieurs à
eux ; & Jocaste est idolâtre de ses propres charmes. Remontons à l’origine. Cete <sic>
imagination ridicule est presqu’aussi ancienne que Jocaste
elle-même. Dès l’enfance la plus tendre, pere, mere, parens,
amis, tous ceux en un mot qui l’approchoient, ne cessoient
d’exalter ses perfections, & de l’élever au-dessus des
amours & des graces. Ces louanges perpétuelles,
accompagnées de cet air d’admiration qui forme le poison le
plus dangereux de la flatterie, lui ont persuadé à la fin
que la nature s’étoit épuisée en sa faveur. A mesure qu’elle
avançoit en âge, une foule d’Amans indiscrets ont augmenté
le mal par leurs flatteries ridicules. Des hommes sans
discernement & sans goût ne distinguent gueres d’autres
qualités dans une femme, que celles qui flattent les sens. A
peine connoissent-ils les noms de jugement & de vertu ;
peuvent-ils décider autrement, que suivant leurs lumieres.
Hétéroportrait
Portrait de
Jocaste.