Le Monde comme il est (Bastide): No. 35
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Feuille du Samedi 7 Juin 1760.
Level 2
Metatextuality
Suite de la Feuille précédente.
Level 3
Letter/Letter to the editor
General account
Je fus obligé d’informer
la Barre du mauvais succès de mes desseins. Toutes
les idées de vengeance s’offrirent à son esprit : Je
n’ai jamais vû un homme si peu maître de lui. Je
lus en effet un billet de dix à douze lignes dont je
ne fus pas content. Avant de condamner celle qui
l’avoit écrit, je voulus sçavoir comment étoit
conçue la lettre dont il étoit la réponse. Je
trouvai que la Barre avoit raison de se plaindre.
Dans un moment de désespoir, il lui
avoit proposé de passer avec lui dans le pays
étranger. Tout ce qui peut faire excuser la témérité
d’une pareille proposition étoit prodigué dans sa
lettre avec les plus tendres sermens, & les
instances les plus vives : tout y excusoit un Amant
à qui on a ravi jusqu’à l’espérance. Mademoiselle
de * * *, dans sa réponse, ne paroissoit sentir que
la nécessité de respecter sa gloire, elle voyoit
même de l’espoir où il n’y avoit que du desir, &
elle s’offensoit de l’audace de cet espoir : on
pouvoit la soupçonner d’avoir autant de vanité que
de vertu. Je prononçai contre elle, en osant
cependant l’excuser. A le voir on eût cru que tout son
amour venoit de s’evanouir. Il ne me parla plus
qu’avec un sang froid étonnant. Etrange destinée de
notre cœur qui reçoit en esclave les loix
momentanées de notre imagination lorsqu’elle
fermente, & qui ne reprend ensuite ses droits
& son indépendance que pour se reprocher la
foiblesse d’avoir cédé. Nous nous
quittâmes sans même avoir pris un jour
pour nous revoir ; il me parut très-déterminé à
suivre sa folle idée. Il ne m’avoit pas dit si
Mademoiselle de * * * étoit instruite de sa
résolution ; & dans cette incertitude, je
n’osois aller chez elle. D’un côté c’étoit une
triste nouvelle à lui apprendre, & de l’autre,
c’étoit la tromper que de la lui laisser ignorer.
Une autre considération contribuoit à me jetter dans
l’embarras. Mademoiselle de * * * étoit
repréhensible par la lettre qu’elle avoit écrite ;
elle l’ignoroit, sa sécurité pouvoit se perpétuer ;
il étoit nécessaire qu’elle fût désabusée. La Barre
pouvoit à tout moment lui écrire qu’il rompoit avec
elle, & lui apprendre pourquoi il rompoit : il
étoit à craindre que se croyant irreprochable, elle
n’employât, pour justifier sa conduite, les mêmes
autorités & le même style qui avoient blessé son
Amant ; & si cela étoit, il ne falloit plus
espérer de ramener la Barre qu’en se
soumettant ensuite à toutes ses volontés : il étoit
donc nécessaire d’éviter ce dernier malheur. Pour
agir plus sûrement, je me rendis chez lui dans le
dessein de le questionner ; mais je ne le trouvai
pas. Les momens étoient précieux. J’allai chez elle.
Madame de * * * étoit sortie, je craignois sa
rencontre, & me trouvai fort soulagé en
apprenant qu’elle ne compteroit pas les momens de ma
visite. Mademoiselle de * * * me reçut comme une
personne très-impatiente de soulager son cœur.
Dialogue
C’est à présent, me
dit-il, que je dois m’armer contre elle du mépris
qu’elle inspire. J’aurai mon tour, mon ami,
j’aurai mon tour ; crois qu’une femme impudente
n’est pas née pour nous faire la loi ; j’irois en
ce moment chez elle, si dans le trouble où je suis
je pouvois imaginer quelque chose dont je dûsse
être content. Je modere mes transports pour
signaler ma haine ; il m’en coûte de lui laisser le tems de me braver en secret ;
mais crois que le coup en sera plus terrible. . .
