Metatextualité
C’est sur-tout le choix de nos
Amusemens, qui distingue le goût épuré & délicat de
celui qui est grossier & plus commun : La Lecture est
généralement regardée, comme une occupation aussi utile
qu’agréable : Mais afin qu’elle réünisse ces deux avantages,
on devroit choisir, entre les livres qui sortent
continuellement de la Presse, ceux qui paroissent répondre
le mieux à ce but. Pour ce qui me regarde, j’évite autant
qu’il m’est possible, d’etre trompé à ce sujet, & j’aime
à apprendre tout ce qu’on peut savoir d’un Auteur avant que
je m’expose à perdre mon tems, en parcourant son
ouvrage. Je ne doute point que le plus grand nombre des
Lecteurs ne pense comme moi. C’est pourquoi à l’imitation de
mon illustre frere, dont la mémoire ne peut qu’être toûjours
précieuse, je vais rendre compte de ce que je suis, de ce
que sont les autres personnes qui ont part avec moi dans
cette entreprise, comme aussi du principal but qu’on se
propose dans cet Ouvrage. Par ce moyen le Lecteur n’aura
qu’à jetter les yeux sur les quatre ou cinq prémieres pages,
pour juger à quel point ce Livre est propre à l’amuser,
& il pourra ensuite suivant son goût, ou le garder, ou
le jetter à côté. Je promets encore que la flatterie n’aura
aucune part dans le portrait, que je ferai de moi-même &
de mes associées. Je me garderai bien d’attribuer à aucune
de nous quelque qualité, qui ne nous appartienne réellement,
& je n’essayerai point de passer le vernis sur aucun de
nos défauts.
Autoportrait
Metatextualité
Afin de donner au Lecteur une
preuve complette de ma sincérité, je commencerai par une
confession,
que les personnes de mon Sexe ne font
ordinairement que malgré elles, c’est que je n’ai
jamais été une beauté, & qu’il s’en faut beaucoup que je
sois encore jeune ; je reconnoîtrai aussi que j’ai donné
dans toutes sortes de folies & de vanités, autant que la
plus grande Coquette puisse le faire. La parure, les
équipages, & la flatterie étoient les Idoles de mon
cœur, j’aurois regardé comme perdu un jour qui se seroit
écoulé sans que j’eusse pu me produire. Ma vie, durant
quelques années, n’étoit qu’un enchainement continuel de ce
que j’appellois alors plaisir, & mon tems étoit
entièrement absorbé par le tracas d’une multitude de
divertissemens. Mais quels que soient les inconveniens
qu’une telle conduite m’a attirés, il me reste la
consolation de penser, que le Public en pourra tirer quelque
avantage : J’avoüe que la Compagnie que j’ai frequentée
n’étoit pas toûjours aussi bien choisie, qu’elle auroit dû
l’être pour mon intérêt & pour ma reputation ; mais d’un
autre côté, comme j’étois extrémement répanduë, j’ai appris
beaucoup de choses, qui sans cela m’auroient été toûjours
inconnues ; & lorsque la réflexion est venue moderer la
trop grande vivacité de mon temperamment, il m’a été facile de pénétrer dans les ressorts cachez qui ont
donné naissance aux divers événemens dont j’ai été témoin,
ou dont j’ai ouï parler : comme aussi de porter un jugement
sain sur les différentes passions qui agitent l’esprit
humain, de discerner par quels degrés imperceptibles elles
se rendent maitresses du cœur, & usurpent l’empire sur
la raison. Combien d’avantures extraordinaires, qui n’ont
fait dans leur tems qu’une legere impression sur mon esprit,
& auxquelles je n’ai plus pensé dès que mon étonnement a
cessé, se présentent aujourd’hui à mon souvenir, comme si
elles étoient toutes recentes ; & même avec cet
avantage, qu’elles sont entièrement dépouillées de ce
mysterieux que j’avois crû y trouver, par un manque
d’attention, & que je puis aisement rendre raison des
causes qui les ont occasionnées !
Metatextualité
Avec cette expérience, jointe à
une certaine pénétration naturelle, & à une meilleure
éducation qu’on ne la donne ordinairement aux personnes de
mon Sexe, je me flattois que j’étois en état d’amuser
utilement le Public, ce qui s’accordoit si bien avec ces
restes de vanité, dont je n’étois point encore
totalement délivrée, que je résolus de m’y appliquer, &
que je commençai sur le champ à considerer, quelle Méthode
seroit la plus propre à me faire réussir. De me borner à un
seul sujet, je sçavois que je ne plairois par-là qu’à une
seule classe de Lecteurs, & mon ambition étoit telle,
que j’aurois voulu voir mes ouvrages universellement lûs,
s’il eût été possible. Mes observations sur la nature
humaine m’avoient appris, qu’il y avoit dans chaque esprit
plus ou moins de curiosité : c’est pourquoi je fis mon
affaire principale de profiter d’une disposition si
générale, de manière que mes Lecteurs se plussent à lire les
avantures des autres, & apprissent par là à regler leur
propre conduite. Dès que j’eus reglé avec moi-même ce point
capital, je commençai à m’ériger en Auteur, en couchant par
écrit plusieurs choses, que je m’imaginois devoir plaire à
tout le Monde, parce qu’elles me plaisoient à moi-même ;
mais les voulant examiner le jour suivant, je les trouvai
très imparfaites tant pour le fond que pour le style, &
il me parut absolument nécessaire d’appeller à mon secours quelques Dames de ma connoissance, qui eussent
les qualités requises pour ce dessein.
Hétéroportrait
La première sur qui je jettai le
<sic> yeux, & à qui je donnerai le nom de Mira~i,
est descendue d’une famille dans laquelle l’esprit passe
pour être héréditaire ; elle est mariée à un Cavalier digne
à tous égard de posseder une si excellente femme, & elle
vit avec lui dans une harmonie parfaite, ensorte que rien ne
peut interrompre la tranquillité dont elle jouit, ni
confondre ces idées brillantes qu’elle tient de la nature
& de son Education ; ce qui m’a fait penser que le
Public goûteroit extremement ce qu’elle voudroit bien me
communiquer.
Hétéroportrait
Celle qui suit est une Veuve de
qualité, qui n’a point enseveli sa vivacité dans la Tombe de
son illustre époux, & qui continue de prendre part à
tous les plaisirs du Monde, autant qu’ils sont compatibles
avec son innocence & son honneur : Elle n’affecte jamais
la moindre austerité dans sa conduite, & elle n’est
nullement rigide à l’égard de ces fautes dont elle est
elle-mêne exempte : aussi les personnes de sa connoissance,
qui se sont conduites avec le moins de
circonspection, ne se font aucun scrupule de lui confier des
secrets qu’elles voudroient cacher à tout le Monde. La
troisième est la Fille d’un riche Marchand, belle comme un
Ange, & ornée de tant de perfections, que ceux qui la
connoissent à fond, sont moins frappés de sa beauté, toute
parfaite qu’elle est, que des qualités de son ame.
J’appellerai cette charmante & jeune Dame Euphrosine~i,
puisqu’elle a tout l’enjoûment & toute la douceur qu’on
attribue à cette Déesse.
Metatextualité
Ces trois Personne approuverent
mon dessein, me promirent tout le secours qu’elles seroient
en état de me donner, & me le prouverent bientôt en
m’apportant leurs differens Essais. Mais comme le Lecteur ne
s’embarrassera pas de connoître la Personne qui l’amuse
pouvû qu’elle y réussisse ; je me contenterai de publier
sous le Titre général de Spectatrice, toutes les productions
que me seront communiquées par ces Dames, ou par d’autres
qui pouront entrer dans notre correspondance, & quel que
puisse être le nombre de ceux qui contribueront à cet
Ouvrage, on doit les regarder comme les Membres
d’un seul corps qui parle par ma bouche. Je dois aussi
informer le Public que, pour m’assurer des intelligences qui
ne manquent jamais, j’ai placé des Espions, non seulement
dans les lieux les plus fréquentés de cette Capitale &
de ses environs, mais encore à ( *
1)
Bath~i Tunbridge~i & Spaw~i, & que j’ai trouvé le
moyen d’étendre mes correspondances, jusques en France~i, à
Rome~i, en Allemagne~i, & dans d’autres parties du
Monde, en sorte que rien de curieux ou qui soit digne de
remarque, ne peut échapper à mon attention : En cela je
crois avoir trouvé un meilleur moyen de pénétrer dans les
Mysteres des ruelles, les intrigues du cabinet, ou les
détails de la Campagne, que si j’avois le pouvoir de me
rendre invisible, & de me transporter partout aussi vite
que je le souhaiterois ; puisque malgré ces dons
surnaturels, je ne pourrois jamais être que dans un seul
endroit en même tems, au lieu qu’il me suffit
maintenant de parcourir quelques papiers que j’ai reçus de
mes émissaires, pour découvrir d’un seul coup d’œil tous les
secrets de l’Europe~i, du moins ceux qui se rapportent à mon
dessein. Cependant, je ne voudrois pas, pour tout au monde,
que sur ce que je dis, on m’attribuât le dessein de me
donner carrière sur les faits scandaleux en les repandant
dans le Public : Quiconque se mettra à me lire dans cette
idée, se verra extremement trompé. Il est vrai que je
n’introduirai sur la scene que des faits qui seront
réellement arrivés ; mais j’aurai soin de déguiser les
personnages & les noms qui ayent du rapport à leur
caractère ; mon intention étant seulement d’exposer le vice
& non le vicieux. Je ne me bornerai point non plus à ce
que arrive de nos jours ; mais lorsque je trouverai chez les
anciens un exemple qui puisse répandre du jour sur le sujet
que j’aurai dans l’esprit, je ne me ferai aucun scrupule de
m’en servir. Dans quelque Siècle qu’on ait vû briller la
vertu, on ne peut jamais la proposer trop souvent pour
Modele, ni imprimer trop profondement dans les
esprits des Jeunes gens des deux Sexes les fatales suites
d’une mauvaise conduite ; & comme l’on ne se propose
dans les feuilles suivantes que de corriger le fautif, &
de procurer aux autres un innocent amusement, on évitera
avec un très grand soin tout ce qui pourroit servir
d’aliment au venin d’un coeur gâté & d’un mauvais
naturel. C’est pourquoi si quelqu’un hazarde à jetter sur
personne le deshonneur de ces actions dont nous pourrons
parler dans la suite, ou de faire ce qu’on appelle une clef
de cet ouvrage, il doit s’attendre à se voir traité dans le
discours suivant, avec toute la rigueur qu’un procedé aussi
injuste merite. J’ai dit à present tout ce qui m’a paru
nécessaire touchant cette entreprise ; je la soumets donc à
la censure du Public, sans avoir ni trop de confiance, ni
trop d’inquiétude sur le succès.
Niveau 3
Citation/Devise
De toutes les passions qui
nous viennent d’en haut,
L’Amour est la plus noble,
la plus douce & la meilleure.
Dit un de nos Poëtes les plus estimez, & je
conviens sans repugnance que l’Amour en lui-même, quand il est
sous la direction de la raison, donne, si l’on peut s’exprimer
ainsi, de l’harmonie à nôtre ame, en la faisant incliner à la
douceur & à la générosité.
Niveau 3
Satire
Mais je n’approuve nullement
les définitions de cette passion telles qu’on les trouve
communement dans les Comédies, les Historiettes ou les
Romans. Les Auteurs de ces Ouvrages semblent épuiser
toute leur adresse pour rendre plus intéressant le
caractère qui fait le moins de cas des obligations, dont
l’observation pourroit seule faire de l’Amour une vertu.
Ils parent de roses leur Cupidon~i, le nomment le Dieu
des tendres désirs, & des plaisirs toujours
renaissans, & dans le même tems ils lui donnent
l’esprit vindicatif & la fureur de Mars~i : ils le
représentent comme ne pouvant souffrir aucune
contradiction, & foulant aux pieds tous les liens de
devoir, d’amitié ou d’affection naturelle, & qui
plus est, ils veulent que le motif excuse le crime.
