Référence bibliographique: Jean-François de Bastide (Éd.): "No. 24", dans: Le Monde comme il est (Bastide), Vol.1\024 (1760), pp. 277-288, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2498 [consulté le: ].


Niveau 1►

Feuille du Mardi 13 Mai 1760.

Niveau 2► Niveau 3► Citation/Devise► Veut-on que je prenne femme ?

Je veux trouver ensemble & jeunesse & beauté ;
L’esprit bien fait ; une belle ame ;
Délicatesse, avec simplicité ;
Cœur sensible, sans jalousie ;
Vivacité, sans fantaisie ;
Sagesse, agrément & santé ;
Enfin, pour la rendre parfaite,
A toutes les vertus, joignez tous les appas ;
Voilà celle que je souhaite !
Trop heureux cependant de ne la trouver pas. ◀Citation/Devise ◀Niveau 3

Metatextualité► On verra bientôt à qui se rapportent ces vers dans la lettre qui suit. ◀Metatextualité

Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► Lettre
Que je viens de recevoir.

Monsieur,

Récit général► Je suis homme de Loy, & je jouis [278] de quelque réputation ; cela m’a attiré une visite dont l’objet mérite que vous l’honoriez de quelques réflexions : que vous êtes heureux, Monsieur, de peindre le Monde comme il est, si le ridicule peut vous amuser : chaque jour vous devez voir des choses bien plaisantes ; je troquerois bien volontiers mon état contre le vôtre, quoiqu’à vous dire vrai, nous soyons comme vous des especes de Spectateurs dans notre genre. Nous voyons des passions comme vous en voyez, & jusqu’aux sots qui nous consultent, il n’y a personne qui n’ait, ne croie, ou ne veuille avoir besoin de notre ministere, qui ne nous représente en petit le Monde comme il est. Mais vous aurez toujours sur nous, pour l’amusement, l’avantage de votre situation, que je regarde comme une espece de centre d’où vous voyez aisément circuler autour de vous, tous les vices & tous les ridicules de l’univers.

Une Dame inconnue me fit l’autre [279] jour l’honneur de me venir voir. Elle paroissoit âgée d’environ trente ans, brune, mais agréable : la santé brilloit sur son visage, & ses yeux avoient une certaine vivacité qui ne convenoit gueres, selon moi, au ton plaintif dont elle commençoit à me parler. Je ne sçais si elle s’en apperçut ; tout d’un coup elle baissa la vue, & me dit : Monsieur, vous voyez devant vous la plus malheureuse de toutes les femmes : comme vous avez la réputation d’être un très-grand Jurisconsulte, je viens implorer vos conseils & votre secours pour me faire obtenir la cassation d’un mariage qui doit être nul, de toute nullité par toutes les loix du monde. Madame, répondis-je, si vous attendez quelque secours de moi, ayez la bonté de vous expliquer nettement sur tous vos griefs. Je ne croyois pas, Monsieur, dit-elle, qu’il fut besoin de la moitié de votre science, pour deviner ce qui peut porter une femme à sou-[280]haiter de se séparer de son mari. Cela est vrai, Madame, mais il n’est pas ici question de deviner ; on n’établit pas un procès sur de simples conjectures : quand on sçauroit même tout ce que vous avez à dire, cela ne vous avanceroit de rien ; il est nécessaire que vous le disiez vous-même. Alors se cachant le visage, de son éventail, mon mari, dit-elle, n’est pas plus mari (ici elle ne put retenir ses larmes) que les Italiens qui chantent à l’Opera.

