Référence bibliographique: Jean-François de Bastide (Éd.): "No. 35", dans: Le Monde comme il est (Bastide), Vol.2\005 (1760), pp. 49-60, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2509 [consulté le: ].


Niveau 1►

Feuille du Samedi 7 Juin 1760.

Niveau 2► Metatextualité► Suite de la Feuille précédente. ◀Metatextualité

Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► Récit général► Je fus obligé d’informer la Barre du mauvais succès de mes desseins. Toutes les idées de vengeance s’offrirent à son esprit : Je n’ai jamais vû un homme si peu maître de lui. Dialogue► C’est à présent, me dit-il, que je dois m’armer contre elle du mépris qu’elle inspire. J’aurai mon tour, mon ami, j’aurai mon tour ; crois qu’une femme impudente n’est pas née pour nous faire la loi ; j’irois en ce moment chez elle, si dans le trouble où je suis je pouvois imaginer quelque chose dont je dûsse être content. Je modere mes transports pour signaler ma haine ; il m’en coûte de lui [50] laisser le tems de me braver en secret ; mais crois que le coup en sera plus terrible. . . Quel coup peux-tu lui porter lui dis-je, ah ! Si elle te hait, les éclats de ta fureur sont des triomphes pour elle. Non, elle ne me hait pas, reprit-il, en me serrant fortement la main, c’est un amour changé en rage ; tu ne l’a pas vûe dans ses transports, je suis gravé pour jamais dans son ame vicieuse, j’ai peint à ses sens un bonheur dont la suite l’agite sans cesse, & ses fureurs ne sont que des desirs : Si je m’offrois à sa vûe elle tomberoit à mes genoux, sois-en convaincu, & si tu en doutes, je te donnerai le plaisir de la connoître. . . A quoi te menera cette épreuve ? lui dis-je : à me venger. Fatale douceur, m’écriai-je ; songe que tu te perds, & que sa fille infortunée. . . Je ne songe à rien, reprit-il ; on m’a rendu barbare ; on a trahi mes vœux ; & me sentimens les plus violens sont les plus légitimes : oui, & la fille & [51] lamere <sic> sont également mes bourreaux. C’est à quoi je songerois, si je voulois reflechir. . . . Voilà un langage bien étrange, lui dis-je, quoi le cœur le plus tendre, l’Amante la plus intrépide, l’héroïne même du sentiment. . . Ce portrait est trop beau, reprit-il, efface des traits qu’elle n’a plus, ou qu’elle n’eut jamais. Nous la jugeâmes dans un état tranquille : Connois les femmes. Dans cet état, où de simples regards payent nos plus tendres soins, où elles n’ont point de sacrifices à faire, où un rien, un mot, un soupir, nous abusent & nous transportent, elles aiment, ou croyent aimer : mais le calme est un tems peu propre pour juger de leur tendresse ; ce tems est à peine changé, que le moindre vent dissipe le nuage qui déroboit leur cœur à notre connoissance : Il faut entendre sur cela les malheureux qui ont eu besoin de leur courage, helas ! ainsi que moi, ils ont presque tous éprouvé, [52] que leur sang est incapable de fermenter par l’amour. . . . Je suis obligé de te contrarier, lui dis-je, & de faire toujours quelque chose qui te déplaise : si ton erreur étoit nécessaire à ton bonheur, ou pouvoit même te guérir d’une passion fatale, je te la laisserois, toute offensante qu’elle est, pour l’objet que je respecte le plus sur la terre ; mais je suis convaincu que rien ne peut te guérir, & que tes outrages sont des malheurs pour toi : sur quoi établis-tu tes plaintes singulieres ? Sur quoi ? répondit-il, sur-tout ce qu’il peut y avoir de plus convaincant. Lis cette lettre, & prononce sur mes opinions quand tu l’auras lûe. ◀Dialogue