Quel coup peux-tu lui porter lui dis-je, ah ! Si
elle te hait, les éclats de ta fureur sont des
triomphes pour elle. Non, elle ne me hait pas,
reprit-il, en me serrant fortement la main, c’est
un amour changé en rage ; tu ne l’a pas vûe dans
ses transports, je suis gravé pour jamais dans son
ame vicieuse, j’ai peint à ses sens un bonheur
dont la suite l’agite sans cesse, & ses
fureurs ne sont que des desirs : Si je m’offrois à
sa vûe elle tomberoit à mes genoux, sois-en
convaincu, & si tu en doutes, je te donnerai
le plaisir de la connoître. . . A quoi te menera
cette épreuve ? lui dis-je : à me venger. Fatale
douceur, m’écriai-je ; songe que tu te perds,
& que sa fille infortunée. . . Je ne songe à
rien, reprit-il ; on m’a rendu barbare ; on a
trahi mes vœux ; & me sentimens les plus
violens sont les plus légitimes : oui, & la
fille & lamere <sic> sont
également mes bourreaux. C’est à quoi je
songerois, si je voulois reflechir. . . . Voilà un
langage bien étrange, lui dis-je, quoi le cœur le
plus tendre, l’Amante la plus intrépide, l’héroïne
même du sentiment. . . Ce portrait est trop beau,
reprit-il, efface des traits qu’elle n’a plus, ou
qu’elle n’eut jamais. Nous la jugeâmes dans un
état tranquille : Connois les femmes. Dans cet
état, où de simples regards payent nos plus
tendres soins, où elles n’ont point de sacrifices
à faire, où un rien, un mot, un soupir, nous
abusent & nous transportent, elles aiment, ou
croyent aimer : mais le calme est un tems peu
propre pour juger de leur tendresse ; ce tems est
à peine changé, que le moindre vent dissipe le
nuage qui déroboit leur cœur à notre
connoissance : Il faut entendre sur cela les
malheureux qui ont eu besoin de leur courage,
helas ! ainsi que moi, ils ont presque tous
éprouvé, que leur sang est incapable
de fermenter par l’amour. . . . Je suis obligé de
te contrarier, lui dis-je, & de faire toujours
quelque chose qui te déplaise : si ton erreur
étoit nécessaire à ton bonheur, ou pouvoit même te
guérir d’une passion fatale, je te la laisserois,
toute offensante qu’elle est, pour l’objet que je
respecte le plus sur la terre ; mais je suis
convaincu que rien ne peut te guérir, & que
tes outrages sont des malheurs pour toi : sur quoi
établis-tu tes plaintes singulieres ? Sur quoi ?
répondit-il, sur-tout ce qu’il peut y avoir de
plus convaincant. Lis cette lettre, & prononce
sur mes opinions quand tu l’auras lûe.
Dialogue
Elle a tort, lui dis-je : quand on aime, le seul
sentiment qu’on doive laisser paroître avec éclat,
c’est l’amour ; ses droits sont avant ceux de la
gloire, ou du-moins la gloire ne doit s’armer
qu’avec autant de regret que de modestie contre
un sentiment qui veut l’assujettir.
Nul objet dans l’univers ne mérite autant d’égards
qu’un Amant qui, en exigeant le sacrifice de la
vertu, a sçu prévenir le soupçon de témérité qu’il
pouvoit faire naître. Mais imagine-toi ce que
c’est qu’une fille élevée dans des maximes
séveres, étourdie des menaces du mépris, craignant
l’inconstance des hommes, connoissant
l’ingratitude dont ils sont capables envers une
femme qui a tout fait pour eux. Ses devoirs
l’arrêtent, ses dangers l’effrayent ; & dans
la crainte de céder à sa propre foiblesse, elle
s’arme de rigueurs étrangeres pour s’épouvanter
elle-même. . . Tu es aussi bon avocat que bon ami,
me dit la Barre ; mais sa cause est perdue, &
j’ai prononcé contre elle sans retour, en
l’adorant. J’ai vû l’avenir que sa froideur me
préparoit : je viens encore d’y rêver pendant que
tu parlois, & je prens mon parti avec une
tranquillité qui me prouve que la fortune me sourit & m’appelle à un autre
bonheur.
