Le Monde comme il est (Bastide): No. 36
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N°. 36. du mardi 10 Juin 1760.
Nous conclumes qu’elle écriroit à la Barre, ce
qu’elle fit sur le champ : je lus sa lettre. De
combien d’amour elle étoit remplie ? avec quelle
bonne fois elle s’accusoit ? combien son repentir
étoit tendre ? Il n’y a que l’amour qui apprenne à
se pénétrer ainsi de ses torts. La lettre partit,
mais la Barre n’étoit pas encore
rentré, & je ne pus jouir de sa réponse ; je dis
jouir, & ce mot peint toute la générosité de mon
cœur. Un autre que moi, peut-être, avec la plus
grande passion, voyant que l’orage commençoit à se
former sur leur tête, eût cru pouvoir le grossir
pour les diviser tout-à-fait ; mais un autre que moi
n’eût pas été capable d’aimer Mademoiselle de * * *
comme je l’aimois. Je la quittai en lui faisant
espérer un prompt raccommodement. Je n’en doutois
pas, après avoir lû ses sentimens & ses regrets
si tendrement exprimés. Mais elle avoit des
craintes, & je m’apperçus que je ne les
détruisois pas : en m’en parlant elle avoit les
larmes aux yeux. Qu’est-ce qui vous afflige, lui
dis-je, doutez-vous qu’il ne vous adore ? Je la tranquillisai un peu
avec ces paroles, & je prenois congé d’elle,
lorsque nous entendîmes le carrosse de Madame
de * * * entrer dans la cour. Il ne m’étoit pas
possible d’éviter sa présence, & je redoutois
cette rencontre. Sa fille étoit dans l’habitude de
venir au devant d’elle, je la suivis, & mes
genoux trembloient sous moi. Je fus bien-tôt
rassuré. Avec une
pareille prévention, il m’étoit impossible de
céder ; cependant je m’imaginai qu’elle pouvoit avoir mieux réfléchi aux avantages de ma
déclaration, & que c’étoit ce qui la rendoit si
honnête. Cette présomption me fit une résolution
nouvelle, & je lui dis que j’obéirois. Ce qui
contribua aussi à sa victoire, fut un regard de sa
fille ; j’avois compris que je l’obligerois en
restant, & ce qui étoit plaisir pour elle, étoit
toujours plaisir pour moi. Madame de * * * voulut
badiner sur cet engagement que j’avois dit que je ne
pouvois rompre. Elle me fit entendre que si j’avois
été sincere, la veille avec elle, je n’aurois pas eu
d’engagement. J’aurois pû lui répondre, quand une
femme comme vous a fait la sotise de refuser un
homme comme moi, cet homme ne doit plus la revoir ;
mais c’étoit à la mere de Mademoiselle de * * *
qu’il auroit fallu faire ce compliment incivil,
& je n’étois pas capable d’oublier le respect
infini que je lui devois à ce titre. Je ne me
souviens pas de tout ce que je répondis
à ses plaisanteries ; sans doute l’on ne fut jamais
plus bête & moins malin. Le mépris auprès de
quelques femmes donne de l’esprit, mais il y a un
certain mépris qui produit un effet contraire, &
c’étoit précisément celui que je sentois pour Madame
de * * *. Pendant que je cherchois mes réponses,
elle me parut recourir à ses charmes : une
femme-de-chambre fût appellée, on lui dit, mais
cela eût blessé l’amour propre le plus recalcitrant,
& je ne devois pas blesser. Il me fallut essuyer
la toilette & l’indécence les plus hardies.
J’aurois tout craint de sa témérité ; car je lui
supposois tous les vices, & je supposois encore,
comme je l’ai dit, qu’elle avoit réfléchi utilement
pour elle à la sotise qu’elle avoit faite la
veille ; heureusement j’étois gardé par
Mademoiselle de * * * qui étoit avec nous : il ne
m’en falloit pas moins pour me rassurer. On ne tarda
pas à servir, & je me sentis soulagé : pendant
tout le repas Madame de * * * ne cessa de faire
briller son esprit, & me prouva au plus juste
combien elle en avoit peu. Des lieux communs, des
répétitions, des coq-à-l’âne furent les traits qui
caractériserent son génie ; elle dit du mal de tout
le monde, & sa méchanceté même fut commune : il
me prit une furieuse envie d lui rompre en visiere ;
car elle croyoit m’enchanter, & sa sécurité
m’avilissoit ; mais je sçus toujours me contraindre.
