Citazione bibliografica: Jean-François de Bastide (Ed.): "No. 20", in: Le Monde comme il est (Bastide), Vol.1\020 (1760), pp. 229-240, edito in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Gli "Spectators" nel contesto internazionale. Edizione digitale, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2494 [consultato il: ].


Livello 1►

Feuille du Samedi 3 Mai 1760.

Livello 2► Metatestualità► Je reçois une Feuille toute faite à laquelle je n’ajouterai que peu de mots ; c’est que je crois celui qui l’a écrite un homme bien rempli d’humeur. Je n’employe ici ses Epigrammes que pour en faire faire contre lui, s’il est reconnu. ◀Metatestualità

Livello 3► Lettera/Lettera al direttore► Oh ! l’ennuyeuse soirée que je passai hier ! oh ! que les bavards sont d’insupportables gens ! Oh ! qu’un Arrêt qui les condamneroit à perdre la langue, à la vingtieme parole inutile, seroit judicieux & charitable.

Messieurs, qui me fîtes l’honneur de me prier à souper pour me connoître, quel démon vous inspira cette fatale envie ? On dit que vous vous plaignez de moi, & que vous imputez à mépris [230] le silence que je gardai pendant le repas. Helas ! que c’est à tort que vous m’accusez : non, je n’allois point chez vous dans le dessein de vous déplaire ; l’hospitalité, sacrée & chere à mon cœur, m’inspiroit ses plus doux sentimens ; je souhaitois de vous amuser, de reconnoître tout ce qu’avoient eu d’obligeant vos instances & votre curiosité ; mais me laissâtes-vous le tems de parler ? Helas ! vous babillâtes sans discontinuer ; vous vous disputiez le terrein l’un à l’autre avec acharnement. Soyez plus justes ; & loin de vous faire une fausse idée de ma politesse, admirez au contraire mon insigne patience.

L’amer souvenir de ce que je souffris, renouvelle mon tourment, & je redis encore : oh ! que les bavards sont d’insupportables gens : oui ils le sont, & quiconque n’en est pas assez affecté pour s’en plaindre, n’est pas digne de connoître des êtres plus aimables. Le Monde comme il est offre [231] des millions de ces insectes bourdonnans ; puisse une sanglante satyre l’en purger à jamais. En attendant que quelque officieux génie, que vous-même, Monsieur, songiez à operer pour nous ce miracle inesperé, je vais transcrire ici quelques faits, & quelques réflexions que je me rappelle contre le bavardage.

Eteroritratto► Il y a des gens, dit Phocilide, qui parlent presque pendant toute leur vie, sans penser : leur langue est comme une machine montée pour un long espace de tems, & qui est déterminée nécessairement à se mouvoir.

Les bavards, dit un autre Auteur, sont très-méprisables, parce qu’ils ne sont tels que par petitesse d’esprit, par étourderie, par indiscrétion, ou par foiblesse : leur foiblesse paroît dans l’impuissance de retenir le cours de leurs paroles ; leur indiscrétion dans l’incapacité d’observer des ménagemens ; leur étourderie dans l’inattention continuelle sur les bienséances de la conversation ; & leur [232] petitesse d’esprit dans le peu d’étendue de leurs lumieres, qui ne leur permet pas d’aller jusqu’à l’interieur de ceux qui les écoutent, pour y découvrir quand il convient de parler ou de se taire.

Selon M. de la Rochefoucault, au lieu d’être attentifs à connoître les autres, nous ne pensons qu’à nous faire connoître nous-mêmes. Il vaudroit mieux écouter pour acquérir de nouvelles lumieres, que de parler pour montrer celles que l’on a acquises.

