No. 41 Jean-François de Bastide Moralische Wochenschriften Hannah Bakanitsch Editor Michaela Fischer Editor Elisabeth Hobisch Editor Veronika Mussner Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 11.04.2016 o:mws.4257 Jean-François de Bastide: Le Monde comme il est. Tome Second. Amsterdam und Paris: Bauche und Duchesne und Cellot 1760, 121-132, Le Monde comme il est (Bastide) 2 011 1760 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Menschenbild Immagine dell'Umanità Idea of Man Imagen de los Hombres Image de l’humanité Liebe Amore Love Amor Amour Leidenschaft Passione Passion Pasión Passion Frauenbild Immagine di Donne Image of Women Imagen de Mujeres Image de la femme Erziehung und Bildung Educazione e Formazione Education and Formation Educación y Formación Éducation et formation Glück Fortuna Happiness Fortuna Bonheur Vernunft Ragione Reason Razón Raison France 2.0,46.0

N°. 41. du Samedi 21 Juin 1760.

de * * * au plus grand danger qu’elle eût couru de sa vie. Sans expliquer mieux mes scrupules & mes craintes, vous sentez, Monsieur, qu’une Amante éperdue d’amour & de douleur ne pouvoit que courir le plus grand risque en recevant dans sa chambre, pendant la nuit, un Amant pleuré comme infidele, & craint comme absolu.

Je fis sur cette cruelle alternative, des réflexions si ameres, que je m’en sentis accablé. Peut-être aurois-je laissé passer le tems prescrit sans me déterminer à rien, si les sentimens répandus dans la lettre qu’il me restoit à lire, n’avoient ensuite fait passer dans mon cœur une pitié aussi vive que la douleur qu’ils exprimoient. Je me déterminai, & je n’aurai peut-être jamais le malheur de douter de l’innocence de ma résolution ; mais je ne doute point que d’autres yeux ne l’envisagent différemment, & ne me jugent avec beaucoup de sévérité. Il faut vous faire lire cette lettre. Monsieur, afin que vous soyez en état de me rendre la justice que je crois mériter : la voici telle qu’elle fut écrite.

« Il est donc vrai, Monsieur, que vous ne voulez plus être aimé de moi ? mon cœur me le disoit en secret ; je le faisois taire, je lui défendois le murmure : je me reprochois de vous aimer trop, puisqu’un aveuglement de passion me rendoit injuste & soupçonneuse : c’étoit m’occuper de votre gloire avec bien de l’opiniâtreté : car enfin, le parti que vous aviez pris de me quitter sans sujet, justifioit assez ma prévention. Je reste accablée du coup que vous me portez ; je n’avois pas mérité d’être malheureuse par vous ; il m’est affreux que ce soit le soin indispensa-ble de ma réputation qui ait commencé mon horrible destinée : de tous les reproches que je pourrois avoir à vous faire, celui de m’avoir traité comme criminelle pour un pareil sujet, me sera toujours le plus sensible. Sans mon amour, qui sera toujours une source de triomphes pour vous, vous me seriez devenu bien indifférent après un procédé si peu croyable. Eh ! qu’attendiez-vous donc de moi quand vous voulûtes m’engager à forcer les barrieres de la dépendance ? Quelle opinion vous êtiez vous fait de mon esprit, pour espérer que j’y pourrois consentir ? Je ne vous ferai point ici valoir la décence de ma conduite dans tous les momens que nous passâmes toujours ensemble : mais j’oserai vous dire qu’après m’avoir vû mille fois ne vouloir reconnoître de transports légitimes, que ceux qui me laisseroient tout à vous accorder, quand le devoir ne s’y opposeroit plus, vous ne deviez pas supposer qu’il pût naître des circonstances où je pensasse autrement. Si vous aviez eu les véritables idées que l’amour donne, vous auriez sçu que c’étoit pour vous-même que je me respectois. Il y a des transports innocens, je les éprouvai tous, & je sçus pendant un tems y borner vos desirs, ou du-moins vos entreprises ; vous m’en remerciâtes souvent ; vous me disiez que vous jouissiez d’un bonheur que vous ne pouviez pas comprendre : je me flattois que vous le comprendriez tôt ou tard, que vous tireriez des lumieres de votre ame, pour concevoir que ce qui fait le premier bonheur dans l’amour, c’est de voir dans ce qu’on aime une innocence défendue par l’excès de l’amour-même : J’espérois que reconnoissant les motifs les plus respectables & les plus flatteurs dans ma ré-sistance, vous seriez content & charmé de jouir de mon ame, & vous ne chercheriez plus à lui ravir le délicieux plaisir d’être digne de vous. Mais je me trompois, je