Enfin nous sortîmes de table. je regardai bien vîte
à ma montre, & je vis que je ne pouvois pas
encore décemment me retirer. Je souffrois exactement
le matyre. Qui m’eût dit que j’aurois pu être fâché
da passer deux heures de plus avec Mademoiselle
de * * * ? sans ce que j’éprouvois, je
ne l’aurois jamais pu croire. Je n’étois pas au bout
de mon martyre. Une femme-de-chambre vint parler à
l’oreille à Mademoiselle de * * * & celle-ci
sortit un moment après. Ma premiere pensée fut que
sa mere lui avoit fait dire de nous laisser seuls.
Je me trouvois pour lors assis auprès d’elle ; je
tremblai, & ne pus m’empêcher de me lever.
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Brief/Leserbrief
Allgemeine Erzählung
Dialog
balancer du moins
l’autorité des refus dont elle alloit être payée,
& il paroit que vous n’y avez apperçu que ce
que votre gloire pouvoit y condamner. . . J‘ai cru
devoir répondre ainsi, reprit-elle, parce que ne
voulant jamais lui accorder le sacrifice qu’il
exigeoit, ni le lui laisser espérer, c’eût été le
tromper que de ne lui montrer que la moitié de mes
motifs. . . Vos motifs, Mademoiselle, étoient plus
respectables que les siens, mais ils nétoient
<sic> pas plus naturels, & comme tels,
les siens méritoient ces ménagemens indispensables
que la raison doit toujours à l’amour. . . J’en
conviens, reprit-elle, mais j’ai craint ma
foiblesse, j’ai craint les trahisons de ce même
amour qui abuse toujours des égards qu’on lui
montre ; hélas, il n’en exige que pour en
abuser. . . . Cela est vrai, Mademoiselle, mais
quand on a fait cette réflexion, on
est déja bien forte contre le danger qu’elle
éclaire, & l’on ne doit plus craindre d’y
succomber : on doit alors compter un peu sur soi,
& montrer du-moins du regret de devoir plus à
sa gloire qu’à son amant. . . . C’est ce que j’ai
voulu faire, poursuivit-elle, & vous concevez
que ce seroit me juger ; avec trop de sévérité que
d’en douter mais malgré moi je pensois à sa
proposition, malgré moi je sentois ma foiblesse,
malgré moi je m’occupois de ce qu’elle auroit de
deshonnorant pour moi ; & de deux etrêmités,
j’ai cru devoir préférer celle dont les suites me
rendroient moins indigne de lui. Vous sçavez
combien je l’aime ? Il est certain que si je ne
m’étois pas armée contre lui d’une rigueur
étrangere à mon cœur, il auroit insisté avec tout
l’avantage que je lui aurois donné sur moi, &
qu’à présent je toucherois au moment le plus
redoutable, le plus affreux de ma vie. . . . Je
venois vous gronder, lui dis-je, &
vous me désarmez ; la raison dans votre bouche
prend tout l’empire du sentiment ; vous m’inspirez
ce que vous dites : Mais la Barre ne pense pas
comme moi ; il vous adore, & vous l’aimez ; il
a le droit de combattre vos raisons, peut-être
aussi qu’il adore en vous ces raisons comme des
attraits nouveaux ; mais vos attraits sont son
partage ; en l’aimant vous les lui avec soumis,
& il peut s’offenser, qu’en lui refusant le
plaisir d’en jouir, vous ne paroissiez pas même
prévoir le chagrin que vous lui causez.
Dialog
Oui, répondit-elle, il
m’aime véritablement, mais son amour est cruel,
vous ne sçavez pas combien on le ramene
difficilement. . . . C’est une chose
que vous devez lui pardonner, repris-je ; les
défauts d’un Amant ne sont que de l’amour : un
jour peut-être vous vous plaindrez d’un excès
contraire ; je verrai également couler vos larmes,
& il me sera plus difficile de les essuyer :
de tous les maux qu’un Amant peut faire souffrir à
une femme comme vous, le refroidissement est le
plus sensible.
