Le Monde comme il est (Bastide): No. 37
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Feuille du Jeudi 12 Juin 1760.
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Brief/Leserbrief
Allgemeine Erzählung
Je la quittai en
prononçant ces mots enigmatiques. Une sombre
tristesse m’avoit dévoré depuis une heure ; mais une
tristesse plus grande m’attendoit à la porte de
l’antichambre. La femme-de-chambre de Mademoiselle
de * * *, qui parut se trouver sur mon passage, me
remit un paquet de lettres. Un noir pressentiment me
fit souhaiter de les pouvoir lire avant que de
sortir, & j’aurois donné tout au monde pour
jouir d’un moment de liberté ; mais le laquais qui
me reconduisoit m’étoit supect, & je ne voulois
rien hasarder. Si ce paquet avoit renfermé ma
destinée, il ne m’auroit pas été plus important de l’ouvrir. Je le décacherai en marchant,
mais la nuit étoit obscure, & jusqu’aux rigueurs
du Ciel, tout concouroit à me tourmenter. A vingt
pas de ma porte, je rencontrai une femme qui
marchoit à la foible lueur d’une petite lanterne ;
je l’abordai en la priant de s’arrêter un moment.
Elle me répondit qu’elle ne le pouvoit pas, que son
mari venoit de tomber en apoplexie, & qu’elle
couroit chez le Chirugien. Je n’insistai point,
& la laissai passer ; mais le désespoir de cette
femme, qui dans un autre moment m’auroit infiniment
touché, frappa à peine mes oreilles ; je ne pouvois
penser qu’aux lettres que j’avois à lire. Enfin
arrivé chez moi, je me livrai à mon impatience. Le
paquet renfermoit deux lettres, une de Mademoiselle
de * * * & l’autre de la Barre ; je l’avois
deviné, & j’avois pressenti ce que l’une &
l’autre renfermoient. Je lus d’abord la premiere.
Elle ne contenoit que vingt lignes ;
mais vingt traits qui auroient percé mon cœur ne
m’auroient pas été plus sensibles. La Barre venoit
de percer le sien par sa réponse, & elle me le
marquoit.
C’étoit à moi qui l’adorois, qu’elle confioit
tant d’amour pour un autre ? & elle attendoit de
mes soins le retour de cet Amant cruel ! tandis
qu’en usant simplement du droit des situations, je
pouvois mettre la mere dans mes intérêts, les
diviser encore, & leur porter des coups mortels,
elle m’estimoit assez pour se réfugier dans mon
cœur ; elle connoissoit l’excès de mon amour, &
c’étoit cet excès qui faisoit sa confiance. . . .
Oui, m’écrirai-je, elle recevra le prix du sentiment
le plus flateur ; nulle trahison ne
souillera jamais mon cœur, je l’adorerai comme mon
ouvrage. Si les passions rendent les hommes capables
de vices, c’est que la sensibilité de leur ame est
bornée ; la mienne me répond de moi ; je sens que
l’amour, même le plus malheureux, peut donner toutes
les vertus. . . .