Vigneul de Marville nous apprend que l’ancien Marechal de Brissac, parloit bien, mais parloit peu. François I. aimoit le Commandeur de Capoue, Leon Strozze, parce qu’il étoit taciturne. Le Duc d’Albe étoit bien fait, & de bonne mine ; mais froid & réservé. Le Marechal de Toyras ne parloit presque point, ce qui fit juger au Duc d’Epernon, qu’il deviendroit un grand personnage. Le [la Rochefoucault, François Duc de#H::Duc de la [233] Rochefoucault] que j’ai cité, & qui pensoit & écrivoit si bien, étoit toujours retiré en lui-même, & ne parloit gueres.

Citazione/Motto► Le sage écoute tout, s’explique en peu de mots.

Il interroge & répond à propos ;
Plaît toujours sans penser à plaire ;
Dans ses moindres discours marque son jugement,
Et sçait au juste le moment,
Qu’il doit ou parler ou se taire ;
Devant un plus sage que lui,
Rarement il ouvre la bouche ;
Il n’est point curieux des affaires d’autrui,
Et ce qui le regarde est tout ce qui le touche. ◀Citazione/Motto

On a dit du Philosophe Anaximenès, qui étoit un grand parleur, qu’il répandoit dans les compagnies une riviere de paroles, & une goutte de bon sens. Verborum flumen, mentis guttam.

Boursault désigne ingénieusement un [234] homme de ce caractere. La charmante Babet, dit-il, ayant pris le tems que mon Abbé toussoit pour m’interroger sur quelque chose, ne fus-je pas obligé d’attendre qu’il éternuât, pour lui rendre réponse.

Un Medecin qui en deux heures de conversation non interrompue de sa part, avoit mené un homme d’esprit, des nouvelles découvertes de la Médecine, à la Philosophie de Descartes & de Gassendi ; de celle-ci, à l’Histoire latine, & à la grecque ; de-là, aux caracteres de Ciceron & de Démosthene ; de ces caracteres, aux relations de nos Modernes sur les deux Indes : pour conclusion, aux observations de Vaugelas sur notre langue, ce Médecin étant mort, l’homme d’esprit qu’il avoit excedé, lui fit cette Epitaphe.

Citazione/Motto► Qui numquam potuit tacere vivus
Hoc tandem in tumulo tacet, jacetque ◀Citazione/Motto

Dans ce tombeau gît & se tait, celui [235] qui ne sçut jamais se taire. Ce Medecin apparemment tint école de bavardage pendant sa vie ? Ses leçons, hélas ! n’ont eu que trop de fruit : beaucoup de Médecins sont animés par le génie de leur Maître. On en connoît un assez grand nombre, qui recommandant toujours le silence dans la chambre de leur malade, ne sçauroient eux-mêmes s’y taire un moment ; est-ce du moins de son état qu’ils parlent, des causes de la maladie, des suites qu’elle pourroit avoir, si leurs ordonnances étoient infidellement observées ? Ce ne seroit qu’un demi mal ; le zele peut faire excuser la verbosité : mais c’est bien d’autres choses vraiement qu’ils s’occupent. Un Médecin ne doit pas dire un mot qui soit relatif à la Médecine ; cette simplicité entraîneroit la ruine de toute sa réputation : c’est de la guerre d’un petit Tyran de l’Asie Mineure, contre un autre Ty-[236]ran encore plus ignoré, qu’il parle ; c’est des projets des Ministres, qu’il n’a jamais vus en face, des brochures nouvelles qu’il lit régulierement, quoiqu’il n’ait pas le tems de manger ni de dormir ; de l’histoire chagrine des maisons où il a porté la mort avec l’ennuy ; du calcul précis des Amans de Mademoiselle D * * ; du calcul plus impossible des présens qu’elle en a reçus.

