Référence bibliographique: Jean-François de Bastide (Éd.): "No. 43", dans: Le Monde comme il est (Bastide), Vol.2\013 (1760), pp. 145-156, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2517 [consulté le: ].


Niveau 1►

Feuille du Jeudi 29 Juin 1760.

Niveau 2► Metatextualité► Je différerai jusqu’à l’ordinaire prochain un morceau intéressant que j’ai à donner, pour satisfaire à la louable impatience d’un galant homme qui vient de m’écrire pour le bien de l’humanité. ◀Metatextualité

Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► Monsieur,

Je suis Médecin, & en cette qualité j’ai l’honneur de vous écrire sur une matiere qui intéresse toutes les générations qui sont encore à venir. Je me hâte de m’expliquer, car cette phrase me paroît obscure. Les meres refusent de nourrir leurs enfans, abominable abus du changement de mœurs & de [146] coutumes ; la nature ne parle donc plus à leur cœur. Dieu les en punit, Monsieur, car la plûpart ne meurent jeunes, n’ont des maladies de langueur, n’éprouvent des révolutions mortelles dans leur couches, que parce qu’elles ont préféré le soin coupable de conserver leur beauté, au soin sacré de nourrir leur enfant. Cette dureté est un crime ; mais de plus, le préjugé qui paroît l’excuser est un malheur pour elles, je suis en état de le prouver. A l’égard des enfans abandonnés à une nourrice étrangere, s’ils pouvoient bégayer les mots de meurtre & de haine, ils seroient bien justifiés ; leur sort me touche. Je vais parler pour eux, ou du moins porter à votre Tribunal les plaintes d’un citoyen éclairé. Je viens de voir mourir une de ces tendres victimes, de la façon du monde la plus touchante ; le teton de la mere l’eût sauvé ; mais une mere est barbare aujourd’hui. Au reste, Mon-[147]sieur, les réflexions qui suivent ne sont pas de moi, elles ne sont même pas absolument nouvelles ; mais elles ne sont connues ni de vous, ni de ceux qui vous lisent.

Niveau 4► Citation/Devise► Reflexions sur l’abus de faire nourrir les enfans par des nourrices étrangeres.

« L’enfant naissant a besoin de purgation, pour évacuer de son estomac le meconium ou la lie des alimens qui s’y est amassée avant sa naissance : or quel purgatif assez doux pourra-t’on adapter à la débilité & à la mollesse de ses organes ? Il n’en est point dans ceux que l’on propose, qui n’ébranlent le genre nerveux de l’enfant.

Mais la nature lui en a préparé un, c’est le lait de la mere tel qu’il est aussi-tôt après l’accouchement ; c’est alors une liqueur séreuse & tenue, qui a le double avantage de ne point [148] charger son estomac, & de le déterger des impuretés qui l’infestent. Quand le lait de la mere aura pris plus de consistence, l’estomac de l’enfant aura pris aussi plus de vigueur, rien ne lui conviendra mieux pour aliment qu’une substance qui lui en a déja servi avant sa naissance ; un autre lait, fût-il encore meilleur, lui sera relativement moins bon, parce que ce sera pour lui un changement de nourriture, une diette nouvelle. » ◀Citation/Devise ◀Niveau 4

Cependant il arrive par-tout, & tous les jours, que dès qu’une mere est accouchée, elle abandonne l’enfant qui lui est né, à la merci d’une femme inconnue, de laquelle on peut gager mille contre un, qu’elle est ou mal constituée, ou malade, ou mal-saine, destituée de biens ou d’honneur, & qu’elle n’a ou ne doit avoir naturellement ni tendresse, ni affection pour l’enfant : c’est une plante transférée dans [149] un terroir qui n’étoit pas fait pour elle, & où par conséquent elle ne profitera pas ; ou si elle y croît elle y prendra des qualités étrangeres. N’observe-t-on pas tous les jours qu’un agneau qui a teté une chevre, est toujours différent d’un autre, même par la laine & la peau. Des peres & des meres sont étonnés de voir à leurs enfans des passions & des goûts si différens des leurs ; qui sçait s’ils n’ont pas puisé ces passions & ces goûts dans le lait de leur nourrice.

La Reine Blanche de Castille, mere de Saint Louis, allant un jour au Conseil, laissa son fils (encore à la mamelle) entre les bras d’une des Dames de sa Cour. Le petit Prince s’étant mis à crier, cette Dame lui donna le teton. La Reine l’ayant sçu, elle mit les doigts dans la bouche de l’enfant, pour lui faire rejetter le lait qu’il avoit pris, ne voulant pas qu’il [150] connût un autre lait que le sien.

On a mille exemples qui prouvent que les nourrices communiquent à leurs nourrissons, par le moyen du lait, non-seulement leur tempérament, mais aussi les qualités de leur cœur. C’est-là sans doute ce qui a fait dire, que Remus & Romulus furent nourris par une louve ; Telephe, fils d’Hercule, par une biche ; Pélias, fils de Neptune, par une jument ; & Egyste, par une chevre. On n’a pas voulu dire certainement qu’ils teterent ces animaux-là ; mais que leurs nourrices avoient le tempérament & les inclinations de ces animaux, & qu’ils les prirent d’elles.

Veut-on des faits plus positifs ? Diodore de Sicile rapporte, que la nourrice de Neron aimoit le vin, & qu’en conséquence son nourrisson fut yvrogne. Le même Auteur attribue la cruauté de Caligula à l’habitude qu’a-[151]voit sa nourrice de s’enduire le mamelon de sang pour le faire prendre à son nourrisson.