Je lus en effet un billet de dix à douze lignes dont je ne fus pas content. Avant de condamner celle qui l’avoit écrit, je voulus sçavoir comment étoit conçue la lettre dont il étoit la réponse. Je trouvai que la Barre avoit raison de se plaindre. Dans [53] un moment de désespoir, il lui avoit proposé de passer avec lui dans le pays étranger. Tout ce qui peut faire excuser la témérité d’une pareille proposition étoit prodigué dans sa lettre avec les plus tendres sermens, & les instances les plus vives : tout y excusoit un Amant à qui on a ravi jusqu’à l’espérance. Mademoiselle de * * *, dans sa réponse, ne paroissoit sentir que la nécessité de respecter sa gloire, elle voyoit même de l’espoir où il n’y avoit que du desir, & elle s’offensoit de l’audace de cet espoir : on pouvoit la soupçonner d’avoir autant de vanité que de vertu.

Je prononçai contre elle, en osant cependant l’excuser. Dialogue► Elle a tort, lui dis-je : quand on aime, le seul sentiment qu’on doive laisser paroître avec éclat, c’est l’amour ; ses droits sont avant ceux de la gloire, ou du-moins la gloire ne doit s’armer qu’avec autant de regret que de modestie contre [54] un sentiment qui veut l’assujettir. Nul objet dans l’univers ne mérite autant d’égards qu’un Amant qui, en exigeant le sacrifice de la vertu, a sçu prévenir le soupçon de témérité qu’il pouvoit faire naître. Mais imagine-toi ce que c’est qu’une fille élevée dans des maximes séveres, étourdie des menaces du mépris, craignant l’inconstance des hommes, connoissant l’ingratitude dont ils sont capables envers une femme qui a tout fait pour eux. Ses devoirs l’arrêtent, ses dangers l’effrayent ; & dans la crainte de céder à sa propre foiblesse, elle s’arme de rigueurs étrangeres pour s’épouvanter elle-même. . . Tu es aussi bon avocat que bon ami, me dit la Barre ; mais sa cause est perdue, & j’ai prononcé contre elle sans retour, en l’adorant. J’ai vû l’avenir que sa froideur me préparoit : je viens encore d’y rêver pendant que tu parlois, & je prens mon parti avec une tranquillité qui me prouve que la for-[55]tune me sourit & m’appelle à un autre bonheur. ◀Dialogue

A le voir on eût cru que tout son amour venoit de s’evanouir. Il ne me parla plus qu’avec un sang froid étonnant. Etrange destinée de notre cœur qui reçoit en esclave les loix momentanées de notre imagination lorsqu’elle fermente, & qui ne reprend ensuite ses droits & son indépendance que pour se reprocher la foiblesse d’avoir cédé. Dialogue► Je lui dis tout ce qu’il y avoit de plus propre à l’éclairer, j’y perdis mon éloquence. Il voulut même terminer la conversation. Je me plaignis de la promptitude de ses mouvemens ; car, lui dis-je, ce n’est ici qu’un mouvement, tu es emporté & n’es pas résolu : il n’est pas possible que tu veuilles rompre pour jamais avec une fille charmante & que tu adores, parce qu’elle aura eu de l’honneur. . . L’honneur n’offense point l’amour, répondit-il, il le flate au contraire ; & quand [56] la résistance qu’il oppose paroît coûter des regrets, l’Amant est consolé en secret en se croyant très-malheureux. Mais quand ce n’est pas à lui que l’on a affaire, quand on distingue un sentiment de vanité dans le cœur qu’on ne peut attendrir, la résistance est hypocrisie & outrage ; & rompre alors, c’est obéir à la loi de l’honneur : Un Amant qui se laisse offenser mérite qu’on l’offense encore plus quand il aura pardonné. . . . J’en conviens, lui dis-je ; mais l’offense ici est bien légere. . . . Légere ? reprit-il, vous n’avez pas mon cœur pour en juger : elle connoissoit ce cœur brûlé d’amour : s’il est trop tendre & trop prompt à s’irriter, elle l’a justifié vingt fois en se félicitant d’être aimée avec fureur ; c’étoit alors le tems des transports & de la vérité ; aujourd’hui son amour n’est plus qu’habitude, il s’affoiblit par degrés, & je gagerois même, que le souvenir des sentimens qu’elle eut, [57] l’étonne toutes les fois qu’il s’offre à son esprit, & n’est plus pour elle qu’un sujet de regrets. . . . Elle ne mériteroit pas les vôtres, repris-je, si cette définition lui convenoit ; mais je suis sûr que vous êtes dans l’erreur, & je lui aurai à peine parlé. . . . Non, ne lui parlez pas, tout est décidé ; je veux être tranquille, je veux l’oublier. Ma prévention peut être fausse ; mais ma résolution est raisonnable ; je ne puis plus l’aimer sans me rendre malheureux. Si je l’ai soupçonnée trop promptement, j’ai le défaut de la défiance, & je ne dois jamais attendre de bonheur ; si mon dépit est fondé, je ne puis rompre trop tôt, j’aurois toujours à me plaindre, je croirois le devoir ; & de nouveaux orages se formeroient sans cesse sur nos têtes pendant que l’amour dissiperoit celui que le moment auroit formé. . . . J’eus beau le combattre, il ne voulut jamais penser autrement. ◀Dialogue Nous nous quittâmes sans [58] même avoir pris un jour pour nous revoir ; il me parut très-déterminé à suivre sa folle idée.