Combien de telles maximes ne doivent-elles pas être
fatales & pernicieuses á á <sic> une ame jeune &
sans expérience, surtout quand elles lui sont
présentées sous des termes pompeux ! La beauté de l’expression
lui en cache le venin, & chaque calamité, chaque malheur que
l’Amour occasionne lui paroit avoir mille charmes. Ceux qui
sentent cette passion sont si éloignez de s’en défendre, ou de
rougir d’un attachement qui est fort souvent contraire à la
raison, qu’ils se plaisent á tourner en ridicule les
remontrances de leurs Amis les plus sensez. Mais ce qui est
encore plus fâcheux, & qui montre évidemment les mauvais
effets des ouvrages de cette nature, c’est qu’on voit souvent
des filles, trop jeunes encore pour qu’on leur parle d’Amour, ou
même pour savoir ce qu’est cette passion, affecter les manières
languissantes que leurs lectures leur ont apprises, rouler
amoureusement les yeux, soupirer, croiser les bras &
négliger les connoissances les plus utiles, pour s’appliquer
uniquement à acquerir la réputation de connoître aussi bien
qu’aucune femme toutes les peins & les délicatesse de
l’Amour.
Exemple
La jeune Tenderilla~i
est une de celles dont je parle : il y a quelques jours
qu’elle fut invitée à un concert & aussi-tôt
que la Musique commença elle s’écria sur un ton languissant,
mais assez haut pour être entendue de la plus grande partie
de l’assemblée : Jouez donc si la Musique est l’aliment de
l’Amour. Il y avoit avec elle une jeune Dame qui passe pour
être sur le point de se marier, mais qui se contente de
faire part des tendres sentimens qu’elle a pour son futur
époux, à ceux qui y ont intérêt. Celle-ci rougit extrêmement
de l’extravagance de sa voisine, & plus encore
lorsqu’elle s’apperçut que chacun tournoit les yeux de son
côté, & qu’elle démêla à travers les sourires & les
chuchetemens de la compagnie, que l’on s’imaginoit que la
jeune Demoiselle ne s’étoit écriée de la sorte qu’à son
sujet. Un Petit Maître qui se trouvoit à ces côtez saisit
cette occasion de la railler fort spirituellement, à son
avis, sur la decouverte, que sa jeune confidente venoit de
faire : ce qui mit cette pauvre Dame dans une très grande
confusion, jusqu’à ce que celle qui l’avoit occasionnée,
fâchée de voir qu’on prenoit si mal sa pensée, & qu’on
faisoit point d’attention à elle, fit tant d’extravagances,
qu’il ne resta plus aucun doute sur celle qui
meritoit d’être tournée en ridicule.
Avec quelle
facilité un de ces Avanturiers qui cherchent fortune, ne
pourroit-il pas faire sa proye de cette Héroine à la Bavette ?
Moins il auroit de qualités qui justifiassent le choix qu’elle
en feroit, plus ses parens lui paroitroient-ils contraires à une
telle union, plus aussi se feroit-elle honneur d’une noble
obstination à mépriser leurs avis, & à sacrifier sa personne
& sa fortune en faveur d’une passion qui ne seroit
qu’imaginaire ; & il n’est pas nécessaire d’être un grand
Prophête pour prédire, que si on ne lôte pas au plûtôt des mains
de ceux qui ont actuellement l’œil sur sa conduite, & si on
ne prend pas une Méthode toute différente pour l’accoutumer à
penser & à reflêchir, ces mêmes richesse que ses Parens
avoient amassées pour lui assûrer un bonheur durable, seront un
appas qui occasionnera sa ruine. Je remarque avec chagrin, que
depuis quelques années, cette disposition s’est manifestée de
plus en plus parmi nos jeunes Dames, dont quelques-unes sont à
peine entrées dans leur treizième année, qu’elles
deviennent impatientes d’avoir des Admirateurs, & de faire
le sujet d’une Piéce de vers ou d’une chanson d’Amour : elles
s’attendent que la presse sera grande pour leur faire la Cour,
& celui qui s’applique le premier à les persuader qu’il les
aime, est bien près de réussir dans son entreprise. L’ardeur de
leurs désirs donne de nouveaux charmes aux poursuites de leurs
soupirans ; ce qui fait, qu’une jeune personne qui s’est devouée
à être la victime des artifices de son prétendu amant, & de
sa propre étourderie, & qui vient ensuite à se convaincre de
son erreur, ne peut refléchir sur sa conduite passée sans être
saisie d’étonnement & de honte ; elle déteste alors l’objet
de sa première passion imaginaire, & elle ne désire rien
avec plus d’ardeur, que de se voir délivrée pour toujours, de
celui à qui elle avoit témoigné autrefois tant d’empressement.
Ce n’est donc pas l’inconstance naturelle que les homme
reprochent à nôtre Sexe, qui nous porte à toutes ces démarches,
pour secoüer un joug, que nous nous sommes imposées avec tant de
précipitation, mais plûtôt une disposition romanesque à nous persuader que nous aimons lorsqu’il n’en est encore
rien. Dès qu’une fois nous aimons véritablement nous changeons
rarement, nous soutenons les revers de fortune avec courage
& patience. Nonobstant les chagrins que notre choix nous
attire, nous ne nous en repentons point, & il n’y a qu’une
suite continuelle de mépris & de mauvais traitemens de la
part de l’objet que nous aimons, qui puisse nous le rendre moins
cher. Une Maxime qu’on recommande ordinairement avec beaucoup de
raison à une jeune Dame, c’est qu’elle doit bien se convaincre
de la sincérité du Cavalier, qu’elle est sur le point
d’épouser : mais j’ajoute, qu’il n’importe pas moins à son
bonheur comme à celui de son prétendu Epoux, qu’elle soit bien
assûrée de son propre cœur, & qu’elle examine avec la plus
grande attention si ce qu’elle ressent pour lui est une
tendresse réelle, ou un simple goût ; & comme cet examen ne
peut point se faire sur le camp, je ne saurois approuver ces
Mariages précipitez, ou ceux que se font avant que les parties
soient parvenues à cet âge, où l’on suppose qu’elles sont
capables de se connoître.
Exemple
S’il étoit possible à cet âge de
se connoître soi-même, & de juger de ce qui nous
convient, y a-t-il quelqu’un qui ait connu la belle
Martesia~i à cet âge, & qui n’eût voulu se reposer sur
sa conduite ?
Niveau 3
Autoportrait
Martesia~i descendoit
d’une Famille très-illustre, elle pensoit avec une
dignité convenable à sa haute naissance, la Nature
l’avoit douée d’un esprit, d’un jugement & d’une
pénétration surprenante ; toutes ces qualités
naturelles avoient été perfectionnées par une
excellent éducation.
Martesia~i l’étonnement & les délices de tous
ceux qui la voyoient, ou l’entendoient parler, donnoit à un
monde d’Admirateurs les plus grandes espérances qu’elle
seroit un jour autant distinguée par ces vertus qui rendent
agréable l’état conjugal, qu’elle l’étoit alors à l’égard
des autres perfections qui font honneur au beau Sexe. Mais
hélas ! comment toutes ces charmantes espérances se
sont-elles évanouies ! Plusieurs jeune gens de qualité ses
égaux en naissance, & en fortune, craignant que ceux qui
devoient disposer de son sort ne rejetassent leurs
propositions à cause de sa trop grande jeunesse, attendoient
qu’elle fût plus âgée pour lui déclarer leur
passion : mais un rival plus hardi, & dont on ne se
défioit point, hazarda ce que leurs respect & leur
timidité les empéchoit de tenter, & réussit dans ce
dessein. Martesia~i sans expérience fut charmée de cet
Amant, & se plût à écouter ses protestations d’Amour ;
la nouveauté de ses poursuites ajoutoit de la grace à tout
ce qu’il disoit, & elle croïoit ne joüir d’aucun bonheur
que dans sa conversation. Enfin ses frequentes visites
furent remarquées ; on lui refusa la liberté de la voir,
& on ne permit plus à Martesia~i de sortir sans être
accompagnée d’une autre personne qui devoit épier sa
conduite. Comme elle avoit une grande vivacité, &
qu’elle ne pouvoit point souffrir de contradiction, cette
contrainte ne servit qu’à augmenter l’inclination qu’elle
avoit conçue en faveur du Cavalier. Elle se faisoit les
idées les plus Romanesques du mérite & de la passion de
cet Amant ; son imagination agitée formoit mille tendres
& mélancholiques soliloques, & elle les mit par
écrit comme s’ils avoient été faits par son Amant sur cette
séparation. Il est vrai qu’il fut très mortifié de cet
obstacle à la continuation de ses
poursuites ; mais ni elle, ni aucune autre personne n’a
jamais pu savoir s’il soulagea de la même manière son
affliction. Il faut cependant convenir qu’il employa des
moyens bien plus efficaces pour parvenir au but de ses
désirs. A force de présens, de promesses, & de priéres,
il obtint d’une personne qui frequentoit cette Maison,
qu’elle se chargeroit de ses Lettres & des Réponses.
Cette correspondance lui fut peut-être plus utile que s’il
avoit toujours eu la liberté de la voir : Elle consentit à
l’épouser, & pour lui tenir parole, elle exposa sa vie
en descendant au milieu de la nuit par la fénétre d’un
second étage à l’aide de son matelas & de ses
couvertures, & d’autres choses qu’elle avoit attachées
ensemble. Son Amant l’attendoit avec son équipage au bout de
la rue, d’où il la conduisit à sa Maison de Campagne. Le
jour ne faisoit que paroître lors qu’ils y arrivèrent, &
son Chapelain ne tarda pas à les unir si étroitement,
qu’aucune autorité ne fut plus capable de les séparer. Comme
le Cavalier étoit d’une Famille ancienne & honorable,
& qu’il jouissoit d’un bien fort
considérable, les parens de la Dame eurent bien- tôt pris
leur parti sur une chose qui étoit irreparable, & on les
regarda quelque tems comme le plus heureux couple du monde.
Mais que ces plaisirs passagers s’envolérent bien vite, pour
ne laisser à leur place qu’angoisse & qu’amertume !
Martesia~i étant allée faire visite à une Dame de ses
intimes amies, y rencontra par malheur le jeune
Clitandre~i ; il ne faisoit que d’arriver de ses Voyages,
étoit bienfait de sa personne, avoit infiniment de gayeté,
& un certain je ne sçais quoi, dans son air & dans
ses manières, qui avoit déjà été funeste à la tranquillité
& à la réputation de plusieurs personnes de notre Sexe.
