Référence bibliographique: Jean-François de Bastide (Éd.): "No. 2", dans: Le Monde comme il est (Bastide), Vol.1\002 (1760), pp. 13-24, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2477 [consulté le: ].


Niveau 1►

Feuille du Samedi 22 mars 1760.

Niveau 2► Metatextualité► Je m’étois bien attendu qu’on feroit des plaisanteries sur le prix de mes feuilles ; mais je n’avois pas présumé que j’en serois amusé moi-même. Je l’ai été pourtant, & cela prouve, comme on dit, qu’il ne faut jurer de rien. ◀Metatextualité Niveau 3► Récit général► Dialogue► Madame ! avez vous vû le Monde comme il est ? Oui Madame, cela ne coûte que deux sols, ce n’est pas la peine de s’en priver. Comment deux sols ! il y a quelque chose pour deux sols dans le monde ! Oui Madame : cela peut étonner dans le monde comme il est, car aujourd’hui tous les prix sont doublés ; mais rien n’est plus vrai ; pour [14] deux sols on vous apporte une feuille de douze pages. . . . Ah ! que cela est plaisant ; mais rien ne doit être plus mauvais !. . . Vous me pardonnerez, on prévoit qu’il y aura de tems en tems des choses, & c’est bien assez pour deux sols. . . . Ah cela est vrai, Madame, mais que ne demandoit-il davantage, nous l’aurions donné volontiers, & cela auroit été meilleur. . . . J’ai pensé comme vous, reprit la Dame ; quelqu’un a fait faire cette réflexion à l’Auteur, mais il a répondu que s’il avoit exigé une obole de plus, les esprits s’en seroient irrité. Pourquoi donc cela ? parce que dans le monde on est dans l’habitude de marchander beaucoup pour tout ce qui n’est pas précisément superfluité. . . . ◀Dialogue

Un beau Marquis, arrivant de Versailles, entra dans cette entrefaite ; & la Dame qui avoit si bien parlé pour moi, lui dit, Dialogue► Marquis ! il faut que [15] vous voyez le Monde comme il est : eh bon Dieu ! je ne fais autre chose toute la journée, répondit-il d’un ton précieux. Je le sçais bien, divin Marquis, mais ce n’est pas cela que je veux dire ; il s’agit d’un monde que vous n’avez jamais vû, & où vous trouverez des choses qui vous surprendront tout-à-fait. Sont-elles plus singulieres que vous ? demanda-t-il ; il faut cela pour qu’elles m’étonnent : il seroit possible de vous en faire rabattre quelque chose, reprit-elle, mais je ne veux pas disputer : eh bien ces choses sont aussi singulieres que moi : eh bien, dit-il, je ne l’aurois pas cru, j’aurois parié que cela n’étoit pas possible. . . . On parie toujours quand on est mal instruit, mon cher ; il y a dans tous les mondes, connus ou inconnus, des milliers de choses plus bizarres que moi, & je ne suis pas assez piquée pour souhaiter que vous les connois-[16]siez. Mais parlons de mon monde, à moi, car je le prens sous ma protection. . . . Juste Ciel, s’écria le Marquis, un monde, un globe tout entier sous votre protection ! cela est digne de la plus belle ame : mais vous allez être la personne de l’univers la plus fatiguée ; j’ai peur qu’à la fin la tête ne vous tourne. Y a-t-il des silphes dans ce globe merveilleux ? Non, mon ami, il y a des sages comme vous, & des folles comme moi. Seroit-il possible ? reprit-il ; quoi, nous cesserions d’être originaux ! Oh parlez-moi sans figure, je vous prie, vous me faites trembler ; quoi un honneur que j’ai payé de dix ans de contrainte & d’étude ! une gloire, une sécurité sans cesse renaissantes. . . ! Non, cela ne se peut pas, & j’en mourrois si vous parliez vrai. ◀Dialogue

Pendant qu’ils se surpassoient à briller l’un & l’autre, la Dame qui n’a-[17]voit rien dit lui expliqua tout le mystere. Le Marquis jura bien qu’il se vengeroit du mauvais tour : Dialogue► Pour cela, dit-il, vous êtes bien la plus méchante petite faiseuse d’histoire qu’il y ait sur la terre, & cela vous fait une affaire avec moi dont vous vous repentirez : j’aurai aussi quelque jour le loisir de faire un monde à mon gré, & je vous assure que vous n’y regnerez pas ; vous y aurez un emploi qui gênera fort votre inclination. Lequel ? Monsieur, demanda-t-elle, en minaudant ; celui de dire toujours la vérité, & de la dire sans préambule : Je vous plaindrois fort si vous vous y trouviez avec moi, répondit-elle, car j’ai de fort jolis préambules, & vous en seriez privé. ◀Dialogue