Madame, lui dis-je, les Loix peuvent apporter du remede à votre affliction ; mais envisagez les mortifications que vous aurez à essuyer, si vous la rendez publique. Pourrez-vous soutenir la risée de toute une Cour, les couleurs qu’on donnera dans le Monde à votre conduite, & surtout les réflexions licentieuses des Avocats : vous ignorez apparemment, Madame, tout ce que ces Messieurs se permettent lorsqu’il est question de déployer leur élo-[281]quence : vous n’avez jamais lu des Mémoires ? La lecture d’un seul vous inspireroit de l’horreur pour les meilleurs procès. Je suis du métier, Madame, l’expérience & le témoignage de mes propres écrits m’ont si bien convaincu que la plûpart des Avocats, même les plus polis & les plus humains, perdent leur caractere devant le Tribunal des Loix, qu’ayant eu moi-même il y a quelques tems une contestation, où toute la probabilité du droit étoit de mon côté, j’aimai mieux perdre dix mille livres que je pouvois prétendre, que de risquer qu’un Avocat, mon Confrere, ne me vendît cher la perte de sa cause, & ne déridât le front des Juges à mes dépens. Lisez, Madame, le Mémoire qui vient de paroître contre une Danseuse de l’Opera1 , c’est un de ceux que j’aie vus, où la satyre & l’ironie, soient plus épargnées, cependant je me persuade que vous ne vou-[282]drez plus plaider après que vous l’aurez parcouru. Il y a, Madame, un certain amour-propre qui est honnêteté, & l’honnêteté exige qu’on épargne aux oreilles délicate <sic>, l’occasion d’entendre des obcénités, des mots durs qui font mal juger des mœurs, & de la politesse d’une nation.

J’allois continuer ; mais elle me dit avec quelque émotion : Monsieur, je vous donnois la préférence sur beaucoup d’autres Avocats qui dévoreroient ma cause, & payeroient même le plaisir de la plaider : je voulois sçavoir de vous précisément la maniere dont je dois m’y prendre pour obtenir un divorce. . . . Oh, Madame, interrompis-je, vous serez satisfaite : dites-moi, s’il vous plaît, quel âge a votre mari ? Il a, répondit la belle affligée, cinquante ans, & il y en a quinze que nous sommes mariés. Quinze ans ? m’écriai-je, mais, Madame, il auroit donc fallu vous plaindre plutôt ; vous [283] avez eu bien de la patience : Monsieur, répondit-elle, il n’est ainsi que depuis quinze jours. . . .

Je vous avoue, Monsieur, que ma gravité fut déconcertée à ce mot, & que je ne pus m’empêcher de rire. Je lui dis que les loix ne pouvoient remédier à de tels malheurs ; mais cela ne la satisfit point ; elle sortit en me disant avec humeur qu’elle s’adresseroit à un jeune Légiste, qui a cent fois plus de sçavoir que moi, & que toute ma famille ensemble. Cependant j’ai sçu qu’elle n’avoit pas pris ce parti, & voici peut-être, Monsieur, le plus plaisant de l’histoire.

En sortant de chez moi, elle alla chez une de ses intimes amies, qui aussi bien qu’elle avoit des chagrins de ménage. En entrant dans sa chambre, elle lui dit, eh bien, mon cœur, comment celà va-t-il, as tu vu ton Avocat, & ton mari sera-t-il bien-tôt assigné ? Non, mon cœur, il ne le sera [284] pas ; toutes réflexions, les procès sont désagréables, & j’ai trouvé un expédient plus sûr. Ah ! tant mieux ; eh bien, qu’est-ce que c’est que cet expédient : c’est de me faire dévote : l’occasion est favorable ; il y a un Prédicateur qui fait beaucoup de bruit ; en l’entendant quelquefois, & en disant qu’il m’a convertie, j’en serai quitte, & je deviendrai célebre, la célébrité vaut bien la vengeance. Je te conseille de suivre mon exemple. . . . Ton exemple ? reprit ma cliente, tu n’y pense pas ; eh ! que deviendroient mes desseins de vengeance, crois-tu que je sois assez bonne pour pardonner facilement l’affront de n’être plus trouvée jolie ! car au fond ce n’est que cela, & toute l’impuissance des maris n’est que dégoût, ou infidélité. . . . Je le sçais bien, reprit la chere amie ; mais t’imagine-tu donc que je veuille de mon côté pardonner à mon mari ? Oh ! point du tout ; je ne me fais dévote, [285] que pour donner un plus libre cours à ma mauvaise humeur, tu ne sçais pas de quelle ressource la dévotion est pour une femme fâchée contre son mari. . . .

