Cita bibliográfica: Jean-François de Bastide (Ed.): "No. 29", en: Le Monde comme il est (Bastide), Vol.1\029 (1760), pp. 337-348, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2503 [consultado el: ].


Nivel 1►

Feuille du Samedi 24 Mai 1760.

Nivel 2► Metatextualidad► Extrait d’une lettre que je reçus il y a deux jours. ◀Metatextualidad

Nivel 3► Carta/Carta al director► « Ces deux accidens 1 firent naître une dispute dans la maison où je soupois. Quelqu’un qu’on pourroit accuser d’avoir reçu en idées Métaphysiques, toute la portion d’esprit que la nature distribue communément aux [338] hommes, demanda lequel de ces deux maris étoit plus à plaindre dans le principe du malheur qui leur étoit arrivé. La question fut d’abord examinée légerement, & tout le monde dit son avis, sans prétendre prononcer. Mais il y eut deux opinions qui ne s’envolerent pas comme les nôtres. La discussion fut longue, & cependant on ne conclut rien. J’écoutois très-attentivement, & il me parut que les deux combattans avoient raison. Je le leur dis, & ils furent mécontens tous deux. Ils voulurent être jugés à la pluralité des voix ; mais de dix que nous étions, les uns n’avoient pas assez bien écouté, les autres, pas assez bien compris, pour juger sainement. La Maîtresse de la maison le leur dit, s’accusa la premiere, & exigea avant que d’ériger sa maison en Aréopage, que chacun d’eux rassemblât toutes ses pensées & les écrivît avec quel-[339]que ordre. L’expédient fut trouvé très-sage. On a écrit ; & voici, Monsieur, ces deux dissertations que je vous envoye par estime pour votre personne, & dans l’intention de les voir aussi publiques qu’elles m’ont paru ingénieuses. Vous craindrez peut-être d’en faire usage, envisageant des dissertations comme des parties étrangeres à votre Ouvrage, & ne voulant y employer que des faits ? Mais j’aurai l’honneur de vous dire, Monsieur, qu’une vraie analyse du cœur humain, est toujours un fait. » ◀Carta/Carta al director ◀Nivel 3

Metatextualidad► Je me rends aux raisons de mon Correspondant, malgré mes scrupules qui ne sont pas détruits. Ces deux morceaux sont d’ailleurs si agréables à lire, que le Public me pardonnera bien d’avoir agi en sa faveur, contre ma propre opinion. ◀Metatextualidad

[340] Nivel 3► Carta/Carta al director► Question.

Est-ce un plus grand malheur d’avoir épousé une femme qu’on avoit tout lieu d’estimer, & qui devient infidelle, que de s’être uni à une fille qu’on croyoit ornée de tous les charmes de l’innocence, & qui avoit perdu celui que l’on regarde comme le premier tous ?

Nivel 4► Traitée par un homme.

C’est un grand sujet d’affliction que de s’être lié avec une fille, qui s’étant parée d’un attrait & d’une vertu qu’elle n’avoit point, vous a trompé dans un des points qui intéressent le plus l’amour propre & la sensibilité. Mais enfin cette affliction ne part ni d’une cause unique, ni d’une cause éternelle. La mauvaise foi dont vous avez à gémir est ausi <sic> ancienne que commune, & cette pensée est déja une consolation. Le bon-[341]heur qui vous échappe n’étoit point un prix particulier que votre passion se fut proposé. C’est un bonheur ordinaire qui entre dans tous les mariages aussi naturellement que les violons & les complimens ; que le rustre y trouve comme l’homme de qualité ; qui est autant réservé à l’homme le plus indifférent qu’à l’Amant le plus tendre ; qui ne dure qu’un moment, qui est regardé comme si peu de chose en lui-même, que les parens de la fille qui se marie, gens que dans cette circonstance, on peut considérer comme de vrais maquignons, ne songent pas même à la faire valoir de ce côté-là. Voilà déja bien des considérations qu’il ne faut pas mépriser : En voici une qui doit seule apporter plus de consolation, que toutes les autres ensemble. Cette fille qui vous a trompé un moment, s’attachera toute sa vie ; (pour peu qu’elle ait d’ame), à vous faire oublier qu’elle fût digne de votre mépris. Elle aima & elle [342] céda par foiblesse ; mais par un amour plus grand, elle peut se pénetrer du repentir de sa passion, en abjurer la mémoire dans vos bras, en rougir tous les jours à vos yeux, & vous rendre en plaisirs toujours nouveaux, le court plaisir dont elle vous a privé. Pensez d’ailleurs que sa foiblesse peut-être excusée par l’amour, & que son offense ne part point de mépris. Elle eut trompé sur cet article tout homme qui l’eut épousée comme vous ; elle y étoit forcée. Toutes ces réflexions procurent un grand soulagement quand on est capable d’envisager les choses par le côté que la Philosophie doit y chercher, & que la raison indique.