Il étoit naturellement fort porté à l’Amour ; aussi
sentit-il toute la force de ses charmes, qui auroit pû
toucher l’homme le plus froid & le plus moderé dans ses
désirs. Enhardi par ses bonnes fortunes, & quoiqu’il
apprit que Martesia~i n’étoit plus libre, cela ne l’empêcha
pas de lui déclarer sa passion. Elle trouva une secrette
satisfaction à l’entendre, & sa jeunesse l’empêcha d’en
prévoir le danger : c’est pourquoi elle ne se
mit pas en peine d’étouffer cette inclination dans sa
naissance, jusqu’à ce qu’elle eût fait de si grand progrès,
qu’il n’eût plus été en son pouvoir d’en venir à bout,
quelque violence qu’elle se fût faite. Il est vrai qu’elle
brûloit alors réellement d’une flamme qui n’avoit été
qu’imaginaire à l’égard de son Epoux, & elle avoit trop
de repugnance à combattre une inclination qui paroissoit ne
lui préparer que des délices, pour qu’elle voulût en prendre
la peine. La maison où ils avoient fait connoissance devint
bientôt le Théatre de leurs rendez-vous. La Maitresse du
Logis aimoit trop la Galanterie, pour troubler le bonheur
dont ils jouïssoient sans témoin dans leurs entretiens
secrets. Combien la vertu est-elle foible lorsque l’Amour
& l’occasion se réunissent contre elle ! Quoique
Martesia~i pensât avec autant de rafinement & de
délicatesse qu’aucune autre Femme, elle ne put résister aux
sollicitations d’un Amant qu’elle adoroit. Un seul moment
fatal détruisit toutes ses sublimes idées d’honneur & de
réputation, & effaça les principes de vertu
qu’on avoit gravés de bonne heure dans son Ame. Un total
oublie de son Epoux, de sa Maison & de sa Famille fut la
consequence de cet Amour ; s’étant abandonnée elle-même,
tous ses devoirs le furent bientôt. Tous ceux qui la
connoissoient ne tarderent pas à s’apercevoir de ce
changement, mais sur-tout son Epoux, qui y étoit le plus
interessé. Il l’aimoit véritablement, & avoit crû en
être aimé de même : ne pouvant se figurer encore que son
infortune fût réelle, il chercha quelque autre motif de
l’aversion qu’elle témoignoit pour rester chez elle, ou pour
le suivre dans les mêmes Maisons qu’ils avoient accoutumé de
frequenter. Mais soit qu’elle n’eût point l’art de
dissimuler, ou qu’elle ne voulût point en prendre la peine,
il fut convaincu, en dépit de lui-même, que cette affection
dont elle lui avoit donné fraichement tant de preuves ne
subsistoit plus. En vain examinoit-il toutes ces actions, il
n’y trouvoit rien qui eût pût occasionner un revers si
affligeant. Il se plaignit un jour à elle dans les termes
les plus tendres, de ce qu’elle le laissoit
jouïr si rarement du bonheur de sa conversation. Il la
conjura que s’il l’avoit offensée par inadvertance, elle
voulût l’instruire de sa faute, l’assûrant qu’il y prendorit
garde à l’avenir : Il lui demanda si elle souhaitoit qu’on
changeât quelque chose dans les conditions de son Contract,
& de son Douaire, lui promettant que si elle lui faisoit
connoître sa volonté, elle seroit obéïe sur le champ. Elle
ne repliqua à ce discours qu’avec une indifference qui
l’assomoit, qu’elle ne savoit point ce qu’il voloit dire ;
qu’elle ne s’étoit jamais plainte de rien, & qu’ainsi il
ne devoit point s’imaginer qu’elle fût mécontente ; qu’on ne
pouvoit pas être toujours de la même humeur, & qu’elle
le prioit de s’épargner & à lui-même & à elle le
desagrément de pousser plus loin ses questions. Eut-il été
doué de la plus grande insensibilité, au lieu que chacun le
connoit pour un homme très sensible, un semblable procédé
n’auroit pû que lui ouvrir les yeux : il ne douta plus de
son malheur, & résolu d’en découvrir l’Auteur, s’il
étoit possible, il fit observer sa chaise
partout où elle se rendoit, & il prit de si bonnes
mesures qu’il fut bientôt informé de la vérité. Dans les
premiers mouvemens de sa rage, il vouloit envoyer un cartel
au Destructeur de son bonheur ; mais étant un peu revenu à
lui-même, il rejetta ce dessein, parce qu’il vouloit menager
la réputation de Martesia~i ; elle lui étoit encore chere,
& il se flattoit de la ramener un jour à son devoir. Il
est sûr qu’il mit en pratique tous les tendres stratagémes
que son genie fecondé de son Amour put lui inspirer mais
bien loin qu’elle se laissat toucher par ses discours ou par
sa conduite, elle devint de jour en jour plus sévére à son
égard. Enfin il en vint aux plaintes & aux reproches ;
il lui insinua qu’il n’ignoroit pas sa conduite, &
quoiqu’il fût prêt à pardonner ce qui s’ètoit passé, qu’il
ne convenoit pas à son caractère d’Epoux, de souffrir plus
longtems des insultes de cette nature. Ce Discours lui fit
perdre patience ; elle lui reprocha avec une extrême
aigreur, qu’il eût ôsé concevoir le moindre soupçon de sa
vertu, & traitter de criminels des amusemens très
innocens ; peutêtre aussi fut-elle ravie que
cette occasion se présentât de lui faire connoître combien
elle regrettoit de l’avoir jamais écouté, & de pouvoir
maudire en sa présence le jour qui avoit éclairé leur union.
Ils vécurent ensuite si mal ensemble que n’ayant pas des
preuves suffisantes pour obtenir un divorce, il se détermina
à faire lit à part ; & quoiqu’ils continuassent à
habiter la même maison, ils en agirent réciproquement comme
avec des étrangers, ne mangérent plus à la même table, à
moins qu’ils n’eussent compagnie ; & cela uniquement
pour éviter les questions qu’on n’auroit pas manqué de leur
faire s’ils s’en étoient exemptez, & parce qu’ils
souhaitoient également que personne ne fût jamais informé de
leurs differends. Mais tandis qu’ils continuoient à se
traitter réciproquement d’une manière si contraire à leurs
premières espérances, ou aux vœux dont ils s’étoient liez
aux pieds des Autels, Martesia~i devint enceinte. Malgré
toute l’indolence qu’elle avoit témoignée, elle commença à
s’alarmer : son Mari alloit être le maître d’obtenir un
divorce, & quoiqu’elle eût été charmée de se
séparer d’avec lui pour quelle autre raison que ce fût, elle
ne pouvoit supporter la pensée de se voir perdue de
reputation dans le mode. Elle n’ignoroit pas les bruits qui
couroient sur sa conduite ; elle avoit eu assez de fierté
& de courage pour les mépriser tandis qu’ils n’étoient
appuyez d’aucune preuve ; mais elle alloit en donner une si
convaiquante, qu’elle ne pouvoit y refléchir sans se sentir
pénétrée de honte & de confusion. Elle fit tout son
possible pour enlever cette preuve de son crime ; mais ne
pouvant pas réussir à faire périr son fruit, elle n’eut
point d’autre recours qu’à cette Amie qui étoit la seule
confidente de sa malheureuse passion. Cette pernicieuse Amie
la consola aussi bien qu’elle put, & l’assura qu’elle
n’avoit qu’à venir directement chez elle lorsque son heure
approcheroit, & qu’elle y trouveroit toutes choses
prêtes pour recevoir une femme de son état. Elle prétexta
une indisposition pour cacher l’alteration de sa taille, vit
peu de monde, & ne porta que des robes amples. Enfin le
moment si redouté la surprit au milieu de la nuit ; saisie
des douleurs les plus vives, que ses inquiétudes & ses angoisses rendent encore plus horribles,
elle se leve, sonne pour faire venir sa femme de chambre,
lui dit qu’elle a fait un songe effrayant touchant cette
Dame, qu’elle considere plus que personne au monde, comme
elle-même a pû s’en apercevoir, lui ordonne de faire venir
une chaise, car elle ne peut pas être tranquille qu’elle n’y
soit allée & ne l’ait vue elle-même. La femme de chambre
est d’une surprise extrême, mais sa Maîtresse étoit absolue
dans ses volontez. La chaise arrive, & sans autre
compagnie que le desordre & l’agitation des ses pensées,
on la transporte dans le seul endroit où elle s’imaginoit
trouver un asile contre l’infamie. On avoit eu soin de tenir
une sage femme prête ; ainsi elle accoucha heureusement
d’une fille, qui expira un moment après sa naissance. Il
falloit encore prévenir autant qu’il seroit possible que
cette avanture ne transpirât : c’est pourquoi la nouvelle
accouchée se fit porter chez elle le même matin, &
s’étant mise au lit, elle y resta plusieurs jours sous
prétexte qu’elle s’étoit foulée le pied. Nonobstant toutes
ces précautions, on le devina, & on en murmura dans le
Public. Les personnes à qui la proximité
donnoit le privilege de lui parler à cœur ouvert, ne
manquerent pas de lui dire tout ce qu’on publioit sur son
compte ; & celles qui n’osoient pas prendre cette
liberté, lui firent connoître par leurs regards & par
leur conduite reservée, chaque fois qu’elles se
rencontroîent avec elle, combien peu elles approuvoient sa
conduite. Elle avoit de son côté trop de discernement pour
ne pas s’apercevoir de leurs pensées, & toute la fierté
naturelle n’empêchoit pas qu’elle n’en fût humiliée. Pour
comble de malheur, Clitandre~i devenoit chaque jour plus
froid dans les soins qu’il lui rendoit, & bientôt après
elle apprit qu’il étoit sur le point de se marier avec une
Dame, qui lui étoit autant inférieure en beauté qu’en
esprit. Enfin se voyant abandonnée de ses parens, & de
la plûpart de ses connoissances, n’étant aimée ni considerée
de personne, devenue un objet de compassion pour celles même
qui ne pouvoient se vanter que d’une plus grande
circonspection, elle prit la résolution de quitter
l’Angleterre~i pour toujours. Dans le même tems son époux
avoit commencé à gouter d’autres amusemens,
& il était sans doute satisfait de se voir delivré de
toute contrainte par l’éloignement de sa femme : aussi il
regla de bonne grace avec elle, & il consentit à lui
faire payer, partout où elle seroit, la somme dont ils
étoient convenus. Elle prit alors congé d’un pays où elle
avoit été idolatrée, & qu’elle taxoit d’injustice parce
qu’il n’avoit pas fermé les yeux à ce qu’elle auroit voulu
cacher. La voilà à présent dans un banissement volontaire,
privée de ses amis, réduite à courir le monde sans succès
après une tranquillité qu’il lui auroit été facile de
trouver chez elle dans le sein d’un époux autant aimé qu’il
l’eût aimée. Aimable & malheurese Dame ! née avec toutes
les qualités les plus propres à lui procurer l’amour &
l’admiration d’un chacun, un seul faux pas suffit pour la
ruiner, elle perd tout ce qui est le plus précieux aux yeux
du monde, & pour avoir beaucoup brillé, son malheur n’en
fait que plus de bruit.
Ce seroit, á mon avis, être
trop rigoureux, que de rejetter sur les jeunes Dames tout le
blâme des mariages inconsiderés. Leurs Parens les forcent
quelquefois à faire des choses aux quelles
elles n’auroient jamais pensé, sans les précautions excessives
dont on a usé à leur égard. Je suis assuré, que si les
Italiennes, les Espagnoles, & les Portugaises se rendent si
promptement aux premières avances qu’on leur fait, ce n’est pas
qu’elles soyent d’une complexion plus amoureuse que les femmes
d’autre païs, mais parce qu’elles sont privées avec tant de
cruauté de toute conservation avec les hommes. Comme les
occasions se présentent rarement, il faut qu’elles ouvrent leur
cœur dès la première entrevûe, & elles n’osent refuser ce
qu’il ne seroit peut-être plus en leur pouvoir d’accorder.
Exemple
Dans la suite même en Turquie~i,
où nos Voyageurs se vantent de leurs succès auprès des
femmes, j’en ai connu plusieurs qui ont épousé des Anglois,
& qui ayant la liberté de vivre suivant nos coutumes,
sont devenues de très excellentes femmes.
Niveau 3
Hétéroportrait
Les François sont sans
contredit de tous les peuples le plus gay, le plus
vif, & celui qui accorde les plus grandes
libertés aux femmes ; cependant c’est un prodige
chez eux, que d’entende parler d’un mariage
clandestin ; & quoique les scénes
des galanterie y soyent plus fréquentes qu’ailleurs,
je crois qu’il n’est point de pays où il se fasse
moins de faux pas, & où les Maris ayent moins de
raison de se plaindre que leurs femmes manquent de
chasteté.
