Le Monde comme il est (Bastide): No. 38
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No. 38. du Samedi 14 Juin 1760.
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Letter/Letter to the editor
General account
A quatre heures je me
rendis chez elle. Elle me parut extrêmement
abattue ; mais cette tristesse lui donnoit une
beauté nouvelle. C’est dans cet état sur-tout que je
l’aurois adorée. Mon esprit naturellement triste
s’attachoit par ce caractere de ressemblance.
J’avois la cruauté de jouir de la langueur qui
l’embellissoit à mex yeux. Il paroît bien que de
pareils momens ne sont pas ceux des réflexions ; car
aurois-je pû me permettre ce sentiment homicide si
j’avois réfléchi à la source où la nature corrompue
venoit le puiser pour me le faire chérir ? Notre
conversation ne se peut rendre ni détailler.
S’affliger, imaginer, se contrarier soi-même, redire
ce qu’on a dit, rejetter ce qu’on a imaginé ; c’est
toute la marche de l’esprit dans une conversation où
le coeur est navré dedouleur <sic>. Elle me
demandoit toujours ce qu’il faudroit
qu’elle fit si la Barre se montroit inexorable : Il
n’y avoit qu’une réponse à lui faire : & qu’un
parti à prendre ; elle-même le sçavoit : si je lui
avois dit, voudriez-vous suivre la Barre à Londres
ou à Vienne, elle m’auroit répondu, que je devois
être sûr qu’elle ne le voudroit jamais. Il n’y avoit
donc qu’un parti à prendre, & cependant elle
m’interrogeoit comme si l’option avoit été en notre
pouvoir. C’est l’effet d’un extrême accablement.
Pendant quatre jours nous répétâmes la même scene,
& Madame de * * * nous laissa toujours libres.
La conduite de celle-ci doit paroître inconcevable ;
elle me l’étoit à moi-même, & j’en faisois
souvent le sujet de notre conversation. Elle
s’expliquera bien-tôt ; on connoîtra une femme digne
de présider au conseil des furies. Jamais une ame ne
fut plus artificieuse. Malheureusement cette ame
ressemble à d’autres ; il existe des
femmes capables de pousser plus loin la vengeance de
leurs appas ; & si ceci est jamais imprimé, les
jeunes gens y puiseront d’utiles leçons : ils
apprendront à couvrir de l’art le plus ingénieux,
leur indifférence pour une femme qu’ils n’aiment
point, & qui les aime, ou leur inconstance pour
une femme qu’ils n’aiment plus, & qui les aime
encore. Nous n’entendions pas parler de la Barre,
& ce silence, cette inaction, me paroissoient
aussi surprenans qu’ils pouvoient l’être. Je ne
voulois pas aller chez lui, & je souhaitois
cependant de lui parler. Je me rendis dans quelques
maisons où nous avions l’un & l’autre des
habitudes ; mais cette tentative fut vaine, on me
dit qu’il n’y avoit pas paru depuis plusieurs jours.
Je craignis qu’il ne fût parti pour la campagne ; ma
présomption se trouva fondée. Je me déterminai à
l’aller joindre sous un prétexte assez plausible. Je sçus qu’il alloit presque tous
les jours demander à dîner à un Gentilhomme de son
voisinage, qui étoit l’ami intime de mon pere ;
j’écrivis à ce Gentilhomme, que des raisons
particulieres me faisoient souhaiter une explication
avec la Barre sur un point qui lui importoit, sans
qu’il parût que j’eusse voulu me rencontrer avec
lui, & que je le priois de me faire avertir un
jour qu’il prévoiroit le posséder. Je n’oubliai pas
de lui recommander un profond silence jusqu’au
moment où il me verroit arriver, & de me
recevoir alors comme un homme qu’on attendroit &
qu’on auroit invité. Tout fut exécuté comme je le
desirois : j’arrivai fort tard afin que nul
empressement ne pût paroître. Je suis persuadé que
la Barre y fut trompé. Je vis que mon apparition le
fâchoit : il vint cependant m’embrasser, & dit
honnêtement à notre hôte qu’il lui faisoit une
surprise agréable. Je n’affectai ni
tristesse ni gaieté extérieure. Il falloit que tout
dans mon rôle fût naturel, & que la Barre ne
cessât pas un moment d’en être la dupe. Il le fut,
je vis qu’il l’étoit ; mais à sept heures du soir je
n’étois pas plus avancé qu’au moment de mon arrivée.