Mais peut-il être des consolations pour un homme qui jouissoit du bonhaur <sic> si rare d’aimer sa femme, d’en être aimé, de l’estimer, & qui perd ce bonheur par une trahison, qui dans l’indifférence même pour peu qu’on ait d’honneur, est toujours odieuse ! [343] Il y a cent femmes estimables dans le Monde ; mais celle que nous avons épousée l’est très-difficilement à nos yeux. Lorsqu’elle reste telle après l’illusion des premiers instans, il se mêle à notre amour un respect flatteur ; nous nous sentons glorieux d’avoir tous les jours les faveurs d’une femme qui nous éleve aux yeux des hommes, & dont toute la dignité, toute la sévérité est confondue par un de nos regards. C’est tous les jours pour nous un triomphe nouveau, une félicité nouvelle. Mais il y a bien d’autres plaisirs attachés à cette délicieuse possession. Qui dit une femme estimable & éprise en même-tems pour son mari, dit un être pensant, un être consolant, un être bienfaisant. Le mari d’une telle femme n’a pas un chagrin, pas une pensée qu’il ne confie à celle qui a tous ses sentimens. Il ne peut rien lui arriver à quoi elle n’ait un remede en elle-même, par sa raison & pas ses charmes : elle [344] est la seule chose au Monde qui puisse causer des maux sans remede. Voilà une félicité bien pure, sans compter qu’elle augmente à chaque instant par le concours d’un sens particulier que la vanité d’en jouir, nous donne. Mais décomposons ce beau tableau, & mettons du noir à la place de ces couleurs touchantes. Quel objet s’offre à nos regards ? Ciel, quelle sombre tristesse obscurcit les traits de cet homme malheureux ? . . . La pâleur & la mort semblent concourir à nous faire douter de son existence. Approchons. . . . Informons-nous. . . . Il respire encore ; mais c’est pour mourir. Il ne vit plus. . . Quel horrible malheur le précipite dans le tombeau ? Helas, le plus grand de tous ; el adoroit sa femme & elle lui est infidelle. . . . On nous apprend son état, & nous frémissons. Que ses larmes sont attendrissantes ! Ne se présentera-t-il aucune main pour les essuyer. Non il ne s’en présentera aucu-[345]ne, & il le sçait ; il sçait que du moment qu’il a été le plus malheureux des hommes, il est devenu le moins intéressant, le plus moqué ; & il s’abandonne à son désespoir ; il veut mourir pour ne pas voir la joye cruelle, les ris affreux de ceux qui sçavent son malheur. . . . Tel est l’état d’un homme à qui l’infidélité de sa femme vient d’enlever toute l’estime & tout l’amour qu’il eut pour elle. . . . Je n’ai pas dit tout ce que je sens, & personne en se pénétrant bien d’une situation aussi déplorable, ne pourra jamais la rendre telle qu’elle est, ni même telle qu’il l’imagine. Mais c’est au sentiment ici, à agir au défaut de l’esprit ; mon adversaire défend une cause où l’esprit lui donnera bien de l’avantage sur moi ; mais il ne trompera pas le cœur ; il ne fera point sentir cette compassion & cette horreur qu’inspirent le désespoir d’un mari qui ne connut le plus grand bonheur que pour éprouver aujour-[346]d’hui le plus grand supplice, & la lâcheté d’une femme qui n’a pas craint de l’y condamner, en sçachant qu’elle étoit adorée. Je suis persuadé qu’on ne se laissera point éblouïr par des raisons spécieuses, parce qu’il suffit de sentir pour devenir bon Juge. Dans la révolution dont je viens de parler, je n’ai point dit que le malheureux époux qui en est la victime, n’entendra plus sans frémir, une voix qui lui fut si chere ; ne verra plus des charmes encore touchans, sans songer avec horreur qu’ils ne sont plus dignes de ses regards ; ne pensera plus aux jours de son bonheur, sans écarter avec indignation un souvenir terrible. Je suppose qu’il mourra de douleur, ou qu’il ira chercher dans la solitude l’oubli de l’objet, & du crime. S’il ne meurt pas, ou si son rang, ses affaires, & sa foiblesse sur-tout ne lui permettent pas de fuir ; je le regarde comme encore plus malheureux, & ici j’abandonne la plume, convaincu [347] que je ne pourrois rendre que d’un crayon bien foible, des tourmens si multipliés. ◀Nivel 4 ◀Carta/Carta al director ◀Nivel 3

Metatextualidad► Je donnerai la réponse à cette question dans la Feuille prochaine. ◀Metatextualidad

Nivel 3► Nouvelle extraordinaire

On connoît les effets de la jalousie ; par-tout elle a fourni des exemples horribles de férocité. Dans le Monde comme il est, ces exemples devroient être fort communs ; car on peut dire, que la bonne foi en amour y est devenue bien rare. Heureusement le bien & le mal sont sortis de la même source. La coquetterie & l’inconstance ont modéré naturellement l’ardeur des cœurs les plus tendres : cependant il y a encore des cœurs de l’ancienne trempe ; aussi voit on encore quelquefois des vengeances d’Amant capables d’épouvanter les Coquettes. En Espagne, la [348] coquetterie est moins commune, & la jalousie plus terrible : on m’écrit de Perpignan, qu’un mari Espagnol, vient de commettre une meurtre inoui, sur un simple soupçon d’infidélité. C’est un Maître d’Ecole. Ayant cru reconnoître quelque irrégularité dans la conduite de sa femme, il se leva froidement d’auprès d’elle, la poignarda dans son lit ; s’habilla ensuite, descendit l’escalier, ferma la porte de la maison, & s’alla réfugier dans le Couvent des Cordeliers. Il n’y fut pas plutôt arrivé, qu’il dit au Gardien : mon Pere, voilà la clef de ma maison ; envoyez y quelques-uns de vos Religieux pour y faire les obsèques de ma femme, que je viens de poignarder. ◀Nivel 3 ◀Nivel 2 ◀Nivel 1

1Accidens de deux maris dont l’un est mort de chagrin depuis quelques jours pour avoir surpris sa femme dans les bras d’un Amant : & l’autre s’est tué de désespoir le lendemain de ses noces, pour n’avoir pas trouvé dans la Demoiselle qu’il venoit d’épouser toutes les qualités dont il la croyoit ornée. Accidens très-communs dans le Monde comme il est.