Dans tous les âges la Nature abhorre la contrainte ; mais
la jeunesse surtout, comme plus opiniâtre & plus impetueuse,
hazardera tout pour se délivrer des loix qu’on lui impose. C’est
donc manquer de prudence, comme user injustement de son
autorité, que d’enfermer une jeune Dame, & de la priver de
tout commerce avec les hommes, de crainte qu’elle ne prenne du
goût pour l’un d’entr’eux. Le hazard peut détruire en un moment
un ouvrage qu’on a eu bien de la peine à élever. Une femme qui
voit tous les jours autour d’elle une grande diversité d’objets
les plus amusans, court moins de risque de perdre son cœur,
qu’une autre qui se trouveroit par accident dans un tête à tête.
Une jeune fille qui entend continuellement des jolies choses,
les regarde comme des mots d’usage : sa vanité peut en être
flattée, mais il n’en reste aucune impression dans son cœur.
D’un autre côté, celle qui n’est point accoutumée
aux manières galantes des personnes polies à l’égard de notre
Sexe, gobe avec avidité les premières politesses qu’on lui dit,
prend pour une déclaration d’amour, ce qui n’est peut-être qu’un
pur compliment, & y réplique de manière á l’exposer ou à la
risée de la Compagnie, ou aux desseins de celui qui parle, s’il
est vrai qu’il en ait quelqu’un. Pour cette raison les Dames de
la Campagne, qu’on ne laisse jamais venir en ville de peur que
la petite verole ne leur gâte le teint, ou qu’une Galanterie ne
ruine leur reputation, sont plus aisément en proye aux artifices
des hommes, que celle qui ont été élevées avec moins de gêne.
Comme elle passent rarement l’enceinte du parc de leurs pères, à
moins que ce ne soit pour aller à l’Eglise ; si le Ministre est
un homme hardi, & qu’il ait le courage de jetter par-dessus
la muraille une chanson d’amour, ou quelques couplet de vers
adressez à la jeune Demoiselle, où même de les glisser dans sa
main lorsqu’il fait une visite à la famille, il a une admirable
occasion de faire sa fortune ; encore est-ce un bonheur qu’il
n’arrive rien de pire. Combien de fille de Gentilshommes Campagnards ont sauté par-dessus haye &
barrière pour se jetter entre les bras d’un faiseur de foin, ou
d’un laboureur jeune & bienfait ? Il est rare que nos Dames
de Londres~i soient gardées avec autant de reserve ; mais si le
cas arrive, comme la Nature est la même partout, les suites en
seront aussi les mêmes.
Exemple
La jeune
Lagerette~i se seroit-elle jamais abbaissée à épouser la
<sic> Laquais crasseux qui couroit devant sa chaise,
s’il n’avoit pas été le seul homme à qui son Pére lui eût
permis de parler ? Ou Arminie~i auroit-elle trouvé quelques
charmes dans un homme de la plus basse condition, si on lui
avoit permis de voir les Personnes de qualité ?
Exemple
Seomanthe~i a été élevée, pour
son malheur, sous la tutèle de sa Tante Negratia~i, dont
l’âge & les infirmités augmentoient encore la mauvaise
humeur naturelle. Tous les plaisirs de cette vie étoient
passez pour elle ; & elle s’en dedommageoit par sa
malignité contre ceux à qui leur âge permettoit de les
gouter ; elle censuroit avec une extrême séverité les
divertissemens les plus innocens : la moindre complaisance
pour un Cavalier était suivant elle scandaleuse
au dernier degré. Son caractère étoit si bien connu, que sa
maison n’étoit fréquentée, que de quelques prudes, dont la
laideur étoit une antidote contre tout désir amoureux, de
quelques débauchez usez, accablez d’années, qui avoient
survécu à tout sentiment de plaisir, & de quelques faux
devots, que leur hypocrisie faisoit subsister. Seomanthe~i,
qui étoit jeune, aimable, & naturellement enjouée, fut
condamnée à voir une semblable Compagnie. Elle n’entendoit
que des railleries contre les plaisirs dont jouissoient ses
égales en naissance & en fortune, mais elle avoit trop
de bon sens pour les regarder comme criminels : elle pensoit
qu’on pouvoit fort innocemment se permettre d’aller
quelquefois à la Comédie ou à l’Opera ; & on ne put
jamais la persuader que la Cour fût aussi dangereuse qu’on
la représentoit. Plus on lui prêchoit contre les habits
galonnez & contre les perruques à la mode, plus elle
leur trouvoit de charmes ; si elle voyoit passer un Carosse,
rempli de Dames & de Messieurs, elle souhaitoit d’y
être ; si elle appercevoit un jeune Cavalier bien mis, elle
languissoit de le connoître. Enfin ses désirs
s’accomplirent : le bruit que Negratia~i avoit chez elle une
jeune héritiere, maîtresse d’un gros bien, parvint aux
oreilles d’une de ces harpies qui s’entretiennent
misérablement du revenu de leurs fourberies, & en
ruinant pour toujours les personnes qui ne sont pas sur
leurs gardes. Cette malheureuse avoit été employée par un de
ces hommes qui n’ont d’autre titre que leurs oisiveté &
qui mettent sur leurs dos tout ce qu’ils possèdent dans
l’esperance de plaire à quelque femme riche ; & elle ne
devina que trop bien qu’elle avoit trouvé dans Seomanthe~i
ce qu’elle cherchoit. Elle vint donc chez elles sous le
prétexte de lui offrir à très bon marché des dentelles, de
la Toile d’Hollande~i & du Thé le plus fin. Negratia~i,
qui étoit une bonne ménagère, & aimoit à acheter à bon
marché, la reçut avec plaisir : s’étant approchée de la
fénêtre pour examiner quelques effets de cette femme,
celle-ci en profita pour glisser une lettre dans la main de
Seomanthe~i, ajoutant qu’elle venoit d’un Cavalier le plus
beau du monde, & qui mourroit de désespoir si elle ne
lui accordoit pas la légère faveur de lui
répondre. La jeune Dame la reçut en rougissant, & la mit
dans son sein, sans avoir le tems de repliquer, parce que
Negratia~i s’approcha d’elle dans le même instant. Comme
cette femme entendoit son métier à merveille, elle fit si
bien qu’on lui dit de revenir le jour suivant, pour faire
voir à ces Dames diverses marchandises dont elle leur avoit
parlé. Tandis qu’elle replioit ses paquets, elle fit signe
de l’œil à Seomanthe~i, & lui jetta un regard si
expressif, que cette pauvre victime, quoique jeune &
sans expérience, en comprit parfaitement le sens, &
qu’elle devint elle-même impatiente pour le succès d’une
avanture, dont le commencement lui donnoit tant de
satisfaction. Elle courut d’abord à sa chambre, où elle
s’enferma, & ayant ouvert ce billet, elle trouva qu’il y
étoit parlé de flammes, de dards, de blessures, d’amour
& de mort même : elle y lût les plus grands éloges de sa
beauté, & les plus violentes imprécations de ne pas
survivre au malheur de la trouver indifférente ; & tout
cela dans un style, avec des expressions qui auroient excité
la risée d’une femme de monde, mais qui tirèrent des larmes de la simple Seomanthe~i. Elle s’imagina
qu’il l’avoit vûe à l’Eglise, ou lorsqu’elle regardoit par
la fénêtre ; car on ne lui permettoit pas de se montrer
ailleurs : & elle ne douta pas plus de l’amour & du
désespoir qu’il exprimoit dans sa Lettre, que des vérités
qu’elle entendoit pronocer, en chaire. Elle étoit trop
reconnoissante de ce qu’il l’aimoit anec <sic> tant de
tendresse, pour manquer de lui écrire le plus obligeamment
qu’il lui fut possible, & la prétendue marchande étant
revenue le lendemain, elle lui remit très adroitement sa
réponse. Le Dimanche suivant elle vit à l’Eglise un étranger
dans le banc qui joignoit le sien, & comme il ne cessoit
de la regarder lorsqu’on ne pouvait pas s’en apercevoir,
elle s’imagina que c’étoit le même Cavalier qui lui avoit
déclaré sa passion ; & il ne lui fut plus possible d’en
douter, lorsque s’étant agenouillée pour faire ses
devotions, il glissa subtilement une Lettre sur le banc où
elle s’appuyoit, pendant que toutes les Dames se couvroient
le visage de leurs éventails. Elle n’étoit pas tellement
attentive à la priére, qu’elle ne s’en appercût
sur le champs, & laissant tomber son mouvoir sur la
Lettre, elle la serra avec plaisir dans sa poche. Les
regards qu’il lui jetta ensuite, aussi longtems que le
service dura, la persuadérent encore plus qu’il n’étoit
moins amoureux qu’il le disoit ; & de son côté le Galant
s’apperçût que sa vûe n’avoit point détruit l’impression que
sa Lettre avoit faite. Ils conclurent l’un & l’autre
qu’ils avoient lieu d’être satisfaits de cette entrevûe ;
mais la pauvre Seomanthe~i s’étoit éprise de la plus
violente passion. La figure du Cavalier étoit assez
revenante, j’ajoute même qu’elle étoit Angélique en
comparaison de ceux que Negratia~i lassoit voir à sa Niece.
Du moins la prévention qu’elle avoit en sa faveur le lui
faisoit paroître tel. Chaque moment qui s’écouloit lui
sembloit un siècle, jusqu’à ce qu’elle fut arrivée au logis,
& qu’elle fut en liberté de lire ce second billet ; elle
y trouva à peu-près les mêmes choses que dans le précédent,
seulement il avoit ajouté par apostille, qu’il la conjuroit
de lui ménager une occasion favorable où il pût lui exprimer
de bouche sa passion. Il lui rappelloit cette
femme qui avoit été vendre chez elle divers effets, &
dont il s’étoit servi d’abord pour lui découvrir sa passion,
lui marquoit où elle logeoit, & la supplioit de lui
accorder, s’il étoit possible, une entrevûe dans cette
maison, ou du moins qu’elle lui repondît s’il pouvoit se
flatter de ce bonheur ou non, ajoutant qu’il seroit lui-même
le lendemain matin sous sa fénêtre, pour attendre sa
reponse, si elle avoit la bonté de la lui jetter. Elle
soupira en la lisant, pensa que son sort étoit bien dur de
ne pouvoir pas lui accorder la première partie de sa
demande, & n’hésita pas un moment a lui accorder la
seconde. Elle saisit la première occasion qu’elle put
trouver de préparer sa réponse ; elle lui marqua dans cette
Lettre qu’il lui étoit impossible de sortir de chez elle ;
mais elle s’exprima avec un tel regret à cet égard, qu’on
voyoit clairement qu’il seroit aisé de l’engager à courir
les plus grands hazards. Il continua sa correspondance avec
elle, par l’entremise de sa Conseillère, jusqu’à ce que la
credule Seomanthe~i consentit à quitter Negratia~i pour
toujours, & à se mettre sous la protection
de son Amant. Enfin, étant convenue d’une nuit pour executer
ce dessein, elle empaqueta toutes ses nipes & joyaux,
jetta les premières par la fenêtre à cette femme qui se
tenoit prête pour les recevoir, & ayant mis les autres
dans sa poche, elle s’évada d’une maison où elle vivoit
desagréablement, pour se jetter dans un précipice dont elle
ne pourroit jamais sortir. Ils se marièrent de grand matin,
peut-être passérent- ils quelques jours dans les transports
ordinaires aux nouveaux époux ; mais quand les parens &
les amis de Seomanthe~i, désolés de sa fuite, eurent enfin
découvert le lieu où elle étoit, après avoir parcouru tout
la Ville : dans quel état pitoyable ne la trouverent- ils
pas ! Le scélérat avoit retiré tout son bien de la Banque,
lui avoit volé tous ses joyaux & ses meilleures nipes,
avoit tout emporté & s’étoit embarqué lui-même sans
qu’elle sçût où il étoit allé. Le Maître de la maison où ils
logeoient, s’apperçevant que celui qui devoit le payer étoit
parti, s’étoit saisi pour se dédommager de sa perte, de
quelques bagatelles que le fripon n’avoit pas pû emporter,
& étoit sur le point de mettre Seomanthe~i
à la porte. Ni la vûe de sa misère, ni les lamentations
capables d’amollir les cœurs les plus endurcis, ne purent
toucher celui de Negratia~i. Cette inexorable personne
pensoit qu’il n’y avoit point de punition trop rude pour
celle qui avoit trompé ses mesures ; mais d’autres plus
charitables la reçûrent chez elles, où elles la consolerent
aussi-bien qu’elles purent. Elle vit encore avec eux,
dépendante de leur générosité, & obligée d’en acheter la
continuation en s’assujettissant à toutes leurs fantaisies.