Dialogue
Je lui dis tout ce qu’il y avoit de plus propre à
l’éclairer, j’y perdis mon éloquence. Il voulut
même terminer la conversation. Je me plaignis de
la promptitude de ses mouvemens ; car, lui dis-je,
ce n’est ici qu’un mouvement, tu es emporté &
n’es pas résolu : il n’est pas possible que tu
veuilles rompre pour jamais avec une fille
charmante & que tu adores, parce qu’elle aura
eu de l’honneur. . . L’honneur n’offense point
l’amour, répondit-il, il le flate au contraire ;
& quand la résistance qu’il oppose
paroît coûter des regrets, l’Amant est consolé en
secret en se croyant très-malheureux. Mais quand
ce n’est pas à lui que l’on a affaire, quand on
distingue un sentiment de vanité dans le cœur
qu’on ne peut attendrir, la résistance est
hypocrisie & outrage ; & rompre alors,
c’est obéir à la loi de l’honneur : Un Amant qui
se laisse offenser mérite qu’on l’offense encore
plus quand il aura pardonné. . . . J’en conviens,
lui dis-je ; mais l’offense ici est bien
légere. . . . Légere ? reprit-il, vous n’avez pas
mon cœur pour en juger : elle connoissoit ce cœur
brûlé d’amour : s’il est trop tendre & trop
prompt à s’irriter, elle l’a justifié vingt fois
en se félicitant d’être aimée avec fureur ;
c’étoit alors le tems des transports & de la
vérité ; aujourd’hui son amour n’est plus
qu’habitude, il s’affoiblit par degrés, & je
gagerois même, que le souvenir des sentimens
qu’elle eut, l’étonne toutes les fois
qu’il s’offre à son esprit, & n’est plus pour
elle qu’un sujet de regrets. . . . Elle ne
mériteroit pas les vôtres, repris-je, si cette
définition lui convenoit ; mais je suis sûr que
vous êtes dans l’erreur, & je lui aurai à
peine parlé. . . . Non, ne lui parlez pas, tout
est décidé ; je veux être tranquille, je veux
l’oublier. Ma prévention peut être fausse ; mais
ma résolution est raisonnable ; je ne puis plus
l’aimer sans me rendre malheureux. Si je l’ai
soupçonnée trop promptement, j’ai le défaut de la
défiance, & je ne dois jamais attendre de
bonheur ; si mon dépit est fondé, je ne puis
rompre trop tôt, j’aurois toujours à me plaindre,
je croirois le devoir ; & de nouveaux orages
se formeroient sans cesse sur nos têtes pendant
que l’amour dissiperoit celui que le moment auroit
formé. . . . J’eus beau le combattre, il ne voulut
jamais penser autrement.
Dialogue
Ah ! bon Dieu, me
dit-elle, que vous êtes rare, pouvez vous me
laisser livrée à moi-même dans l’état où je
suis ? . . . A chaque instant je voudrois être
avec vous, répondis-je, mes momens me sont des
siécles quand je pense que vous avez besoin de
moi ; mais Madame votre mere mesure ceux que je
donne à l’amitié, & il est à craindre. . . .
Bon, ma mere est dans la sécurité la
plus parfaite, elle vous estime infiniment, ce
matin elle me parloit de vous dans les termes les
plus distingués. . . . demain elle changera de
langage, lui dis-je, peut-elle estimer quelqu’un ?
Ses louanges cachent un artifice, défiez-vous en.
Quelle supplice, reprit-elle ; il faudra donc
toujours marcher avec un masque, ou craindre d’en
rencontrer ? Je suis bien peu faite pour la
dissimulation. . . . ainsi qu’à vous elle m’est
odieuse, Mademoiselle ; cependant je vous
gronderai de l’avoir trop méprisée avec la Barre,
& je ne puis vous cacher que vous êtes fort
mal avec lui. Ah ! reprit-elle, si je lui ai déplu
je suis coupable, & votre leçon va rester
gravée dans mon cœur : mais que m’est-il donc
échappé dont il puisse se plaindre ? Vous avez
fait, Mademoiselle, une réponse bien
inconsidérée ; j’ai lû sa lettre, elle méritoit de
<sic>