Le cruel m’évitoit, me fuyoit, & je commençois à
désespérer de pouvoir exécuter mon dessein. Mon
impatience eût été extrême si je n’avois pas été
distrait par quelque chose qui méritoit de
m’occuper. Le Gentilhomme chez qui nous étions avoit
auprès de lui une fille à qui on pouvoit dire que la
nature & l’art avoient tout donné. Je craignois
cet écueil pour la Barre. C’étoit un parti
convenable, & une personne charmante. Je voyois
mon ami fort empressé auprès d’elle ; il ne
paroissoit pas affecter cet empressement ; & le
pere, à qui il n’étoit pas moins visible qu’à moi,
sembloit le remarquer avec complaisance : tout cela
me faisoit rêver. Je sçavois qu’on
s’embarque bien aisément quand on est dans le dépit,
& je voyois ici le prétexte le plus séduisant.
Je sentis ce coup pour Mademoiselle de * * * comme
elle l’auroit senti elle-même. J’étois convaincu que
je ne pourrois jamais la consoler, comme Amant,
& il m’étoit affreux d’avoir toujours à la
plaindre comme ami. J’allois répondre, & son sang froid
choquant me fournissoit de quoi le confondre ; mais
nous fûmes interrompus par Monsieur &
Mademoiselle de Mesancour. Une connoissance
prématurée du cœur humain me fit juger par leurs
regards inquiets qu’ils avoient souffert à me
laisser aussi long-tems avec la Barre. Je compris
qu’ils avoient leurs desseins, & que
les plus grands obstacles au bonneur <sic> de
Mademoiselle de * * * n’étoient pas dans le cœur de
son Amant. Je me retirai accablé de tristesse, &
ne voyant en ce moment rien de mieux à faire, que
d’aller rêver au parti que j’avois à prendre,
c’est-à-dire, à celui qu’il falloit que Mademoiselle
de * * * prît. J’étois trop attaché à cette
malheureuse fille, pour permettre qu’il sortît pour
moi des espérances & des plaisirs du sein de ses
maux. Sans cette délicatesse extrême j’aurois pû
prendre les discours de la Barre pour des sentimens
refléchis & pour des autorités ; & après
avoir persuadé Mademoiselle de * * * qu’il ne
falloit plus qu’elle se livrât à de douces
illusions, tâcher de faire entrer l’amour dans son
cœur, sous les traits de l’amitié. Mais je n’étois
pas persuadé que la passion de la Barre fût
absolument éteinte ; & dans cette prévention,
mes moindres desirs eussent été
attentats. Je n’eus point à me combattre moi-même,
& mon devoir fut la seule chose que je
considerai. Cependant je ne m’imposai aucune loi
pour l’avenir ; la probité ne me demandoit point des
sacrifices, dont l’inutilité me fut démontrée ? La
Barre pouvoit s’engager dans de nouveaux nœuds, ou
rompre les siens à force de vouloir trouver de
l’avantage pour lui, dans cette rupture : alors il
me devenoit permis desonger <sic> à me faire
aimer. Ma disposition étoit donc de ne me pas
opposer à ce que la fortune voudroit faire pour moi,
après que j’aurois tout fait moi-même pour l’amitié.
En rentrant chez-moi, je trouvai un billet de Madame
de * * *, par lequel elle m’invitoit galamment à me
rendre chez elle le lendemain avant midi. Je passe
sur toutes les idées que ce billet put me faire
naître ; je me rendis à son invitation à l’heure
marquée.