On n’a pas pû encore découvrir la route que son perfide
époux avoit prise : mais on suppose qu’il s’est rétiré en
France~i ou en Hollande~i, laissant ici des dettes si
considérables, que tout ce qu’il a emporté à Séomanthe~i
suffiroit à peine pour les payer : ainsi il n’est pas
vraisemblable qu’il revienne jamais, ou, s’il revient, que
sa malheureuse Epouse en reçoive aucun soulagement.
Metatextualité
J’étois sur le point de rapporte
plusieurs exemples semblables, où une trop grande contrainte
a été fatale aux jeunes personnes du Sexe, lorsque Mira~i
est entrée dans ma chambre ; & voyant ce
que je faisois, elle m’a ôté la plume des mains, en me
disant que si je m’étendois davantage sur ce sujet, il étoit
à craindre qu’on ne m’imputât de pancher à l’extrêmité
opposée, qui est souvent beaucoup plus fatale à notre Sexe.
Je cédai à la supériorité de son jugement ; elle n’eut pas
de la peine à me convaincre que si on accordoit à la
jeunesse toute la liberté qu’elle désire, on ne verroit à
peine que des objets malheureux avant qu’ils fussent arrivés
‘a l’âge de maturité.
Le luxe a fait dernièrement
tant de progrès á tous égards, que ceux qui sont appellez à
former l’esprit de la jeunesse, ne peuvent y faire trop
d’attention. La nature d’elle-même a de l’aversion pour le
vice : mais ceux qui ont inventé nos divertissements à la mode,
on sçu déguiser avec tant d’art ce que ces amusemens avoient de
difforme, qu’il n’est pas possible aux jeunes gens de s’en
appercevoir. L’éclat dont ils brillent frappe dans
l’éloignement, & vous n’appercevez pas le serpent qui y est
renfermé, jusqu’à ce que vous en approchant de trop
près, vous risquiez d’être infecté de son venin. Nos ancêtres ne
passoient pas leurs soirées dans des divertissemens tels que nos
Mascarades modernes en hyver, & nos ridottos al fesco en
Eté. Quoique des plaisirs de cette nature puissent flatter nos
sens pour le présent, ils n’ont que trop souvent été la source
des chagrins les plus amers, dans le tems da la réflexion. Je
les regarde, & sur-tout le premier, comme une entreprise
hardie de renverser l’ordre de la nature. En effet, le premier
commence à la même heure où nos recréations devroient finir,
& empiéte sur le tems dont nous avons besoin pour réparer
dans le repos les forces de notre esprit & de notre corps.
Ceux qui s’en tirent le mieux, sont sûrs de perdre un jour de
leur vie après chaque Mascarade ; mais d’autres d’une
constitution plus délicate y gagnent des rhumes & diverses
incommodités, qui les font souffrir pendant quelque tems &
souvent même toute leur vie sans qu’ils puissent jamais s’en
délivrer. Cependant quelles plaintes ne feroit pas notre
jeunesse des deux Sexes, si on venoit à leur retrancher un
divertissement qu’ils disent-être de si bon gout !
Que peut-il y avoir de plus innocent, disent-ils, que de voir
tant de monde ensemble, tous mis différemment, les uns occupés à
s’entretenir, d’autres à danser, d’autres encore à jouer, &
d’avoir durant tout ce tems, le plaisir de la musique ! Quoi de
plus propre à éguiser l’esprit que les reparties qui s’y font !
Il est vrai que plusieurs illustres familles qui passent l’hyver
à la Campagne, ont souvent dans leurs maisons ce qu’elles
appellent une Mascarade ; toute la noblesse du voisinage y est
invitée & rien n’est plus agréable que cette sorte de
divertissement. Quand une Compagnie choisie est déguisée de
façon à se méconnoître les uns les autres, un badinage spirituel
fait continuellement le tour de l’assemblée, & les
plaisantes méprises qui se font sont dans la suite une ressource
pour la conversation : comme chacun est obligé d’ôter son
masque, & de se faire connoître pour ce qu’il est aussi-tôt
que le bal est fini, il est sûr qu’on ne dira & ne fera rien
de malhonnête ou d’indécent. Mais c’est toute autre chose dans
nos divertissemens qui se payent : là le plus grand débauché,
& l’homme le plus mal élévé, qui ont dequoi
acheter un billet, sont en liberté de lâcher les choses les plus
grossièrs aux oreilles les plus chastes, & de se retirer
ensuite à la faveur de leur déguisement sans subir la honte ou
le châtiment que leur conduite merite. Mais outre que les Dames
sont sujettes aux insultes de chaque Fat, qui s’imagine d’être
plus spirituel plus il blesse leur modestie ; je m’étonne
qu’elles puissent penser sans rougir, avec quelles créatures de
leurs propre Sexe, il leur arrive de se rencontrer dans ces
assemblées mêlées.
Niveau 3
Un homme de ma
connoissance, mais un peut étourdi, me dit un jour qu’il ne
s’étoit jamais si bien diverti dans toute sa vie, qu’un
soir, au sujet de la plus grande prude de la Nation.
Exemple
Cette Dame fut abordée par un
Cavalier, qui la prenant pour une autre, lui addressa
quelques expressions un peu obscenes : se sentant
offensée de ce disours, & voulant se délivrer de ses
importunités, elle courut à une certaine fille de joye,
à qui l’Auteur de ce recit avoit donné un billet, en lui
criant, ô Madame, avez-vous entendu l’infame créature ?
Je fus obligé de reconnoître que cette Dame avoit
bien merité le ridicule dont elle s’étoit
couverté <sic>, puisque’elle n’auroit jamais dû se
renconter daus <sic> un endroit si peu conforme à
l’austerité dont elle faisoit profession ; mais aussi je
saisis cette occasion de lui représenter que les femmes
d’honneur lui avoient peu d’obligation, comme à tout autre
Cavalier qui introduisoit ces abandonnées dans une Compagnie
qu’elles n’auroit jamais eu l’assûrance d’approcher, si on
ne leur avoit pas fait présent du billet. J’ajoutai, que
suivant moi on ne pouvoit pas faire un plus grand affront à
notre Sexe, & que c’étoit aussi manquer de prudence,
parce qu’en amenant leurs Maîtresses dans ces assemblées, le
hazard pouvoit leur faire lier conversation avec leurs
propres épouses ou leurs sœurs. Non Madame, dit-il avec un
sourire malicieux, pour repondre à mes dernières paroles,
nous ne leur donnons jamais aucun billet de Mascarade,
insinuant qu’ils n’approuvoient point eux-mêmes, que les
Dames de leur famille fréquentassent cet endroit, & que,
si elles y recevoient quelque affront, elles ne devoient
s’en prendre qu’à elles mêmes.
Niveau 3
Récit général
Ceci me rappella un homme de
ma connoissance qui est regardé comme un
très-bon Epoux, & qui l’est réellement, quoiqu’il se
soit servi d’un moyen assez extraordinaire, pour guerir
sa femme de sa passion qu’elle témoignoit dans le
commencement de leur mariage, pour prendre part à ces
divertissemens nocturnes. On ne parloit pas plûtôt d’une
Mascarade, que ses yeux éteinccloient de joye : on
fasoit demander sur le champ le faiseur d’habit, on ne
parloit de rien, & on ne pensoit qu’à l’habit qu’on
mettroit dans cette nuit fortunée. Son Epoux étoit bien
convaincu que ses intentions étoitent très-innocentes,
puisqu’elle ne souhaitoit jamais d’y aller sans lui,
& qu’elle le pressoit extrêmement de prendre part à
un plaisir qui avoit tant de charmes pour elle-même.
Mais il connoissoit trop bien la Ville, & les
dangers que plusieurs femmes ont couru dans ces
assemblées. De plus, il ne pouvoit gouter cette dépense,
& il craignoit de passer pour un vilain, ou un
jaloux, s’il lui donnoit l’une ou l’autre de ces raisons
pour la détourner d’y aller : c’est pourquoi il s’avisa
d’un stratagême qui pût la dégouter de fréquenter cet
endroit.
Il engagea un des ses intîmes amis, qu’elle ne
connoissoit pas, à mettre un habit exactement semblable à
celui qu’il portoit, en sorte qu’on ne pouvoit plus les
distingues sous le masque, à cause de la ressemblance de
leur taille. Dans le milieu d’une Danse, ce Cavalier se
glissa à la place de l’Epoux, qui se retira sur le champ,
& alla se cacher jusqu’á la fin du bal. La pauvre Dame
n’ayant pas le moindre soupçon de la tromperie, ne s’écarta
point de son prétendu Epoux, & quand la Compagnie se
separa, il la fit entrer dans un Fiacre, qui avoit ordre de
les conduire à une Taverne dans (*
2) Pall-Mall. Elle fut d’abord surprise de
se trouver dans cet endroit ; mais s’imaginant que c’étoit
une fantaisie de son Mari, elle crut qu’elle devoit s’y
soumettre & se laissa conduire dans une Chambre. Dès
qu’ils y furent le Cavalier ôta son masque, & la pria
d’en faire autant avec des expressions qui ne convenoient
pas à celui pour qui elle le prenoit ; ce qui l’épouvanta au
point qu’elle poussa un grand cri. Le Marie qui
la suivoit dans un autre Carosse, arriva dans ce moment,
lorsqu’elle sonnoit la cloche, & qu’elle appelloit les
gens de la maison, pour avoir une chaise, qui pût la
transporter chez elle, tandis que le Cavalier faisoit tout
son possible pour l’engager à se demasquer. Il jouoit si
bien son rolle, que celui qui l’employoit s’en amusa
extremement, & qu’il auroit laisse durer la farce plus
long-tems si la frayeur excessive de sa femme ne l’avoit pas
obligé à y mettre fin : il se demasqua donc, & la
prenant dans ses bras, la pria de se rassurer. Cet accident,
lui dit-il, auroit pû avoir des fâcheuses consequences, s’il
ne vous étoit pas arrivé avec mon ami particulier. Je l’ai
vû, & vous ai suivis dans le dessein de me venger de
l’affront qu’on vouloit me faire, mais je suis à présent
convaincu que c’étoit une méprise de son côté comme du
vôtre. Voyez, continua-t-il, en ôtant le masque de sa femme,
qui est celle à qui vous avez fait toutes ces galanteries,
& avec qui vous vouliez prendre tant de libertez. Le
Cavalier affecta une extême surprise, & beaucoup de
confusion de ce qu’il avoit fait, demanda pardon
à son Ami & à la Dame, dit qu’il l’avoit abordée, la
prenant pour une belle femme ; & que s’appercevant que
bien loin de le rebuter, elle se tenoit aussi près de lui
qu’il lui étoit possible, & qu’elle évitoit tout autre
entretien, il avoit eu toutes les raison du monde de se
flatter, qu’elle ne seroit pas moins satisfaite avec lui
dans un autre endroit. Mais je m’apperçois, ajouta-t-il, que
la ressemblance de nos habits l’a trompée, & que si je
m’imaginois de faire une Maîtresse, elle croyoit suivre un
époux. Cette avanture les mit de très bonne humeur, &
fit sur la Dame tout l’effet que mon Ami désiroit. Elle fut
si frappée du danger imaginaire qu’elle avoit couru, &
de la frayeur réelle qu’elle avoit eue, qu’elle résolut de
ne mettre plus le pied dans un endroit où la vertu & la
reputation étoient autant exposées. Cependant son Epoux eut
la précaution de garder inviolablement le secrèt sur le tour
qu’il lui avoit joué, craignant que si elle venoit à le
découvrir, elle n’en conçût un ressentiment plus
préjudiciable à sa tranquillité, que si elle avoit continué
à aimer avec passion cet amusement.