Je connoissois trop le cœur que cette lettre
devoit accabler, pour ne pas le supposer aussi
déchiré en effet qu’il pouvoit l’être. Je passai une
nuit misérable & cruelle. Je voyois peu de
remede à une violence de sentimens aussi
marquée. Non que je craignisse que la Barre ne pût
être ramené ; mais à quel prix voudroit-il consentir
à l’être ? Il falloit bannir toute espérance
chimérique, & lire courageusement dans un cœur
qui nous montroit toutes ses passions : la Barre ne
pouvoit plus céder : le sort de Mademoiselle
de * * * étoit décidé : fuir avec son Amant, ou
renoncer à son amour, étoit le parti qu’elle avoit à
prendre. Lequel des deux lui conseiller. J’étois
persuadé qu’elle ne pouvoit se déterminer que par
moi, & j’allois être chargé de toute sa honte,
ou de toute sa douleur. . . . Je l’aimois trop
cependant pour consulter mes intérêts : souffrir
pour elle ne m’étoit rien, mais la voir souffrir
m’étoit beaucoup, & je ne devois pas douter que
le conseil que j’allois lui donner ne lui causât un
sensible chagrin. Je crus du-moins devoir suspendre
le coup qui la menaçoit. Je lui écrivis
que je ne voyois point encore un sujet de désespoir
décidé dans ce qui lui arrivoit ; qu’à la vérité il
falloit tout craindre de la pétulence & de
l’opiniâtreté de la Barre ; mais qu’il y avoit des
feux qu’une goutte d’eau pouvoit éteindre. Je
m’imagine, continuois-je, qu’en recourant à la
dissimulation, nous pouvons nous permettre quelque
espoir. Ne répondez point à votre cher persécuteur,
ne lui écrivez plus ; j’éviterai de mon côté de le
voir, & d’avoir aucune explication avec lui sur
votre silence ; peut-être que son amour propre en
sera blessé ; & si nous pouvons parvenir à lui
faire la moindre blessure, nous pouvons en attendre
plus de modération : patientons pendant quelques
jours, & souffrons dans le secret de nos cœurs :
le mien vous est dévoué pour jamais ; s’il pouvoit
sentir seul vos douleurs, vous n’auriez pas souffert
un seul moment. Je finissois ma lettre
par la promesse de guetter le moment où sa mere
sortiroit, pour m’aller affliger avec elle. Sa
réponse fut courte & précise.
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Brief/Leserbrief
« J’ai à peine la
force de vous apprendre le mauvais succès de vos
conseils : votre ami m’abandonne ; par sa lettre
que je joins ici vous verrez que c’est une rupture
réfléchie, un changement d’idées, un plan de
conduite tout nouveau ; & dans un homme comme
la Barre, tout ce qui est l’effet de la réflexion,
a une solidité fatale que rien ne peut altérer.
Dans cet état, je ne puis avoir recours qu’à vous,
détruisez ses raisons, par le témoignage de mon
désespoir : dites-lui, qu’en supposant qu’il pût
trouver son bonheur à vivre loin de moi, il ne lui
est pas permis de se rendre heureux aux dépens
d’une fille qui ne l’écouta & ne se rendit à
son amour, que parce qu’elle crut qu’il étoit incapable de changer : dites-lui que mon
sort est entierement dans ses mains ; que tous mes
vœux, quand il me rend infortunée, sont de voir
durer toujours la chaîne qui nous a liés ; que je
ne redoute point les chagrins pourvu qu’il m’aime
encore ; qu’il n’y a que son indifférence qui
puisse m’accabler, & que je mourrai sa
victime, si l’humanité en cette occasion lui donne
d’inutiles conseils. »
Metatextualität
Mais
lisons la lettre de la Barre. Elle étoit conçue en
ces termes :
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Brief/Leserbrief
« Je serois le plus
ingrat des hommes, si je n’étois satisfait &
flatté des regrets que vous voulez bien me
témoigner : je sçais qu’un cœur comme le vôtre
exprimeroit mal ce qu’il ne sentiroit point ;
& quand vous me tracez une image vive de vos
regrets, je dois être convaincu que c’est la
vérité qui vous inspire. Le même principe
d’honneur & de bonne foi va me dicter, malgré
ma reconnoissance, une réponse dont je serois bien
mécontent si je pouvois la refuser à
ma situation. Il ne se peut pas que vous y
discerniez la raison qui m’anime ; vous n’y
chercherez que des motifs que je suis incapable
d’avoir, & vous me croirez ingrat quand ce
n’est qu’à force d’amour que j’ai pu parvenir à
penser raisonnablement pour vous & moi. Je
vais m’expliquer ; puissiez-vous lire sans mépris,
ce que je ne puis vous confier sans douleur ! J’ai
bien refléchi, Mademoiselle, à ce que j’avois
exigé de vous, au chagrin dont je fus pénétré en
lisant votre réponse, au sentiment vainqueur qui
vous dicta les refus qui m’accablerent. J’ai
compris que notre caractere s’étoit montré dans
nos mouvemens, & cette connoissance doit être
aujourd’hui la regle de ma conduite. Est-ce
s’aimer que de chercher à se rendre malheureux ?