Mais quand l’enfant ne prendroit pas les passions de sa nourrice, ne seroit-ce pas assez qu’il pût en prendre le tempérament ; avec aussi peu de moyens, doit-on s’attendre qu’elles soient elles-mêmes d’une constitution bien saine ? Joignez à cela tous les accidens qui arrivent aux enfans par la négligence & la brutalité des nourrices.

De dix enfans nourris par leurs meres, à peine en mourra-t-il un ; d’un pareil nombre envoyé en nourrice, il en périra les deux tiers. Je suis fils d’une mere qui a eu vingt-six enfans : je suis le seul que ma mere ait nourri, & aussi le seul qui vive.

La ressource des nourrices n’est permise qu’aux meres que quelque dérangement dans le corps, met hors d’état de nourrir elles-mêmes. La foi-[152]blesse de temperament n’est pas une excuse suffisante : une femme qui a bien pu porter un enfant neuf mois, & le mettre au monde sans accident, a des forces de reste pour le nourrir : il y a plus, elle en acquerroit en le faisant. Par exemple, on s’imagine que des femmes qui ont des vapeurs, ne peuvent pas nourrir, & on a grand soin de les en détourner, cependant c’est une pure illusion.

J’en ai connu une affligée depuis plusieurs années, de vapeurs hysteriques, accompagnées de douleurs & de convulsions dans le ventre. Je ne pus qu’admirer son mal sans la guérir radicalement. Quelque tems après elle devint grosse, & les vapeurs cesserent : je ne doutai pas qu’elle ne continuât d’en être exempte, même après son accouchement, si elle nourrissoit son enfant : je le lui conseillai : elle me crut, & ma promesse se vérifia : elle se porte actuellement très-[153] bien, & ne s’est jamais si bien portée depuis dix ans.

Quelques meres ont pris un parti mitoyen entre nourrir leurs enfans elles-mêmes, & les confier à des nourrices étrangeres ; c’est de les élever à la cuillere sous leurs yeux, c’est-à-dire, de les nourrir avec du gruau, ou quelqu’autre sorte de nourriture légere, méthode, peut-être pire encore que celle de mettre les enfans en nourrice. Car si le lait d’une femme étrangere est moins bon à l’enfant que celui de la mere, du-moins est-ce une nourriture plus proportionnée à la foiblesse de son estomac (puisqu’elle a été déja digérée), qu’une pâte, une bouillie, ou un gruau, qu’il faut que les visceres de l’enfant digerent pour l’assimiler à la nature. Aussi cette maniere d’élever des enfans réuissit-elle rarement, & j’ai été témoin moi-même de ses effets pernicieux.

Exemplum► Hétéroportrait► Un homme de condition épousa [154] une Demoiselle de vingt-trois ans qu’il aimoit passionnément. L’année n’étoit pas révolue, qu’elle le fit pere d’un fils, qui étoit le plus bel enfant que j’aie vû de ma vie. La jeune Dame vouloit le nourrir ; le mari s’y opposa, craignant d’altérer sa santé ou sa beauté. On n’envoya point non plus l’enfant en nourrice ; on l’éleva à la cuillere ; mais il tomba malade à ses premieres dents, & rien ne put le sauver : la seule chose qui l’eût pû faire étoit précisément celle qui lui manquoit, le teton de la mere. Pour surcroît de chagrin, ils furent sept ans depuis sans avoir des enfans ; le pere désolé ne cessoit de se reprocher la mort de son fils, & regardoit la stérilité de sa femme, comme une continuation de la vengeance céleste. Il me consulta à ce sujet. Il eut peu après un enfant, puis un second, puis un troisieme, la mere les a nourris tous les trois, & sa beauté, sa fraicheur, & son embonpoint [155] loin d’en être altérés, n’ont fait que s’accroître de jour en jour. ◀Hétéroportrait ◀Exemplum ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3

Aventure.

Metatextualité► Une petite aventure de village racontée assez plaisamment appartient autant au Monde comme il est, qu’une histoire sérieuse ou tragique : je ne sçais si elle est bien ancienne, & si les vers même sont nouveaux : la personne qui me les adresse m’assure que le tout n’a pas deux mois de date, & je suis obligé de m’en fier à elle, ne pouvant pas toujours remonter aux sources, & n’ayant pas le don de magie, que ma position exigeroit, pour que je ne fusse pas trompé. ◀Metatextualité

Niveau 3► Récit général► Un jour Margot, chetive païsanne,

Le cœur outré, vint chez Maître Robert,

En son métier, Procureur tant expert,

Qu’il n’ignoroit aucun tour de chicanne ;

Riche au surplus, grace à l’entêtement

Qui ruïna maint plaideur bas-Normand.

[156] La bonne-femme, après un préambule,

Moitié civil & moitié ridicule,

Pria Robert, au nom de tous les Saints

Du Paradis (tant elle étoit émue),

De vouloir bien, secondant ses desseins,

Fonder pour elle ; & puis lui mit aux mains

Certain exploit, sujet de sa venue,

Et digne fruit d’un courroux insensé,

Trop ordinaire au beau sexe offensé.

L’exploit est lû : tous les Clercs font silence.

L’humble Margot, chaque fois que son nom

Est prononcé, lâche une révérence.

Or il s’agit d’une assignation,

Bien & dûment commise en son instance,

Pour obtenir la réparation

De son honneur attaqué par Claudine,

Sa pétulente & caustique voisine ;

Pourquoi Margot demande en même tems

Force intérêts, dommages & dépens.

« Quement, Monsieu, disoit notre plaideuse,

Avoir le front de m’appeller voleuse :

Oh ! voirement je la menerai loin ; ◀Récit général ◀Niveau 3 ◀Niveau 2 ◀Niveau 1