Il ne m’avoit pas dit si Mademoiselle de * * * étoit instruite de sa résolution ; & dans cette incertitude, je n’osois aller chez elle. D’un côté c’étoit une triste nouvelle à lui apprendre, & de l’autre, c’étoit la tromper que de la lui laisser ignorer. Une autre considération contribuoit à me jetter dans l’embarras. Mademoiselle de * * * étoit repréhensible par la lettre qu’elle avoit écrite ; elle l’ignoroit, sa sécurité pouvoit se perpétuer ; il étoit nécessaire qu’elle fût désabusée. La Barre pouvoit à tout moment lui écrire qu’il rompoit avec elle, & lui apprendre pourquoi il rompoit : il étoit à craindre que se croyant irreprochable, elle n’employât, pour justifier sa conduite, les mêmes autorités & le même style qui avoient blessé son Amant ; & si cela étoit, il ne falloit plus espérer de [59] ramener la Barre qu’en se soumettant ensuite à toutes ses volontés : il étoit donc nécessaire d’éviter ce dernier malheur. Pour agir plus sûrement, je me rendis chez lui dans le dessein de le questionner ; mais je ne le trouvai pas. Les momens étoient précieux. J’allai chez elle. Madame de * * * étoit sortie, je craignois sa rencontre, & me trouvai fort soulagé en apprenant qu’elle ne compteroit pas les momens de ma visite. Mademoiselle de * * * me reçut comme une personne très-impatiente de soulager son cœur. Dialogue► Ah ! bon Dieu, me dit-elle, que vous êtes rare, pouvez vous me laisser livrée à moi-même dans l’état où je suis ? . . . A chaque instant je voudrois être avec vous, répondis-je, mes momens me sont des siécles quand je pense que vous avez besoin de moi ; mais Madame votre mere mesure ceux que je donne à l’amitié, & il est à craindre. . . . Bon, [60] ma mere est dans la sécurité la plus parfaite, elle vous estime infiniment, ce matin elle me parloit de vous dans les termes les plus distingués. . . . demain elle changera de langage, lui dis-je, peut-elle estimer quelqu’un ? Ses louanges cachent un artifice, défiez-vous en. Quelle supplice, reprit-elle ; il faudra donc toujours marcher avec un masque, ou craindre d’en rencontrer ? Je suis bien peu faite pour la dissimulation. . . . ainsi qu’à vous elle m’est odieuse, Mademoiselle ; cependant je vous gronderai de l’avoir trop méprisée avec la Barre, & je ne puis vous cacher que vous êtes fort mal avec lui. Ah ! reprit-elle, si je lui ai déplu je suis coupable, & votre leçon va rester gravée dans mon cœur : mais que m’est-il donc échappé dont il puisse se plaindre ? Vous avez fait, Mademoiselle, une réponse bien inconsidérée ; j’ai lû sa lettre, elle méritoit de <sic> ◀Dialogue ◀Récit général ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3 ◀Niveau 2 ◀Niveau 1