Si l’amour est capable de cette violence, nos ames
honnêtes & humaines ne lui doivent
que du mépris : s’il reconnoît pour un devoir le
soin si naturel de rendre heureux l’objet aimé,
nous devons respecter ses maximes, & nous
juger nous-mêmes quand nous les avons méprisées
dans nos procédés. Je commence par me juger le
premier, & par vous dire que d’un côté j’ai
trop exigé de vous, & que de l’autre, il me
seroit impossible d’exiger jamais moins. Passion
fougueuse, opiniâtreté volontaire, repentir
inutile, j’ai tout contre moi ; ainsi je suis
indigne de vous. Faites de même, Mademoiselle,
accusez-vous comme moi, ou plutôt permettez
qu’après vous être accusée comme vous avez fait,
je croye que vous appercevez une disproportion
infinie entre nos sentimens. Vous êtes infiniment
plus attachée à votre gloire qu’à l’Amant le plus
tendre ; & moi quand tout concourt à me
trahir, je ne puis respecter cette gloire autant que vous le voudriez, & je sens
que je serois toujours malheureux si je la
laissois triompher des droits que votre amour m’a
donnés. Daignez considérer l’énorme barriere que
la différence de nos opinions éleve entre nous,
vous conclurez que notre réunion devient
impossible. J’ai fait cette réflexion,
Mademoiselle ; mon cœur gémira long-tems de
l’empire qu’elle a pu prendre sur mon esprit ;
mais j’ai consulté votre intérêt, & j’ai senti
un courage qu’on trouve en soi quand on ne veut
pas être le tyran de ce qu’on aime. J’ose vous
déclarer ma résolution, parce que je veux ravir à
votre raison, la gloire de votre bonheur : tôt ou
tard elle vous eût dit que vous ne pouvez être
heureuse qu’avec un Amant moins tendre ou plus
délicat que moi, & je la préviens pour me
faire des consolations quand je renonce à vous
pour vous-même. Tout ce que je viens
d’écrire est pensé, combiné, réfléchi. Vous
m’accusâtes quelquefois d’opiniâtreté ! je ne suis
pas guéri de ce défaut, & je me sens incapable
de m’écarter jamais des principes qui viennent de
m’éclairer. Avant de me reprocher ma docilité à
les suivre sans retour, daignez vous demander si
l’on est bien coupable ou bien aveugle quand on
s’immole à la certitude de faire le malheur d’une
femme, par son obstination à l’aimer. Vous
m’estimerez comme généreux, au lieu de me haïr
comme ingrat; & cette estime, dont je jouirai
tous les jours de ma vie, me fera chérir à jamais
le souvenir de ma chaîne. »
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Brief/Leserbrief
« Je ferai toujours
tout ce que vous croirez avoir pensé de plus
raisonnable pour mon intérêt. Ma mere sortira à
quatre heures, & je suis convenue avec elle
que je ne l’accompagnerois pas. Je ne sçais
pourquoi elle m’accorde à présent avec si peu de
répugnance, ma liberté. J’en jouis sans définir
ses motifs ; je ne trouve plus que du malheur à
faire des réflexions : hélas ! je me vois pourtant
bien loin de la liberté de n’en pas faire. Mais
elles me sont douces avec vous ; & je pourrois
traiter la fortune de mal-adroite en voyant d’un
côté les coups qu’elle me porte, & de l’autre
les consolations qu’elle me laisse. »