Le Monde comme il est (Bastide): No. 40

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Feuille du Jeudi 19 Juin 1760.

Livello 2

Metatestualità

Suite de la Feuille précédente.

Livello 3

Lettera/Lettera al direttore

Racconto generale

On croira aisément que je n’éprouvai que de la douleur en lisant cette cruelle réponse. Mon cœur s’étoit sacrifié aux devoirs de l’amitié la plus pure, & c’étoit un nouveau devoir pour moi de m’affliger de tout ce qui rendoit ce sacrifice inutile. Je pris de l’humeur contre la Barre; si je l’avois moins respecté dans l’objet dont il étoit aimé, je crois que je me serois fait de son procédé, un sujet de querelle personnelle. Cette mauvaise humeur alloit me conduire aux genoux de Mademoiselle de * * *, pour lui apprendre le mépris que méritoit un odieux abandon, & les favorables réflexions que mes sentimens & ses intérêts exigeoient qu’elle fît : Je partois pour me rendre chez elle ; je m’arrêtai après avoir fait quelques pas. Non, me dis-je, je ne précipiterai rien ; j’agis ici pour moi sans m’en appercevoir, & l’amour qui m’abuse, me conduiroit trop loin : Il y a des précautions à prendre, & d’autres moyens à essayer. Ce n’est plus pour moi que je puis m’offrir comme un consolateur, à une Amante infortunée ; c’est pour elle seule ; je ne dois connoître que le plaisir de lui sauver des maux, ou d’adoucir ses chagrins. Je voulus aussi me défier d’un zele inconsidéré. La Barre pouvoit n’être ni infidele, ni parjure. La violence de ses sentimens étoit peut-être l’unique cause de l’opiniâtreté de ses pensées ; il falloit s’en assurer tout-à-fait. Pour en juger, il eût été nécessaire qu’un heureux stratagême me l’eût pû montrer seul avec Mademoiselle de Mesancour : cela n’étoit pas possible. S’il l’aimoit, son premier soin devoit être de se défier de moi, & je ne connoissois assez particulierement aucun des domestiques de la maison, pour pouvoir parvenir à me faire introduire sûrement dans sa chambre. Mais il y avoit une femme-de-chambre, assez bavarde, qui venoit quelquefois voir une femme de ma mere, & j’avois la ressource de la questionner. A la premiere occasion, je me servis de cet expédient, & j’appris qu’une intelligence assez marquée annonçoit des projets de mariage. La Barre voyoit Mademoiselle de Mesancour en particulier, dans sa chambre, & paroissoit la rechercher. Quelques particularités que cette indiscrete ajouta, me confirmerent ce que j’avois craint d’apprendre. J’allai peut-être trop loin, je crus trop aisément les apparences ; mais la foiblesse de l’humanité m’excuse ; j’étois dans une situation qui ne me permettoit pas de ne jamais faire de fautes. Persuadé que la Barre avoit tous les torts ; je crus qu’il ne méritoit plus aucun ménagement, & j’oubliai que Mademoiselle de * * * alloit être la victime de la sévérité de mon jugement. Je parlai à cette malheureuse fille : depuis plusieurs jours je l’avois vûe sans lui laisser deviner aucune de mes idées ni de mes démarches. Elle fut prête à se trouver mal en m’écoutant ; elle pleura beaucoup, & je fus pendant une heure plus accablé qu’elle-même de ce qu’elle souffroit ; car à force de souffrir, elle ne refléchissoit plus à la grandeur de son mal. Lorsque ses larmes eurent commencé à couler moins abondamment, j’osai la prier de se considérer dans la situation où la mettoit l’ingratitude d’un homme qu’elle avoit trop tendrement aimé.

Dialogo

Hélas ! dit-elle, en examinant ce que j’éprouve, je serois obligée d’envisager ce que je me dois, & je n’en ai pas le courage : me laisser outrager me coûtera toujours beaucoup moins que le projet de l’oublier. . . . Ce seroit pourtant un effort digne de vous, répondis-je ; vous êtes bien persuadée que la raison vous le conseille ! Quel autre parti pourriez-vous prendre qui ne tournât encore plus au détriment de cette ame si peu respectée. Aimer un ingrat, être témoin de son infidelité, de son bonheur auprès d’une autre, & de son indifférence pour vous ; avoir pour témoins de ces horreurs, & pour juges de votre foiblesse, tous ceux qui connurent votre passion & la sienne ; aimer toujours & n’espérer plus ; rassembler volontairement contre soi tout ce que la fortune & l’amour réunis méchamment ont jamais pû inventer pour désesperer un cœur. Voilà ce que vous voulez faire ! J’ose dire qu’un parti où un si cruel oubli de soi-même se feroit remarquer, paroîtroit condamnable à tous les gens sensés, & je sens dans mon cœur que je vous condamnerois à mon tour. . . . Oui, vous me condamneriez, reprit-elle, & je ne répondrois rien à vos reproches ; mais excepté votre mépris que je n’éprouverai jamais, & qui me feroit mourir de douleur, rien ne peut plus me toucher. Mon état est affreux, j’y succombe ; ce que vous regarderez comme obstination de mon esprit, n’est qu’épuisement de mes forces : je ne suis plus à moi, & n’ai plus le pouvoir de me conduire. . . . Vous auriez pourtant celui de résister à la témérité de sa passion, s’il venoit vous dire que son retour vers vous dépend de votre consentement à ses premieres volontés ? Je n’en sçais rien, répondit-elle ; je suis accablée, & ne raisonne plus : vous voyez que je fais cet aveu sans honte ? je ne sçais plus rougir : condamnez moi ; mais ne cessez point de m’estimer, vous sçavez que ma résolution fut de ne jamais m’égarer. . . . Je sçais que vous fûtes vertueuse, & que vous l’êtes encore malgré votre aveu : Ne craignez rien de la sévérité d’un homme qui pense avant que de juger. Si vous vous égarez jamais, je sçaurai toujours vous trouver des excuses. A mon égard je vous ai offert mon cœur parce que j’ai pensé qu’un jour il pourroit devenir consolant pour vous d’être adorée, après avoir oublié un infidele : vous voulez ne l’oublier jamais, & l’aimer toujours ? Votre constance est ma loi, vous n’entendrez plus parler d’un amour qui vous deviendroit odieux.
Elle fut touchée de mes sentimens : Ses larmes recommencerent à couler. Un excès d’attendrissement me fit porter mon mouchoir sur ses yeux : elle saisit ma main, qu’elle serra tendrement. Je me jettai sur la sienne ; ce n’étoit point un transport d’amour ; je n’étois jamais Amant avec elle, quoique toujours je l’adorasse. C’étoit le mouvement d’un cœur en qui l’attendrissement même étoit passion. Je lui dis que ce moment me payoit de tout ce que j’avois souffert pour elle ; que tant que je respirerois, elle auroit en moi un protecteur de ses sentimens, & s’il le falloit, un vengeur de son infortune :