Mais ce qui n’étoit ici qu’une feinte, a été une
réalité dans une autre occasion. Deux nobles familles doivent la
ruine de leur paix, & une inimitié réciproque qui ne finira
pas aisément, à une fatale méprise occasionnée par une
malheureuse ressemblance d’habits dans l’une de ces Mascarades.
Exemple
Alcales~i & Palmyre~ise
marierent encore jeunes : leurs cœurs n’avoient point été
consultez dans cette affaire, leurs parens seuls avoient
tout fait. Comme ils n’avoient l’un & l’autre aucun
attachement ailleurs, ils ne laisserent pas de vivre en fort
grande union, & malgré toute leur indifférence, il
n’arriva rien de longtems, qui pût leur donner le moindre
ombrage, soit que ce fût l’effet du hazard, ou de leur
prudence. La lecture, la promenade, & la comedie étoient
les amusemens favoris de l’époux. De son côté, la Dame se
plaisoit à faire & à recevoir des visites, à fréquenter
l’Opera & les Mascarades. Il n’examina jamais quelle
compagnie elle voyoit, & elle ne prit jamais la peine de
s’informer comment il passoit son tems. Elle étoit
infiniment enjouée & très libre dans la conversation ;
mais elle en agissoit avec une si grande
égalité à l’égard de tous les Cavaliers de sa connoissance,
que la malignité même ne trouvoit rien à censurer dans sa
conduite. Alcales~i se conduisoit précisement de la même
manière : il rendoit justice aux charmes de toutes les
Dames, & il n’avoit de passion pour aucune. Jusques-là
cet heureux & insensible couple n’avoit point encore
ressenti de jalousie. Avec quelle tranquillité
n’auroient-ils pas passé de cette vie à l’Eternité, en
laissant après eux la plus belle reputation, s’ils avoient
vécu, quelques années de plus, dans le même état ! mais leur
mauvais sort en avoit ordonné autrement, & lorsque leur
union paroissoit être la plus solide, elle étoit la plus
proche de la fin. Comme Palmyre~i ne manquoit aucune
mascarade, elle s’y trouva une nuit, qu’Alcales~i, après
qu’elle fut partie, y fut aussi entrainé pas <sic> des
Amis qui ne vouloient pas être refusez. Quoiqu’il n’eût pas
le moindre goût pour ce divertissement, il auroit crû se
rendre ridicule s’il n’avoit pas fait comme les autres,
& il s’attacha d’abord à une Dame, á qui il trouvoit de
l’esprit & des manières. Une autre Dame,
qui avoit accompagné Palmyre~i, se trouvant à portée de
l’entendre, le decouvrit à sa voix, qu’il ne se soucioit
point de déguiser. Elle courut sur le champ en porter la
nouvelle à son Epouse, qui d’abord ne vouloit pas le
croire ; mais celle-ci lui ayant protesté à plusieurs
reprises, que non seulement il étoit dans l’assemblée, mais
de plus qu’il paroissoit fort occupé avec une Dame, &
qu’elle ne doutoit point qu’il n’y eût une intrigue liée
entr’eux : Palmyre~i se laissa enfin persuader d’aller, pour
s’en convaincre, dans cette partie de la Salle, où il devoit
être suivant le rapport de son officieuse Amie, & où
elle le trouva encore occupé à entretenir sa Dame. Une
passion qu’elle n’avoit point encore sentie, s’empara alors
de son cœur. Elle vit qu’on la trompoit ; elle entendit
distinctement la voix de son Epoux ; & le trouvant dans
un endroit pour lequel il avoit toujours témoigné tant
d’aversion, elle se persuada encore plus fortement qu’il
étoit un dissimulé, & qu’il ne seignoit cette repugnance
que pour conduire ses intrigues avec un plus grand secret.
Enfin elle eut de lui les idées les plus
desavantageuses qu’une femme puisse se former, lorsqu’elle
s’imagine non seulement qu’on lui fait insulte, mais encore
qu’on lui en impose. De tems en tems elle vouloit lui
parler, & lui faire voir qu’il étoit découvert ; mais
son mauvais genie l’empêcha de faire une chose qui auroit
éclairci cette affaire : elle se représenta que si elle
manifestoit son ressentiment dans un endroit aussi public,
elle s’exposeroit à être tournée en ridicule par toutes ses
connoissances : elle jugea donc qu’il valoit mieux
l’observer durant le bal, & le suivre ensuite, même
jusqu’au lieu de son rendez-vous, en cas qu’il ne revint pas
au logis. Suivant ce projet, elle ne cessa de l’observer
parmi la foule du mieux qu’il lui fut possible ; elle crut
enfin le voir sortir de la Salle avant que l’assemblée se
separât. Elle avoit auparavant perdu de vûe la Dame à qui il
parloit, & elle ne doutoit point qu’ils ne se fussent
donné une assignation ; c’est pourquoi voyant qu’il entroit
dans une chaise, elle en prit une autre, & le suivit
jusqu’à ce qu’elle l’apperçut entrer dans une maison prês de
Convent-Garden~i. Après un moment de refléxion
bien court, elle ordonna au porteur de frapper à la porte ;
& le Domestique étant venu ouvrir, elle le pria de
l’introduire auprès du Cavalier qui venoit d’entrer. Le
Garçon ne doutant point que son maître n’attendit cette
agréable visite, la conduisit au haut de l’escalier ; elle
n’y avoit été qu’un instant, lorsqu’elle vit venir à elle un
homme fort bien-fait, habillé précisement comme son Epoux,
mais alors sans masque, & qui la pria très poliment de
lui faire savoir ce qu’elle désiroit. A cette vûe son
chagrin & sa confusion furent extrêmes ; elle repliqua
brusquement, qu’elle l’avoit pris pour un autre, & se
tourna avec précipitation pour descendre l’escalier ; mais
il la saisit par son habit, lui disant qu’il seroit indigne
du bonheur que le hazard lui présentoit, s’il la laissoit
partir, sans lui prouver qu’elle n’auroit pû trouver aucun
homme qui estimât d’avantage la moindre faveur qu’elle
voudroit lui accorder. En dépit de sa mauvaise humeur, elle
trouva quelque chose dans la personne & dans les
manières de cet étranger, qui lui plut, & se
mettant alors dans l’esprit, qu’il pouvoit avoir changé
d’habit avec Alcales~i (ce qu’on fait quelquefois dans les
Mascarades, soit par caprice, soit pour conduire plus
aisément une intrigue) elle lui demanda, s’il avoit eu cet
habit toute la soirée ? Il lui repondit que oui, ce qui la
rendit encore plus inquiéte. Cependant elle étoit sûre de ne
s’être pas trompée au sujet de la voix qu’elle avoit
entendue, qui étoit celle même de son Epoux, & bien
differente de celle du Cavalier qui lui parloit. Elle
continua donc à lui demander, s’il n’avoit pas pris garde à
un autre Cavalier mis de la même manière ? Il lui repliqua,
qu’il l’avoit remarqué, & que l’homme dont elle parloit
étoit fort occupé avec une Dame ; mais, ajouta-t-il avec un
sourire, cette Dame n’étoit pas celle qui lui fait à présent
l’honneur de paroitre tant inquiéte à son égard. Ces paroles
piquerent Palmyre~i jusqu’au vif, & se flattant que si
elle entroit en conversation avec lui, elle pourroit
découvrir quelque chose, elle se laissa engager à prendre un
siége, & lui ayant dit qu’elle étoit l’épouse de la
personne dont elle s’informoit, elle ôta son masque, pour lui montrer qu’elle ne méritoit pas l’insulte
qu’on lui faisoit, & le conjura de lui apprendre tout ce
qu’il sçavoit touchant la perfidie de son Epoux. Le
Cavalier, que j’appellerai Lysimon~i, l’assura de bonne foi,
qu’il ne connoissoit absolument point la personne qui avoit
parue avec le même habit que lui, quoique cette conformité
l’eût engagé à l’examiner avec plus d’attention ; mais en
même tems il exaggera tellement les complimens qu’il lui
avoit ouï faire à cette Dame, que Palmyre~i n’en pouvoit
plus de dépit, & de jalousie. S’en appercevant, il
entremêla adroitement des éloges sur sa beauté, avec des
exclamations contre l’ingratitude de son Epoux, qui ayant
une si belle femme pouvoit avoir des yeux pour d’autres
charmes ; jusques-lá que la vanité d’un côté, & de
l’autre le désir de vengeance la disposerent à écouter une
nouvelle flamme : & il poursuivit cette affaire avec
tant de succès, qu’il obtint avant le jour, non seulement la
possession entière de sa personne, mais encore celle d’un
cœur qui n’avoit jamais senti jusqu’alors les
peines ni les plaisirs de l’amour. Il étoit jour dès
quelques heures quand elle arriva chez elle ; Alcales~i
n’avoit pû se délivrer de sa Compagnie qu’environ le même
tems, & comme il n’étoit revenu qu’un moment avant elle,
il ne s’étoit pas encore mis au lit. Il ne témoigna pas la
moindre surprise de ce qu’elle étoit restée si longtems à la
Mascarade, contre sa coûtume, & ne lui fit aucune
question à cet égard : de son côté elle étoit trop occupée
de Lysimon~i, pour se rappeller que son Epoux y eût été. Et
tout se seroit peut-être passé heureusement, si la sœur
d’Alcales~i, qui logeoit vis-à vis de Lysimon~i, ne l’avoit
pas vûe malheureusement à sa fenêtre, lorsqu’elle rajustoit
sa coëffure un moment avant que de prendre congé. Cette Dame
avoit une passion secrette pour le Cavalier, & elle
avoit saisi toutes les occasions de se rencontrer avec lui,
dans l’esperance de l’engager ; mais il ne l’avoit pas
entendue, ou il avoit négligé ses avances ; ensorte que
voyant Palmyre~i chez lui, elle ne douta point que ce ne fût
pour l’amour de cette Dame qu’il avoit paru si
stupide & si ingrat. Enflammée de toute la fureur que la
jalousie, le désir de vengeance, & le chagrin d’avoir
échoué purent lui inspirer, elle vint le jour suivant chez
Alcales~i, & en sa présence, elle se dechaina contre
Palmyre~i, comme contre une femme qui avoit introduit le
deshonneur dans leur famille, & qui étoit indigne
d’avoir un si bon Epoux. Elle rapporta tout ce qu’elle
savoit de cette avanture, ajoûtant qu’elle ameneroit pour
prouver la sincérité de son rapport, la femme de chambre
& un Laquais qu’elle avoit appellez pour voir Palmyre~i
à cette fénêtre. Une accusation si forte & faite par une
sœur, reveilla Alcales~i de cet état d’indolence où il avoit
vécu jusques-là. Le feu lui monta au visage, mais son cœur
étoit encore plus enflammé. Palmyre~i voulut d’abord nier ce
dont on l’accusoit ; mais trouvant que les preuves contre
elle étoient trop fortes, elle rejetta sur son Epoux tout le
blâme de cette cruelle censure. Elle avoua que la jalousie
& le chagrin de le voir engagé dans une intrigue à la
Mascarade, l’avoient portée à suivre une personne qu’elle
prenoit pour lui ; mais elle nia absolument
qu’elle eût aucune liaison avec le Cavalier qui étoit le
sujet de ces reproches, & même qu’elle sçût son nom.