Quelle barbarie, quelle impudence dans des hommes que le malheur de l’humanité a rendu nécessaires, & que la nature gémissante appelle à son secours avec confiance1  ? C’est peut-être ce qui a fait dire à M. Malouin dans son Livre sur la Chimie, que beaucoup de Médecins, ne croyent point à la Médecine. Un de ceux qui ont grossi depuis quelque tems cette [237] classe funeste fut appellé ces jours passés pour un Artisan qui s’étoit trouvé mal. Il regarde à peine le malade, & ordonne trois saignées d’heure en heure, & sans se donner le tems de lui tater le pous, ni qu’on réponde à ses questions, il fait vingt questions auxquelles il n’est pas possible en effet qu’on réponde ; car aucune n’est relative au malade, ni à la maladie ; & les gens qui l’écoutent, ne sont occupés que de ces seuls objets. Saigné trois fois avant midi, & je reviendrai après mon dîné. A quatre heures il revint, & toujours faisant questions & des discours, il ordonna trois autres saignées jusqu’au soir, sans tourner la tête vers le lit. Il revint encore à neuf heures, & ordonna trois autres saignées : eh ! Monsieur, lui dit la femme du malade, ces saignées le tueront, vous n’y pensez pas, Monsieur ? . . . Comment ! je n’y pense pas, êtes-vous aveugle, ne voyez-vous pas qu’il est en apople-[238]xie, & qu’il a la bouche tournée ! Eh ! Monsieur, il l’avoit comme cela quand je l’ai épousé, il m’a dit vingt fois que c’étoit un mal de naissance. . . . Le Docteur fut fort sot, & peut-être eut-il du regret de sa sotise ; mais le malade n’en étoit pas moins quatre fois trop saigné, & il mourut le lendemain de ce trop, dont il n’étoit pas la premiere victime.

O Messieurs qui disposés de nos jours, & qui vous moquez impitoyablement de notre pous, pourvu que vous croyez charmer nos oreilles, ayez un peu moins d’esprit, & un peu plus d’humanité.

Citazione/Motto► Monsieur l’Auteur, que Dieu confonde

Vous êtes un maudit bavard :
Jamais on n’ennuya son monde
Avec tant d’esprit & tant d’art.

Je vous estime & vous honnore,

Mais les ennuyeux tels que vous,
Eussiez-vous plus d’esprit encore,
Sont la pire espece de tous. [239]

Qu’un sot afflige mon oreille,

Passe encor, ce n’est pas merveille,
Le don d’ennuyer est son lot.

Mais Dieu préserve mon ouie

D’un homme d’esprit qui m’ennuye,
J’aimerois mieux cent fois un sot. ◀Citazione/Motto

Une Demoiselle s’écria fort, & fut même sur le point de déchirer les conditions de son mariage, sur ce qu’elle avoit entendu, & se taira, au lieu d’et cetera qu’avoit dit celui qui les avoit lûes.

Quelque préférable pourtant que soit au trop grand babil une morne taciturnité, il est néanmoins des cas où cette derniere est bien insupportable. Un Amant, par exemple, qui resteroit toujours auprès de sa Maîtresse dans un silence égal à celui de l’Anglois de la Comédie du François à Londres, seroit un animal bien peu digne de constance. [240]

Citazione/Motto► Quand on aime helas ! qu’on est sot !

Quant on est sot, que l’on ennuye !
Quel chagrin il faut qu’on essuye
Près d’un Amant qui ne dit mot !
Quelle heure est-il ? voici la pluye :
Quand on aime, helas ! qu’on est sot !
Quand on est sot, que l’on ennuye ! ◀Citazione/Motto

Voilà, Monsieur, tout ce qui se présente à moi, en ce moment, sur le bavardage : je sens que je n’ai fait qu’effleurer la matiere : au nom de Dieu, donnez-moi la gloire de vous avoir mis en haleine pour pulvériser une troupe aussi vile, aussi importune & aussi fatale. Si vous vous êtes réellement proposé de nous être utile, & si après avoir pris cet engagement, vous reconnoissiez un devoir, votre devoir est manqué par mon ennui, & vous ne pouvez plus, sans y manquer, faire grace à une espece aussi odieuse. ◀Eteroritratto ◀Lettera/Lettera al direttore ◀Livello 3 ◀Livello 2 ◀Livello 1

1Il est inutile de dire que je ne parle que de ceux qui ont le défaut que je releve ici.