Dialogo

je ne suis rien, poursuivis-je, & tous les jours le désespoir de ma vie est de n’avoir pas le pouvoir heureux de présider à votre destinée ; mais j’ai le plaisir de penser que mon courage & ma constance vous serviront quelquefois, & je ne vis plus que pour m’occuper des avantages que vous y pourrez trouver.
Nous raisonnâmes beaucoup ensuite & nous ne conclûmes rien. J’étois assez mal secondé, à la vérité, pour imaginer quelque nouvel expédient. Elle étoit hors d’état de faire des réflexions suivies. Une des choses qui la tourmentoient le plus, étoit la beauté de Mademoiselle de Mesancour, dont les femmes les plus vaines étoient obligées de convenir ; elle redoutoit aussi sa coquetterie dont on parlois publiquement : elle m’en parla avec une abondance de sincérité qui me fit craindre, que la jalousie ne détruisît les obstacles que la raison avoit opposés jusqu’alors à la passion. Elle venoit de justifier ma crainte par l’aveu qu’elle m’avoit fait, & je jugeois que si l’infidélité de la Barre n’étoit qu’un manége, & s’il la revoyoit avec ses premiers sentimens, ce moment la rendroit aussi foible qu’elle avoit voulu éviter de le devenir. Je la quittai, comme je l’ai dit, sans avoir rien conclu. Je rêvai toute la nuit à sa situation, & le lendemain le jour avoit paru avant que j’eusse rien imaginé de raisonnable. Je m’en serois moins affligé, si j’avois sçu le parti qu’elle venoit de prendre. L’amour l’avoit inspirée, & pendant que je me désolois pour elle, la Barre lisoit la lettre la plus tendre. Ce ne fut que le lendemain que je sçus qu’elle lui avoit écrit, & ce fut par la Barre lui-même que j’en fus informé. On me remit à sept heures du matin un paquet de sa part, qui renfermoit la lettre & le billet qui suivent. Le billet m’étoit directement adressé, je le lus le premier.

Livello 4

Lettera/Lettera al direttore

« Mademoiselle de * * * ne veut pas croire que la probité m’ait conduit, dans la résolution que j’ai prise ; elle m’écrit une lettre dont je suis touché malgré son injustice : je vous la renvoye, Monsieur, comme à son ami & à son guide, afin qu’après l’avoir lûe & avoir pû juger de l’état où tout ceci la met, vous puissiez me pardonner de m’adresser à vous pour obtenir d’elle une entrevue particuliere. Je présume beaucoup pour sa tranquillité de cet entretien nécessaire. Le moment n’en doit être différé que le moins qu’il sera possible, les circonstances me pressent, ses sentimens me désesperent, & je suis forcé de paroître exiger, ce que dans d’autres momens j’aurois été trop heureux d’obtenir. Si vos conseils & son consentement font tourner ceci comme je le desire, je crois que le plus court & le plus sûr parti seroit qu’elle me permît d’entrer chez elle par la fenêtre de sa chambre qui donne heureusement sur la rue. Je suis contraint, pour moi-même, de prendre cette précaution dont je lui demande pardon d’avance : elle en excusera le motif lorsque j’aurai l’honneur de le lui expliquer. J’attens une réponse décisive avant la fin de la journée ; demain il seroit possible qu’elle fût venue trop tard. Pardon, Monsieur, de la liberté que je prens de vous intéresser encore à une malheureuse passion qui vous a déja donné tant de chagrin : j’ai besoin de me souvenir combien vous fûtes mon ami, pour me permettre une démarche dont je sens toute l’indiscrétion ».
C’étoit bien le nom propre que la Barre donnoit à sa démarche ; jamais je ne m’étois trouvé dans une situation aussi embarrassante. C’étoit me charger de tous les événemens qu’alloit produire une passion violente, que de s’adresser à moi pour obtenir un rendez-vous dans l’état où étoient les choses. La Barre ne me donnoit pas vingt-quatre heures pour y penser ; & suivant ses propres expressions, si je differois de le satisfaire, tout le bon effet de la lettre de Mademoiselle de * * * étoit perdu ; c’est-à-dire, qu’il ne lui restoit plus la moindre ressource, & que j’allois être la cause du désespoir, peut-être éternel, d’un cœur où j’aurois voulu répandre tous les plaisirs. Dun <sic> autre côté, c’étoit m’obliger à exposer Mademoiselle