supposois un cœur véritablement délicat, & il n’en existe point. L’amour n’est que desir, on ne se propose qu’un objet, & la constance dans les rigueurs n’est que conditionnelle. Ces rigueurs font un ingrat, de l’Ament <sic> le plus tendre, si une lâche espérance cesse de l’abuser. Hélas ! pour punir cette résistance en nous, comme un crime, l’a-t-on bien définie, sçait-on ce qu’elle nous coûte, & combien, souvent, elle nous demande d’amour pour triompher de nos secrets mouvemens ? la nature est peu connue, l’amour mal défini & moins respecté encore ; tout ce qui contrarie est odieux, & l’on ne voit que du caprice dans ce qui demande la peine d’être examiné pour paroître respectable. . . . Ce que je peins ici vous est arrivé & m’a perdue. Vous avez cru que je vous aimois foiblement parce que j’étois supérieure à ma foiblesse ; vous vous êtes fâché, vous avez pris un mouvement pour une réflexion, le dépit a prévalu tout-à-fait, & mon désespoir qui n’a remédié à rien pour vous, qui ne m’a point soumise à vos desirs, qui m’a laissé le courage d’être malheureuse, vous a paru trop foible & ne vous a point touché. . . . Il est peut-être trop tard, Monsieur, pour me rétablir dans votre esprit, ou du-moins dans votre cœur ; si j’en crois les apparences, vous ne souhaitez de n’être plus aimé de moi, que parce que vous ne pouvez plus m’aimer vous-même : vous êtes engagé ailleurs, & vous feriez en vain des réflexions sur ce que je mérite ; mais je vous aura <sic> du-moins laissé de l’estime pour moi, en vous montrant un cœur que votre injustice ni votre inconstance ne pourront jamais faire changer. Je vous dis ici avec cette franchise qui n’est connue que des ames comme la mienne, que dans tous les tems, & depuis le moment où je vous vis, je vous ai aimé avec une ardeur qui ne peut être comparée qu’à celle que je crus vous avoir inspirée : je fus toujours persuadée que je ne vous aimerois jamais moins, & l’avenir prouvera que je connoissois bien mon cœur ; mais je fus persuadée aussi que jamais vous ne m’offenseriez par des soupçons, & vous m’avez prouvé que la sécurité est un faux garant du bonheur. De tout ce que je me promettois d’un attachement si doux, il ne me reste que ce sentiment d’innocence qui subsiste malgré le malheur, & malgré l’accablement : il ne peut me consoler, car il vous accuse ; vous m’a-vez ravi tout ce que je tenois de vous, en m’ôtant le bonheur de vous prêter des excuses ; cependant je vous aimerai toujours, c’est pour vous le confirmer que je vous écris ; Vous penserez à moi ; & sans souhaiter que vous ayez jamais aucune raison de me regreter, j’ai le plaisir de penser que jamais ma mémoire ne vous sera indifférente, si vous voulez me comparer à tout ce que vous aimerez désormais. Cette froideur dont vous m’accusâtes quand je contrariai vos volontés, étoit l’ouvrage d’une réflexion profonde qu’entretenoit en moi le desir d’être digne de vous ; j’attachois à votre estime un prix plus grand que celui que vous attachiez à mon cœur, je craignis plus de la perdre que de vous perdre vous-même : peut-être m’exagerai-je mon devoir ; il est certain du-moins que je m’exagerai ma récompense ; mon malheur m’a éclai-rée sur le malheur de la vertu ; mais quand l’amour lui refuse l’hommage qui lui étoit dû, je suis incapable de me reprocher d’avoir trop exigé de lui : je m’étois peint un bonheur extraordinaire, je reste digne de ce bonheur, & je regrette qu’il ne puisse pas exister, sans me repentir de lui avoir sacrifié celui dont je pouvois jouir. Je serai toujours persuadée qu’au-dessous de ces idées, & du rang que je voulois occuper dans votre cœur, on est méprisable, & indigne d’être aimée comme j’ambitionnois de l’être. Adieu, Monsieur, relisez cette lettre avec quelque attention. Ne craignez pas de vous attendrir sur mon sort ».

Si une vague connoissance du caractere des passions avoit fait mon inquiétude en lisant le billet de la Barre ; un respect particulier pour la vertu de Mademoiselle de * * * me tranquil-lisa en lisant sa lettre ; & je crus devoir ne pas craindre de lui donner des conseils que sa situation exigeoit. Une lettre si profondément pensée, garantissoit le pouvoir d’une raison supérieure aux événemens ; & quoiqu’elle m’eût dit elle-même qu’elle pouvoit devenir foible, je devois croire qu’elle s’étoit mal connue, & qu’elle n’avoit parlé ainsi que par désespoir.