Dialog
Ah ! vous
voilà, Monsieur, me dit-elle d’un air riant, je
plaignois ma fille d’avoir voulu rester seule,
mais je vois bien qu’elle a dû s’amuser ; je ne la
plains plus. Une profonde révérence
fut toute ma réponse. Que répondre en effet à un
pareil compliment après la conversation que nous
avions eue ensemble ? Une confusion singuliere de
pensées me rendit fort sot, pendant un
quart-d’heure. Après un supplice qui me parut bien
long, je voulus me retirer ; elle m’en empêcha en
me disant qu’elle se flatoit que je lui ferois
l’honneur de soûper avec elle : je regardois
toutes ces honnêtetés comme des artifices affreux,
& je me hatai de répondre que j’avois un
engagement indispensable. Oh, dit elle, vous le
romprez ; ma fille a joui de votre conversation,
Monsieur, il est juste que j’aie le même avantage
qu’elle. . . Impudente, m’écrirai-je
intérieurement, tu veux jouir de l’embarras d’un
tendre ami qui protége tes victimes, pour
l’immoler demain avec elles. . . .
Dialog
Mademoiselle, je veux me
deshabiller, & moi j’aurois dit volontiers,
Madame, attendez que je sois sorti, voulez-vous me
montrer les plus équivoques appas ;
Dialog
Elle s’imagina que je
voulois partir, & me dit qu’il étoit encore de
bonne heure. Je répondis machinalement que je
craignois de l’ennuier : oh ! vous ne m’ennuirez
jamais, me dit-elle en minaudant ; quoique j’aie
résisté hier à l’occasion que vous m’offriez de
m’amuser beaucoup, je n’en sçais pas moins combien
vous avez d’esprit : de l’esprit ! Madame ; je ne
m’en connois point ; mais quand même j’en aurois
comme tout le Monde, ce ne seroit pas assez pour
pouvoir vous amuser, ni pour me croire
amusant. . . . On l’est bien plus quand on croit
ne pas l’être, reprit-elle ; il échappe mille
choses simples, qui aujourd’hui ont le droit de
charmer : car l’esprit & la fureur d’en
montrer ont tout gâté. (Cette phrase n’étoit pas
d’elle, & d’ailleurs elle définissoit la
modestie & non pas l’agrément ; mais elle n’en
sçavoit pas assez pour bien faire une définition).
Votre bonté vous abuse, Madame, lui répondis-je ;
je ne suis rien de ce que vous dites, ni de ce que
vous croyez : non, reprit-elle, je ne m’abuse
point ; mais la justice que je vous rends peut
vous étonner, hier je ne me montrai pas si
équitable. . . . Elle vouloit toujours revenir à
cette déclaration dont elle avoit si mal profité.
Oublions, Madame, tout ce que j’ai eu le malheur
de vous dire hier ; vous m’avez guéri du défaut de
sentir trop promptement. . . . Ce n’est pas un
défaut, Monsieur ; j’ai acquis le droit de vous
faire estimer votre cœur, & je
veux que vous pensiez que par cette même qualité
que vous vous reprochez, vous méritez de plaire à
la femme la plus sage. . . . Madame, répondis-je
méchamment, la femme la plus sage, c’est vous,
& je ne vous ai pas plu ; je sçais à présent
ce que je dois penser de moi, vous me l’avez
appris, & j’ai la bonne foi de vous en
remercier. Non, Monsieur, ne croyez pas cela, j’ai
résisté à l’amour sans être aveugle, ni même
indifférente ; j’ai très-bien jugé de ce que vous
valiez, & de ce que vous pouviez être pour
moi ; mais j’ai voulu vous faire un bonheur plus
grand, que celui auquel vous aviez la modestie de
borner vos vœux : Nous parlerons de cela quand
vous voudrez, & je parviendrai aisément à vous
détromper. . . . Madame, il est trop tard pour
vous demander à présent ces détails intéressans ;
je me souviendrai de votre promesse, & je
viendrai incessamment vous la rappeller.
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