Metatextualité► Le Lecteur juge bien qu’ils n’auroient pas fini, si enfin il ne falloit que toute plaisanterie finît. ◀Metatextualité La même Dame lui demanda s’il acheteroit mes [18] feuilles : Dialogue► moi ! dit-il, je m’en garderai bien, on se ruineroit à acheter toutes ces drogues. Bon ? dit l’autre Dame en voulant critiquer son avarice, deux sols sont une misere, il n’y a rien qui ne vaille deux sols ; vous me pardonnerez, Madame, il y a des choses qu’on vante beaucoup, que vous connoissez, & qui ne valent pas. Lui, peut-être ? reprit la premiere Dame ; cela est très-possible, quoiqu’il s’estime davantage. Il est du moins certain que je m’estime assez, répondit-il, pour ne pas me fâcher de la mauvaise foi qui regne dans ce propos. . . , Ah, ah, reprit-elle, selon vous, Monsieur, je vous estime donc beaucoup ? Il y a si long-tems que je vous en ai remerciée, répondit-il que je croirois presque à cette question que vous êtes fâchée que je n’en aye pas parlé à tout le monde. Ecoutez, Marquis, lui dit-elle ; vous êtes un petit Monsieur très-[19] avantageux ; si vous n’achetez pas les feuilles après cela, je vous assure que je vous haïrai. Vous n’y serez pas exposée, lui dit-il en lui baisant respectueusement la main ; je vais en faire demander six exemplaires. ◀Dialogue ◀Récit général ◀Niveau 3

Metatextualité► Cette conversation m’a été fidelement rapportée ; elle n’amusera peut-être personne, mais elle étonnera ceux qui n’ont jamais vû ni Petits-Maîtres ni Petites-Maîtresses ; & dès qu’elle peut produire cet effet, j’ai dû la mettre au rang des vérités bonnes à dire.

Ce n’est pas la seule conversation singuliere que mes feuilles ayent occasionnée depuis avant-hier ; mais comme la variété est indispensable dans cet ouvrage, je différerai jusqu’à l’ordinaire prochain à faire part au Public de celles où je croirai qu’on peut puiser plus de connoissance du caractere de l’esprit humain. Cette connois-[20]sance est tout-à-la-fois si nécessaire & si difficile à acquérir, qu’on ne peut jamais trop peindre les hommes aux hommes. C’est souvent dans un rien, dans un mot qu’ils se représentent eux-mêmes ; mais un rien fait peu d’impression sur des esprits volages qui n’ont pas la faculté ou la patience d’examiner, & la plûpart des esprits sont de cette trempe ; il faut donc qu’un homme qui consacre sa plume ou son pinceau à l’utilité publique, apporte une attention toute particuliere à faire sortir tous les traits du tableau général qui exerce son génie, afin que le but qu’il se propose trouve un obstacle moins insurmontable dans le caractere des esprits dont je parle. . . .

Metatextualité►On frappe à coups redoublés à ma porte, & mon Domestique est sorti. Je suis obligé de m’interrompre pour aller voir ce que c’est. . . . ◀Metatextualité ◀Metatextualité

Récit général► Rien de si extraordinaire que ce [21] qui vient de m’arriver. Un homme m’a présenté une lettre sans me rien dire, ni répondre à mes questions. J’ai fait difficulté de la recevoir, afin qu’il rompît ce silence énigmatique ; mais j’ai compris que j’y faisois des efforts inutiles, & que je parlois à un muet. La lettre étoit sans adresse, c’étoit ce qui faisoit ma répugnance à l’ouvrir. Je l’ai rendue au porteur, en lui disant affirmativement que je voulois qu’il la reprît : à son air attentif & sot j’ai encore compris que je parlois à un sourd. Tout cela m’a paru de mauvais augure, & j’ai fortement insisté pour la lui faire reprendre ; mais voyant ma détermination, & craignant peut-être quelque violence de ma part, il a pris la lettre, l’a jettée au fond de ma chambre, & s’est mis à courir comme un fou.

Je ne sçais ce que tout cela peut [22] signifier ; mais je présume avec raison que cet écrit mystérieux renferme quelque particularité importante pour celui ou celle du moins qui en est l’auteur : la seule précaution qu’on a prise d’en charger un commissionnaire sourd & muet justifie assez ma présomption. On a craint qu’un autre confident ne se laissât séduire & ne parlât, cela est très-clair ; & dès-lors il faut penser que ce n’est ici ni une lettre ni une aventure ordinaire. Je puis d’autant moins m’empêcher de la croire, qu’ayant ramassé la lettre pour la déposer dans mon porte-feuille, j’ai lû à travers le papier, qui est très-fin, hélas ! il te falloit, (plus bas) la mort les finit, (plus bas) tes remords sont faux.

Il auroit fallu n’avoir point d’entrailles pour lire sans émotion des mots qui sans doute annoncent une situation & des sentimens affreux. J’ai [23] été tenté vingt fois de satisfaire ma curiosité, ou, pour mieux dire, l’impatience de mon cœur à plaindre un être malheureux : mais la prudence, la délicatesse m’ont constamment retenu. Cette lettre renferme peut-être des secrets qu’il est dangereux de sçavoir ; peut-être aussi ne m’est-elle pas adressée, & je sçaurois le secret d’un cœur que cette pensée désespéreroit. . . . Je l’ai renfermée dans mon porte-feuille, & je ne l’ouvrirai pas ; ou du moins si l’intention de la personne qui l’a écrite est que je sçache ce qu’elle contient, je la prie de m’en instruire par un billet particulier : ce dépôt restera chez moi, & sera perdu pour elle tant qu’elle n’aura pas la complaisance ou l’attention que je lui demande. ◀Récit général

[24] Metatextualité► On prie les personnes qui auront reçu les deux premieres Feuilles, & voudront recevoir la troisieme Lundi prochain, jour de la distribution, à cause de la fête qui suit, d’ordonner à leurs Portiers ou domestiques de payer les trois ensemble, & d’arrêter le Porteur le moins qu’il sera possible. Dans une distribution telle que celle-ci, les moindres obstacles à la rapidité de l’opération, prennent un tems toujours considérable. ◀Metatextualité ◀Niveau 2 ◀Niveau 1