Alcales~i écouta tout ce qu’elle dit sans l’interrompre d’un
seul mot, & quand elle eût fini de parler, il lui
repliqua avec un sourire qui exprimoit autant de malice que
de dedain : Il est fort étrange, Madame, que l’amour
excessif que vous me portez, & la terreur dont vous
étiez saisie qu’une rivale ne vous supplantât dans mon cœur,
aient pû vous porter à de semblables extrêmités, & que
vous puissiez sur le champ, & sans être convaincüe que
vos soupçon étoient sans fondement, prendre un exterieur si
composé : vous devez certainement avoir un empire peu commun
sur vos passions, puisque vous n’avez jamais fait mention de
ce qui vous avoit donné tant d’inquiétude. Palmyre~i avoit
peu de chose à alleguer contre une observation si piquante :
mais elle suppléa aux raisons par des injures, tâchant,
comme il arrive ordinairement dans ce cas, de justifier ses
propres fautes en exaggerant celles de son Epoux. Enfin la
querelle s’échauffa au point que Palmyre~i se retira avec
précipitation dans sa chambre, empaqueta
ses joyaux, & se rendit sur le champ chez son Frere, où
elle se plaignit hautement de l’injustice qu’elle avoit
reçue, & fit contre elle-même les plus ameres
imprécations si elle retournoit jamais chez Alcales~i. Dans
ces entrefaites il se convainquit pleinement de l’injure
qu’on lui avoit faite, & il envoya un défi à Lysimon~i
dans la chaleur de son ressentiment. Celui-ci étoit trop
brave pour reculer ; ils se battirent donc, & furent
blessés l’un & l’autre dangereusement. Tandis
qu’Alcales~i garda le lit, ni Palmyre~i, ni aucun de la
famille, n’envoyerent jamais pour s’informer de sa santé. Ce
manque d’attention la plus commune choqua à un tel point
Alcales~i & ses parens, qu’ils n’ont jamais pû le
pardonner, sur-tout dès qu’ils apprirent qu’on avoit eu plus
d’égards pour Lysimon~i. Aucune inimitié plus implacable que
celle qui a subsisté dès lors entre ces deux familles.
Palmyre~i tint sa parole, & ne vit plus son Epoux. Comme
il étoit persuadé de son infidelité c’étoit la seule chose
en quoi elle pût l’obliger. Les preuves n’étoient pas
suffisantes pour un divorce : c’est pourquoi on
choisit de part & d’autre des Avocats, qui convinrent,
qu’elle auroit l’intérêt de son bien, pour en disposer comme
elle jugeroit à propos. Ils se quittérent avec la même
indifférence, mais moins tranquillement qu’ils ne s’étoient
unis. Alcales~i s’est rétiré à sa maison de Campagne, où il
continue de mener une vie obscure & solitaire. Palmyre~i
est allée en France~i, où son cher Lysimon~i s’étoit rendu,
d’abord après la guérison de ses blessures ; mais on a lieu
de douter si elle trouve encore dans la Compagnie de son
Amant de quoi se dédommager de la perte de son innocence
& de sa réputation.
Mais de toutes celles qui ont
souffert de leur curiosité ou de leur attachement si dangereux,
il n’en est aucune plus digne de pitié que la malheureuse
Erminie~i.
Exemple
Cette jeune Dame &
son frère devoient leur naissance à un mariage fort heureux,
& partageoient l’un & l’autre fort également la
tendresse & l’indulgence de leurs parens. On les forma
de bonne heure & avec un grand soin à la pieté & à
la vertu, & ils avoient reçu de la nature des
dispositions si heureuses, qu’ils se plaisoient
dans la pratique de ces devoirs, que d’autres regardent
comme très-rigoureux. Leurs parens faisoient leur séjour à
la Campagne, & ils ne venoient à Londres~i qu’une fois
en deux ou trois ans, pour y passer quelques jours, jusqu’à
ce que leur fils ayant fini ses études à Cambridge~i, ils
voulurent qu’il apprît à connoître mieux le monde, qu’il
n’auroit pû le faire dans leur retraite. Mais, craignant
qu’il ne se livrât à tous les vices de son âge, si on
l’abandonnoit à lui-même, ils résolurant <sic> de
venir eux-mêmes demeurer en Ville pour avoir l’œil sur sa
conduite. Suivant ce dessein, ils louerent une maison dans
une place de cette ville. Toute la famille s’y transporta,
& de peur de paroître trop particuliers, ils furent
obligés de se conformer à la manière de vivre ordinaire.
Erminie~i n’avoit pas plus de seize ans, & comme on fait
beaucoup d’attention aux nouveaux visages, pourvû qu’ils
soyent médiocrement agréables, elle fut extrêmement
remarquée. Cependant son jeune cœur n’en fut point enflé
d’orgueil ou de vanité ; & quoiqu’elle eût tout
l’enjoûment qui est inséparable de l’innocence,
& d’un bon naturel, elle ne s’y livra jamais, au point
de prendre ou de permettre aucune de ces libertés dont elle
voyoit que ses nouvelles connoissances ne se faisoient aucun
scrupule. L’hyver suivit de près leur arrivée, & partout
où la jeune Dame & son Frère se rendoient, ils
n’entendoient parler que de Mascarades. Ils n’y avoient
jamais été ni l’un ni l’autre : ainsi l’empressement qu’ils
remarquérent dans les autres, excita leur curiosité. Leurs
parens ne s’opposérent pas à leurs désirs, ils consentirent
qu’ils y allassent ensemble ; mais en recommandant très
étroitement à leur fils de veiller sur sa Sœur, & de ne
la pas perdre de vûe qu’il ne l’eût ramenée au logis.
Quoique ce divertissement ne fût pas encore connu en
Angleterre~i dans le tems de leur jeunesse, & qu’ils
ignorassent entierement en quoi il consistoit, ils avoient
ouï parler du danger qu’on y couroit, & ils repetérent
plusieurs fois les mêmes instructions au jeune homme, qui
les assura de son exactitude à executer leurs ordres.
Hélas ! qu’il connoissoit peu l’impossibilité de garder sa
promesse ! ils ne furent pas plûtot entrés,
qu’ils se trouverent tout éperdus au milieu de cette
tumultueuse assemblée. La bizarrerie des habits, la
précipitation & le désordre qui regnoit dans ce lieu
détournerent toute leur attention : ils se suivirent, à la
vérité, pendant quelque tems, mais ils furent bientôt
séparés par la foule qui se jettoit au milieu d’eux, les uns
abordant le Frère, & d’autres la Sœur. Ceux qui leur
parlérent s’apperçurent aisément qu’ils n’étoient point
faits au jargon de cet endroit, & se le disant à
l’oreille, nos jeunes provinciaux servirent de jouët à toute
la Compagnie, chacun se plaisant à leur lancer quelque
trait. Il y avoit quelque tems qu’Erminie~i avoit perdu son
Frère ; elle se voyoit entournée de personnes des deux
Sexes, dont le langage ne lui plaisoit nullement, & elle
ne savoit comment leur répondre : enfin ses appréhensions
s’évanouïrent à la vûe d’un Domino bleu, qui étoit l’habit
de son frère ; elle courut à la personne qui le portoit,
& la saisissant : Mon cher frère, s’écria-t’-elle,
rétirons-nous, j’ai été épouvantée à la mort par le bruit
que fait tout ce monde. Je m’étonne qu’on puisse trouver ici
le moindre plaisir. La personne qu’elle avoit
abordée ne répliqua rien, mais la prenant sous le bras, la
conduisit dehors comme elle le souhaitoit, & entra avec
elle dans un fiacre. Ne soupçonnant point l’accident qui la
menaçoit, elle ne fit aucune attention aux ordres qu’il
donna au cocher ; & charmée de quitter un endroit qui
avoit pour elle si peu de charmes, elle entretint en chemin
son prétendu frère, en lui contant tout ce qu’on lui avoit
dit, jusqu’à ce que le carosse s’arrêta à la porte d’une
grande maison. Comme il n’étoit pas encore jour, elle ne
distingua pas si c’étoit la maison de ses parens ; &
fort innocemment elle sauta en bas du carrosse, & avoit
déjà passé l’entrée avant que de découvrir sa méprise : mais
l’ayant reconnue, Bon Dieu, s’écrira-t’-elle, où m’avez-vous
amenée, mon frère ? Cependant elle le suivit en haut de
l’escalier, où ayant ôté son masque, il lui montra un visage
qu’elle n’avoit jamais vû auparavant. Il n’y eut jamais de
surprise & de terreur plus grande, que celle qui saisit
cette jeune & infortunée Dame. Elle pleura, le pria, le
conjura par-tout ce qu’il y a de sacré & de respectable
de la laisser partir ; mais quand elle eût été
moins belle, son innocence seule eût été pour lui un attrait
suffisant. Plus elle avoit d’aversion, plus elle se
défendoit contre le cruel traitement qu’il commençoit à lui
faire, plus les désirs de ce malheureux s’enflammoient ;
& l’ayant en son pouvoir dans une maison où ses cris
étoient autant inutiles que ses pleurs & ses prieres, il
satisfit enfin son infame passion, avec une barbarie qui ne
peut être surpassée : & pour se procurer un moment de
plaisir, il causa la ruine d’une jeune personne, que
l’ignorance seule du monde avoit fait tomber entre ses
mains. Après être ainsi venu à bout de ses desseins, il fut
en peine comment il disposeroit de sa proye. Elle le pria
mille fois d’achever la scéleratesse de son action, en tuant
celle qu’il venoit de rendre malheureuse ; mais il n’auroit
pas été en sûreté s’il l’avoit fait ; peut-être aussi, tout
méchant qu’il étoit, auroit-il eu horreur d’une action si
noire. Il s’apperçut aisément que c’étoit une Fille de
condition, & il ne douta point que les parens de cette
infortunée ne cherchassent à venger l’injure qu’elle avoit
reçue, s’ils venoient à en découvrir
l’auteur ; c’est pourquoi, voyant qu’il ne pouvoit point
l’appaiser, encore moins l’engager à continuer avec lui un
commerce secret, il l’obligea à se laisser bander les yeux
d’un mouchoir, afin qu’elle ne pût point depeindre la
maison, ni la rue où elle avoit été traitée avec tant
d’indignité ; ensuite il la fit entrer avec lui dans un
fiacre, & ordonna au Cocher de les conduire dans une de
ces rues étroites & sales, voisines du (*
3) Strand, du côté de
la Riviere, où il la mit à terre, & rebroussa sur le
champ avec toute la diligence que les chevaux purent faire.