Tranquille à cet égard, ou du-moins plus agité par le chagrin de ce qui étoit, que par la crainte de ce qui pouvoit être, je ne balançai plus à la mettre dans la route dont la Barre venoit de lui ouvrir l’entrée. Vous ne vous attendez pas, Monsieur, à ne lui voir saisir que le côté favorable de la proposition qui lui étoit faite : elle ne put cacher une joie naturelle & excusable ; mais des craintes infiniment propres à me rassurer, se firent jour à travers le tumulte de ses sens. Je lui dis tout ce qui étoit propre à la déter-miner, & j’eus le plaisir de voir qu’elle se rendoit à mes conseils beaucoup plus qu’à sa passion. Ce plaisir a tourné contre moi : j’éprouve en me le rappellant, un frémissement qui approche du remords, j’ai causé la perte de ce que j’adorois, & toujours je me croirai criminel du mal queje <sic> lui ai fait sans le vouloir. La Barre n’avoit pas cessé un moment de l’aimer ; il avoit trompé le sentiment, pour séduire la raison ; en revoyant l’objet le plus aimé & le plus estimable, il acquit le droit du triomphe ; il dit alternativement tout ce qu’il voulut ; la crainte, l’amour, la confiance parlerent pour lui, il devint le maître du plus vertueux objet de l’univers, & l’excès de son bonheur rendit son amour indiscret malgré lui. Les preuves parlerent bientôt contre eux. Madame de * * * en devint furieuse. Sa malheureuse fille fut condamnée à la plus étroite prison, dans un Château abandonné : l’Arrêt du-moins en fut prononcé : elle eut la foiblesse de la menacer, & nous fûmes avertis. Nous ne refléchîmes point ; il falloit l’enlever ; tous deux nous résolûmes de n’y pas perdre un moment. Si jusqu’alors j’avois conduit leur destinée par le secours d’une raison tranquille, en ce moment je ne fus plus le maître de raisonner. L’amitié aida à l’amour ; la Barre ne me laissa pas refléchir un instant ; dirai-je qu’il se mit vingt fois en un jour, à mes genoux ? On le croira sans peine, si l’on a aimé tendrement : d’un autre côté, Mademoiselle de * * * m’écrivit la lettre la plus touchante. Suivant ce qu’elle me marquoit, elle comptoit plus sur moi que sur la Barre, elle étoit prête à attenter à ses jours infortunés ; elle me prioit de me souvenir combien je l’avois aimée. . . . Je venois de recevoir cette lettre, & je la relisois en versant des larmes, lorsque je vis entrer dans ma chambre

N°. 41. du Samedi 21 Juin 1760. de * * * au plus grand danger qu’elle eût couru de sa vie. Sans expliquer mieux mes scrupules & mes craintes, vous sentez, Monsieur, qu’une Amante éperdue d’amour & de douleur ne pouvoit que courir le plus grand risque en recevant dans sa chambre, pendant la nuit, un Amant pleuré comme infidele, & craint comme absolu. Je fis sur cette cruelle alternative, des réflexions si ameres, que je m’en sentis accablé. Peut-être aurois-je laissé passer le tems prescrit sans me déterminer à rien, si les sentimens répandus dans la lettre qu’il me restoit à lire, n’avoient ensuite fait passer dans mon cœur une pitié aussi vive que la douleur qu’ils exprimoient. Je me déterminai, & je n’aurai peut-être jamais le malheur de douter de l’innocence de ma résolution ; mais je ne doute point que d’autres yeux ne l’envisagent différemment, & ne me jugent avec beaucoup de sévérité. Il faut vous faire lire cette lettre. Monsieur, afin que vous soyez en état de me rendre la justice que je crois mériter : la voici telle qu’elle fut écrite. « Il est donc vrai, Monsieur, que vous ne voulez plus être aimé de moi ? mon cœur me le disoit en secret ; je le faisois taire, je lui défendois le murmure : je me reprochois de vous aimer trop, puisqu’un aveuglement de passion me rendoit injuste & soupçonneuse : c’étoit m’occuper de votre gloire avec bien de l’opiniâtreté : car enfin, le parti que vous aviez pris de me quitter sans sujet, justifioit assez ma prévention. Je reste accablée du coup que vous me portez ; je n’avois pas mérité d’être malheureuse par vous ; il m’est affreux que ce soit le soin indispensa-ble de ma réputation qui ait commencé mon horrible destinée : de tous les reproches que je pourrois avoir à vous faire, celui de m’avoir traité comme criminelle pour un pareil sujet, me sera