Dialogue
Je
priai Monsieur de Mesancour d’attirer sa fille
dans les jardins afin que je pusse m’expliquer
avec la Barre comme je l’avois souhaité. Il le
fit. J’attendis pendant quelques momens que la
Barre me questionnât ; mais il ne m’y parut pas
disposé. Je rompis la glace & lui dis, que
Mademoiselle de Mesancour me paroissoit une
personne bien aimable. Elle l’est beaucoup de
caractere & de figure comme vous voyez, me
dit-il, & elle y joint les talens les plus
agréables, & tout l’esprit du monde :
C’estunadmirablenaturel <sic>, perfectionné
par une excellente éducation. On ne
peut pas dire plus en moins de mots, repris-je,
& elle seroit sûrement flattée de cet éloge.
Elle s’y montreroit peu sensible, répondit-il,
j’aurois dû encore la louer de sa modestie, car
elle en est remplie. . . . riche avec cela,
repris-je, & ayant, de plus, l’avantage d’une
naissance distinguée, elle court risque de trouver
peu de parti qui lui convienne ou qui lui
plaise. . . . Je crois, dit la Barre, que son pere
la destine à quelqu’un avec qui elle n’aura aucune
répugnance à se voir liée. . . . J’oserois presque
penser que c’est de vous que vous parlez,
répondis-je ; mais il faudroit croire que c’est
une confidence que vous voulez me faire, & je
m’imagine que ce seroit vous prêter des sentimens
que vous n’avez plus. . . . Je pourrois les avoir
encore & ne m’y pas livrer, répondit-il, je me
souviens que les confidences que je vous ai faites
étoient fort tristes : comment se
porte celle qui en étoit l’objet ! y a-t-il
long-tems que vous ne l’avez vûe ? . . . Je la vis
hier, & je la vois tous les jours ; il faut
bien que quelqu’un la console de ce qui lui
arrive. Oui, reprit-il, je conçois qu’elle a
besoin de consolation, si la raison ne l’a pas
encore guérie : cette pensée me fait souffrir tous
les jours pour elle ; je voudrois qu’elle pût
m’oublier. . . . Comment voulez-vous qu’elle vous
oublie ? Pour rendre ce miracle moins impossible,
il falloit lui cacher un peu mieux le desir que
vous en aviez : Ce n’est pas en désespérant une
femme qu’on obtient d’en être oublié. . .
J’espérois que vos conseils y seroient quelque
chose ; je connoissois votre raison & votre
amitié pour elle. . . . Je ne refuserai jamais de
vous obliger, répondis-je, mais j’aurois craint de
hâter des secours malheureux : je ne vous ai pas
supposé une ame assez inflexible pour croire que
vous puissiez l’abandonner sans
retour. . . . Ce n’est qu’ainsi que l’on doit
rompre, Monsieur ; on ne fait rien pour soi, &
l’on fait trop contre ce qu’on aime tant que l’on
conserve le caractere d’Amant, en disant toujours
qu’on y renonce ; les petites brouilleries sont
des foiblesses, & non pas des remedes : elles
détruisent l’estime, sans détruire l’amour, &
l’on devient tyran sans cesser d’être
esclave. . . . Ainsi, elle n’a plus rien à
attendre de vous ; vous avez fait toutes les
réflexions qui pouvoient vous guérir ; & votre
intérêt devient la seule loi que vous vouliez
reconnoître ? . . . Cette loi est exactement celle
de l’honneur, répondit-il ; je ne méritois pas une
femme aussi aimable ; je l’aurois rendu trop
malheureuse ; & si vous n’étiez pas trop
touché de ses larmes, vous sentiriez que mon
procédé dans tout ceci est celui d’un homme de
courage, qui ne veut pas faire acheter son cœur
par des tourmens. . . . Hélas !
repris-je, n’y avoit-il que cette façon de lui
rendre justice? Est-ce en l’immolant que vous
prétendez la sauver ?. . . Je prétens lui faire
connoître que de tous les chagrins que je pouvois
lui causer, j’ai sçu lui épargner du-moins les
plus longs & les plus sensibles. . . . Ah !
repris-je, le plus long & le plus grand de ses
maux sera de vous avoir perdu. . . . Je serai
toujours désespéré de le croire, dit-il ; mais
quand j’aurai fait mon devoir, j’estimerai assez
le motif qui m’a conduit, pour y chercher des
consolations dont je me croirai digne. . . .