Son air persuadé entraîna l’imagination de ma cliente. Elles se promirent d’aller ensemble le lendemain entendre le Prédicateur. Jamais engagement ne fut plus fidélement rempli. Elles l’entendirent trois fois de suite, en parlerent hautement avec autant de faux respect qu’il en mérite de véritable, réformerent tout le train de la coquetterie, annoncerent la mortification de la chair, l’horreur des plaisirs, & sous ce prétexte, porterent la désolation, le trouble & le feu dans tout l’intérieur de leur maison. On m’a assuré, Monsieur, & vous n’aurez pas de peine à le croire, que depuis ce moment fatal pour leur mari, ils ont manqué vingt fois tous deux de les étouffer de leurs propres mains, tant elles font avec succès l’office de serpent. ◀Récit général

[286] Metatextualité► Je finis une lettre trop longue, Monsieur, espérant que si vous en faites usage, vous la terminerez par quelques réflexions, qui me dédommageront de la peine que j’ai eu à l’écrire. ◀Metatextualité

J’ai l’honneur d’être. ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3

Conclusion.

Allegorie► Je vois ici deux vices à reprendre, & pour ainsi dire deux sujets à traiter. Hypocrisie, monstre infâme, je ne te ferai pas l’honneur d’armer contre toi les traits de la critique. On te poursuivra toujours en vain, tu renais de toi-même, tu es née pour habiter éternellement dans le cœur des humains : ton nom fait horreur ; mais tes traits se cachent sous un masque que l’œil des mortels ne peut percer, & la sûreté de ton déguisement, rend inévitable la durée de ton existence. Le seul mal qu’on puisse te faire, c’est de te définir ; mais on condamne du-moins par-là, ceux qui abusent de tes criminelles ressources, à sentir intérieurement des remords. ◀Allegorie

[287] C’est sur le second chef que ma vûe doit se porter : c’est sur ces plaintes impudentes que des femmes sans honte, & peut-être sans honneur, osent porter au Tribunal des Loix contre un mari déja assez puni par les loix du sentiment & de l’amour propre. Quel est l’objet de ces plaintes ? est-ce l’humiliation? Non, quand on sent véritablement une offense, on veut la cacher : est-ce la privation des douceurs de l’himenée ? Non, une femme assez sensible à cette privation pour n’en pouvoir pas supporter la pensée, regarderoit comme trop long, le tems de s’en plaindre, & auroit recours à des consolations plus promptes : généralement les mœurs des femmes, ne prouvent point que lorsque leurs charmes sont outragés, elles ne puissent trouver de plaisir que dans une vengeance légitime. Quel est donc le motif qui les encourage & les excite au murmure & à la dénonciation ? C’est le libertinage : la nature, [288] protectrice éclairée de la décence, place elle-même ce jugement sur nos levres & dans nos cœurs ; tous les hommes ont la même opinion de cette femme, aucun ne lui fait l’honneur de la plaindre ; tous la méprisent ; & le Juge même en prononçant pour son droit, abhorre son impudence. En retrouvant la liberté, elle trouve aisément un mari ; on dit même que quelques mortels sans délicatesse recherchent des femmes dans cette circonstance ; mais c’est la corruption de l’espece qui fait ici son triomphe ; si tous les hommes avoient les vraies idées de l’honneur & du plaisir , elle ne trouveroit parmi eux que des contempteurs de ses charmes : elle n’a mérité que le mépris en ne distinguant point un outrage d’un malheur ; & elle va avilir celui qui ne sent point quelle <sic> s’est avilie, & qui prend l’indécence pour du courage. ◀Niveau 2 ◀Niveau 1