toujours le plus sensible. Sans mon amour, qui sera toujours une source de triomphes pour vous, vous me seriez devenu bien indifférent après un procédé si peu croyable. Eh ! qu’attendiez-vous donc de moi quand vous voulûtes m’engager à forcer les barrieres de la dépendance ? Quelle opinion vous êtiez vous fait de mon esprit, pour espérer que j’y pourrois consentir ? Je ne vous ferai point ici valoir la décence de ma conduite dans tous les momens que nous passâmes toujours ensemble : mais j’oserai vous dire qu’après m’avoir vû mille fois ne vouloir reconnoître de transports légitimes, que ceux qui me laisseroient tout à vous accorder, quand le devoir ne s’y opposeroit plus, vous ne deviez pas supposer qu’il pût naître des circonstances où je pensasse autrement. Si vous aviez eu les véritables idées que l’amour donne, vous auriez sçu que c’étoit pour vous-même que je me respectois. Il y a des transports innocens, je les éprouvai tous, & je sçus pendant un tems y borner vos desirs, ou du-moins vos entreprises ; vous m’en remerciâtes souvent ; vous me disiez que vous jouissiez d’un bonheur que vous ne pouviez pas comprendre : je me flattois que vous le comprendriez tôt ou tard, que vous tireriez des lumieres de votre ame, pour concevoir que ce qui fait le premier bonheur dans l’amour, c’est de voir dans ce qu’on aime une innocence défendue par l’excès de l’amour-même : J’espérois que reconnoissant les motifs les plus respectables & les plus flatteurs dans ma ré-sistance, vous seriez content & charmé de jouir de mon ame, & vous ne chercheriez plus à lui ravir le délicieux plaisir d’être digne de vous. Mais je me trompois, je supposois un cœur véritablement délicat, & il n’en existe point. L’amour n’est que desir, on ne se propose qu’un objet, & la constance dans les rigueurs n’est que conditionnelle. Ces rigueurs font un ingrat, de l’Ament <sic> le plus tendre, si une lâche espérance cesse de l’abuser. Hélas ! pour punir cette résistance en nous, comme un crime, l’a-t-on bien définie, sçait-on ce qu’elle nous coûte, & combien, souvent, elle nous demande d’amour pour triompher de nos secrets mouvemens ? la nature est peu connue, l’amour mal défini & moins respecté encore ; tout ce qui contrarie est odieux, & l’on ne voit que du caprice dans ce qui demande la peine d’être examiné pour paroître respectable. . . . Ce que je peins ici vous est arrivé & m’a perdue. Vous avez cru que je vous aimois foiblement parce que j’étois supérieure à ma foiblesse ; vous vous êtes fâché, vous avez pris un mouvement pour une réflexion, le dépit a prévalu tout-à-fait, & mon désespoir qui n’a remédié à rien pour vous, qui ne m’a point soumise à vos desirs, qui m’a laissé le courage d’être malheureuse, vous a paru trop foible & ne vous a point touché. . . . Il est peut-être trop tard, Monsieur, pour me rétablir dans votre esprit, ou du-moins dans votre cœur ; si j’en crois les apparences, vous ne souhaitez de n’être plus aimé de moi, que parce que vous ne pouvez plus m’aimer vous-même : vous êtes engagé ailleurs, & vous feriez en vain des réflexions sur ce que je mérite ; mais je vous aura <sic> du-moins laissé de l’estime pour moi, en vous montrant un cœur que votre injustice ni votre inconstance ne pourront jamais faire changer. Je vous dis ici avec cette franchise qui n’est connue que des ames comme la mienne, que dans tous les tems, & depuis le moment où je vous vis, je vous ai aimé avec une ardeur qui ne peut être comparée qu’à celle que je crus vous avoir inspirée : je fus toujours persuadée que je ne vous aimerois jamais moins, & l’avenir prouvera que je connoissois bien mon cœur ; mais je fus persuadée aussi que jamais vous ne m’offenseriez par des soupçons, & vous m’avez prouvé que la sécurité est un faux garant du bonheur. De tout ce que je me promettois d’un attachement si doux, il ne me reste que ce sentiment d’innocence qui subsiste malgré le malheur, & malgré l’accablement : il ne peut me consoler, car il vous accuse ; vous m’a-vez ravi tout ce que je tenois de vous, en m’ôtant le bonheur de vous prêter des excuses ; cependant je vous aimerai toujours, c’est pour vous le confirmer que je vous écris ; Vous penserez à moi ; & sans souhaiter que vous ayez jamais aucune raison de me regreter, j’ai le plaisir de penser que jamais ma mémoire ne vous sera indifférente, si vous voulez me comparer à tout ce que vous aimerez désormais. Cette froideur dont vous m’accusâtes quand je contrariai vos volontés, étoit l’ouvrage d’une réflexion profonde qu’entretenoit en moi le desir d’être digne de vous ; j’attachois à votre estime un prix plus grand que celui que vous attachiez à mon cœur, je craignis plus de la perdre que de vous perdre vous-même : peut-être m’exagerai-je mon devoir ; il est certain du-moins que je m’exagerai ma récompense ; mon malheur m’a éclai-rée sur le malheur de la vertu ; mais quand l’amour lui refuse l’hommage qui lui étoit dû, je suis incapable de me reprocher d’avoir trop exigé de lui : je m’étois peint un bonheur extraordinaire, je reste digne de ce bonheur, & je regrette qu’il ne puisse pas exister, sans me repentir de lui avoir sacrifié celui dont je pouvois jouir. Je serai toujours persuadée qu’au-dessous de ces idées, & du rang que je voulois occuper dans votre cœur, on est méprisable, & indigne d’être aimée comme j’ambitionnois de l’être. Adieu, Monsieur, relisez cette lettre avec quelque attention. Ne craignez pas de vous attendrir sur mon sort ». Si une vague connoissance du caractere des passions avoit fait mon inquiétude en lisant le billet de la Barre ; un respect particulier pour la vertu de Mademoiselle de * * * me tranquil-lisa en lisant sa lettre ; & je crus devoir ne pas craindre de lui donner des conseils que sa situation exigeoit. Une lettre si profondément pensée, garantissoit le pouvoir d’une raison supérieure aux événemens ; & quoiqu’elle m’eût dit elle-même qu’elle pouvoit devenir foible, je devois croire qu’elle s’étoit mal connue, & qu’elle n’avoit parlé ainsi que par désespoir. Tranquille à cet égard, ou du-moins plus agité par le chagrin de ce qui étoit, que par la crainte de ce qui pouvoit être, je ne balançai plus à la mettre dans la route dont la Barre venoit de lui ouvrir l’entrée. Vous ne vous attendez pas, Monsieur, à ne lui voir saisir que le côté favorable de la proposition qui lui étoit faite : elle ne put cacher une joie naturelle & excusable ; mais des craintes infiniment propres à me rassurer, se firent jour à travers le tumulte de ses sens. Je lui dis tout ce qui étoit propre à la déter-miner, & j’eus le plaisir de voir qu’elle se rendoit à mes conseils beaucoup plus qu’à sa passion. Ce plaisir a tourné contre moi : j’éprouve en me le rappellant, un frémissement qui approche du remords, j’ai causé la perte de ce que j’adorois, & toujours je me croirai criminel du mal queje <sic> lui ai fait sans le vouloir. La Barre n’avoit pas cessé un moment de l’aimer ; il avoit trompé le sentiment, pour séduire la raison ; en revoyant l’objet le plus aimé & le plus estimable, il acquit le droit du triomphe ; il dit alternativement tout ce qu’il voulut ; la crainte, l’amour, la confiance parlerent pour lui, il devint le maître du plus vertueux objet de l’univers, & l’excès de son bonheur rendit son amour indiscret malgré lui. Les preuves parlerent bientôt contre eux. Madame de * * * en devint furieuse. Sa malheureuse fille fut condamnée à la plus étroite prison, dans un Château abandonné : l’Arrêt du-moins en fut prononcé : elle eut la foiblesse de la menacer, & nous fûmes avertis. Nous ne refléchîmes point ; il falloit l’enlever ; tous deux nous résolûmes de n’y pas perdre un moment. Si jusqu’alors j’avois conduit leur destinée par le secours d’une raison tranquille, en ce moment je ne fus plus le maître de raisonner. L’amitié aida à l’amour ; la Barre ne me laissa pas refléchir un instant ; dirai-je qu’il se mit vingt fois en un jour, à mes genoux ? On le croira sans peine, si l’on a aimé tendrement : d’un autre côté, Mademoiselle de * * * m’écrivit la lettre la plus touchante. Suivant ce qu’elle me marquoit, elle comptoit plus sur moi que sur la Barre, elle étoit prête à attenter à ses jours infortunés ; elle me prioit de me souvenir combien je l’avois aimée. . . . Je venois de recevoir cette lettre, & je la relisois en versant des larmes, lorsque je vis entrer dans ma chambre