Elle ne fut pas plutôt en liberté, qu’elle ôta le bandeau de
dessus ses yeux. Elle jetta autour d’elle un regard de
désolation ; elle ne pouvoit connoître où elle étoit, mais
voyant la riviere à une petite distance, elle fut tentée
plus d’une fois de s’y précipiter, ainsi qu’elle a avoué
depuis. Mais ses principes de Religion la retinrent, &
elle erra d’un côté & d’un autre durant
quelque tems, ne sachant où aller ; enfin elle arriva à un
quartier plus peuplé, où trouvant une chaise, elle se fit
porter chez elle, dans un état qu’il est plus aisé
d’imaginer, que de décrire. Dans cet intervalle son frère
avoit été dans la plus grand agitation ; il ne l’avoit pas
plutôt perdu de vûe, qu’il avoit commencé à la chercher de
tous côtés : il fit plusieurs fois le tour de la Salle, il
examina toutes les avenue étroites qui y conduisent, il
dépeignit son habillement aux Domestiques, en leur demandant
s’ils avoient point vû la Dame qui le portoit ; mais toutes
ses recherches se trouvant vaines, il se hâta de revenir au
logis, se flattant qu’elle y seroit venue après l’avoir
perdu. Ne la trouvant pas, il avoit couru une seconde fois à
(*
4) Haymarket~i pour la chercher de
nouveau. Mais cette recherche étant aussi infructueuse que
la première, son chagrin & son desespoir devinrent sans
bornes. Il aimoit véritablement sa sœur, &
il ne doutoit point qu’il ne lui fût arrivé quelque fatal
accident. Mais ce qui redoubloit encore se transes, c’est
lorsqu’il pensoit comment il s’étoit mal acquité da la
commission que ses parens lui avoient donnée, & quel
compte il avoit à leur rendre. Redoutant leurs reproches,
& plus encore le chagrin que les saisiroit en le voyant
revenir tout seul, il couroit les rues comme un homme qui a
perdu la raison ; enfin le jour étant avancé, & tous
ceux qui le rencontroient s’arrêtant pour le considérer,
comme si la boisson ou la folie en avoient fait un objet de
derision, il surmonta sa douleur au point de s’exposer à une
chose qu’il craignoit plus que la mort même. L'inquiétude de
leurs Parens ne leurs avoit pas permis de se mettre au lit,
que leurs chers Enfans ne fussent revenus sains &
saufs ; ils sentoient des appréhensions dont ils ne
pouvoient pas rendre raison, personne n’ayant ôsé les
informer qu’Erminie~i s’étoit égarée, ou que son frère fût
venu, plusieurs heures auparavant, demander à la porte si
elle étoit arrivée. Mais quand ils le virent entrer avec un
air confus & désolé, & qu’ils
n’apperçurent point leur fille avec lui, ils s’écrierent
tous deux en même tems transportés de rage &
d’affliction : Où est vôtre Sœur ? Qu’est devenue
Erminie~i ? Osez-vous nous approcher sans elle ? Il seroit
difficile d’exprimer la situation de ce pauvre jeune homme ;
tremblant & la tête baissée, ses yeux laissoient couler
un torrent de larmes sur la poitrine, & il n’avoit pas
la force de parler. Enfin son Pére impatient de savoir, même
ce qui pouvoit être arrivé de plus fâcheux, lui commanda de
lui en faire le récit, ou de disparoître de devant lui pour
toujours. Oh mon Pére, s’écrira-t’-il, que puis je vous
dire ! Ma Sœur est perdue, toute mon attention à vous obéir
a été vaine, j’ignore entièrement comment ce malheur est
arrivé. A peine avoit-il fini ces parole, que cette
infortunée fille parût. Pére, Mére, Frére, tous coururent la
prendre dans leurs bras, mais le choc étoit trop violent
dans l’affoiblissement où étoient ses esprits, pour qu’elle
pût soutenir leurs embrassemens ; elle s’évanouit, &
resta long-tems dans cet état, quoiqu’on l’eût deshabillée
sur le champ, qu’on l’eût mise au lit, &
qu’on eût tout employé pour la faire revenir. Elle ne reprit
l’usage de ses sens, que pour faire les plus tristes
lamentations ; mais on ne put jamais l’engager à en avouer
le sujet, pendant que son Pére & son Frére étoient dans
la chambre. Sa Mére remarquant leur présence la génoit, les
pria de se retirer ; après quoi elle prévalut sur l’esprit
de sa fille, en partie en usant de son autorité, en partie
en lui faisant mille instances, & plus encore en faisant
mention de tous les maux que son imagination put lui
suggerer, au point que le fatal secret fut révelé. Il n’y
eut jamais de famille plus désolée, & ce qui redoubloit
encore leur désespoir, c’est qu’il ne leur étoit pas
possible de découvrir le Scélerat qui causoit leur
infortune ; les précautions qu’il avoit prises rendirent
toutes leurs recherchers infructeuses ; & lorsqu’ils
obtinrent d’Erminie~i, quelques jours ensuite, de parcourir
avec eux en Carosse, presque toutes les rûes de Londres~i,
il ne fut pas possible à cette infortunée de désigner la
maison ou même la rûe où son ravisseur l’avoit conduite. Enfin ce qui mit le comble á son malheur, fut
l’arrivée d’un jeune Cavalier, qui l’aimoit dès long-tems
avec l’approbation de ses parens, & pour qui elle
sentoit aussi toute la passion dont un cœur vertueux est
susceptible. Quelques affaires l’avoient empêché
d’accompagner en Ville la famille d’Erminie~i, & il
arrivoit rempli d’esperance de voir bientôt ses désirs
accomplis par son mariage avec cette aimable fille. Triste
& fatal revers ! au lieu d’être reçu à bras ouverts, en
place de cet accueil gracieux auquel on l’avoit accoutumé,
& qu’il avoit raison d’espérer, il découvre l’air le
plus morne, & le plus contraint sur les visages de ceux
qu’on lui permet de voir : Erminie~i en particulier n’apprit
pas plutôt son arrivée, qu’elle s’enferma dans sa chambre,
& ne voulut jamais se laisser persuader à paroître
devant lui. On lui dit pour excuser son absence qu’elle
étoit indisposée ; mais il jugea que ce n’étoit qu’un
prétexte, parce qu’ils avoient vécû jusques-là avec assez de
liberté, pour qu’on eût pû lui permettre de faire visite à
Erminie~i dans sa chambre. Il se plaignit de ce changement
dans leur procédé, & conjectura d’abord
qu’il avoit un rival à qui on donnoit la préférence.
Cependant la véritable raison ne put pas rester long tems
secrette, on commença à en parler, & il en fut bientôt
instruit. Il est aisé de concevoir combien il fut sensible à
ce coup : mais après un moment de réflexion, il prit son
parti & fut trouver le Pére d’Erminie~i, pour lui
communiquer l’affligeante nouvelle qu’il venoit d’apprendre,
& pour l’assurer en même tems que son amour étant
principalement fondé sur la vertu de cette aimable Fille, à
laquelle un acte de violence n’avoit pû donner aucune
atteinte, il étoit toujours disposé à l’épouser si elle
vouloit y consentir. Une telle générosité charma cette
famille désolée, mais Erminie~i ne put jamais se résoudre à
accepter cette offre. Plus elle le trouvoit digne de
l’affection qu’elle avoit eue pour lui, avant sa cruelle
avanture, moins elle pouvoit supporter la pensée de devenir
son Epouse après le deshonneur qu’elle avoit reçu. Elle
assura ses Parens qu’elle avoit prise la résolution de ne se
marier jamais, & elle leur demanda permission de se
retirer chez une Tante, qui avoit épousé un vieux Ecclésiastique, & qui vivoit dans une des
provinces les plus éloignées de la capitale. Quoiqu’elle
leur fût infiniment chère, ils trouverent quelque chose de
si noble dans sa manière de penser, qu’ils ne voulurent
point s’opposer à son dessein ; & son amant, en dépit de
lui-même, ne put s’empécher d’applaudir à ce qui lui perçoit
la cœur. Erminie~i parti peu de tems après pour le lieu de
sa retraite ; il n’y eut jamais une scene plus lugubre que
celle que se passa, lorsqu’elle prit le congé de ses Parens
& de son Frere : mais toutes les instances qu’on lui fit
de la part de son Amant, ni les lettres pressantes qu’il lui
écrivit, ne purent vaincre sa modestie au point de consentir
à le voir : elle lui écrivit cependant une lettre pleine des
plus tendres remercimens au sujet de son amour, & de sa
générosité, & il fut obligé de s’en contenter.
Il
y a beaucoup de femmes qui n’auroient pas ressenti une telle
offense de la même manière qu’Erminie~i, & il faut avouer
que ses notions d’honneur & de vertu étoient
extraordinairement delicates. Quelle perte pour le Monde d’être
privé de cette vertueuse personne ! elle auroit sans
doute donné un exemple de tendresse, de fidélité, & de
toutes les autres vertus conjugales. Comment son brutal &
infame ravisseur peut-il refléchir, (& il est impossible
qu’il ne le fasse de tems en tems), aux malheurs qu’il a
occasionnés, sans éprouver des remords qui doivent lui rendre la
vie à charge ? Quoiqu’il soit encore ignoré, & que le public
ne puisse pas le traitter avec tout l’horreur qu’il mérite, il
doit trouver dans ses propres pensées des vengeurs de son crime,
plus redoutables que tous les châtimens corporels qu’on auroit
pû lui infliger. Il est vrai que les accidens de cette nature
son fort rares, & le ciel nous préserve qu’ils soient jamais
plus fréquens ! je crains cependant qu’il en arrive plusieurs
dont le Public n’est pas instruit. Je pense donc que la jeunesse
ne sauroit être trop sur ses gardes, même contre des dangers qui
ne menacent que de loin. Les piéges qu’on lui tend sont
quelquefois si bien déguisés, que l’œil le plus pénétrant ne
peut pas les découvrir : & celle qui se vante d’avoir le
discernement le plus fin, y est souvent prise la
première. Il est vrai que celles qui ne connoissent pas le
danger, & qui ne se tiennent pas sur leurs gardes, meritent
d’être plaintes : mais celles qui s’y exposent de propos
deliberé, comme si elles vouloient defier toutes les tentations,
quoiqu’elles viennent à en échapper, ne meritent que des
reproches de la parte de leur Sexe, de ce qu’elles donnent un
mauvais exemple á d’autres, qui seront peut être moins
heureuses. Je ne dis pas qu’on coure le même danger dans ces
lieux publics où on va passer les soirées d’Eté, & dont
(*
5) Vauxhall~i est le plus agréable & le
plus fréquenté par le beau monde. Chacun paroit là avec le
visage qne <sic> la Nature lui a donné, & on ne peut y
conduire aucune intrigue qu’avec le consentement des
deux parties : Cependant combien d’instigations dangereuses
(telles que la Musique, la flatterie, des bosquets délicieux
& des promenades retirées & charmantes) se réunissent
pour endormir les gardiens de notre honneur !
Hétéroportrait
Un homme fort connu, avec qui la
moindre liaison ne présage rien d’honnête pour les jeunes
& jolies personnes de notre Sexe, s’est souvent vanté
que Vauxhall~i étoit un des Temples de la Déesse Flore~i,
&qu’il y faisoit dès longtems la fonction de Grand
Prêtre. Je souhaitte qu’il n’y ait rien de vrai dans ce
qu’il dit ; mais afin de venger les Dames qui aiment à faire
ce trajèt de la Rivière, je vais rapporter une mortification
qu’il y reçut, & qui lui attira pour quelque tems, la
disgrace du plus illustre de ses Patrons.
Niveau 3
Récit général
Comme il s’occupe
principalement à la recherche des jeunes beautés, &
que nos petits Maîtres modernes conviennent qu’il a le
goût exquis à cet égard, il remarqua un soir une jeune
Fille, qui lui parut réünir tout ce qui peut inspirer
une passion. Flavia~i, car c’est ainsi que je
l’appellerai, avoit avec elle deux compagnes
de son propre Sexe. Il s’introduisit adroitement dans
leur conversation, & il trouva que celle sur qui il
avoit jetté ses vûes, n’avoit pas moins d’esprit que de
beauté. Il pensa en lui-même que cette conquête méritoit
qu’on en fît l’entreprise, & se resolut à n’y
épargner aucune peine, se flattant que s’il étoit assez
heureux pour y réussir, il recevroit une recompense
proportionnée à un tel service. Flavia~i & ses
compagnes n’avoient aucun Cavalier avec elles ;
d’ailleurs il se conduisoit à leur égard avec tant de
modestie & de retenue, qu’elles furent charmées
qu’il voulût les accompagner jusqu’au bateau, lorsque la
Compagnie se separa ; & il est encore vrai qu’il
leur fut si utile parmi la foule & la confusion qui
régnent toûjours dans cet endroit, qu’elles n’auroient
pû lui refuser de le souffrir avec elles pour passer la
Rivière, sans une manifeste pruderie. Par ce moyen il
apprit où elle demeuroient, car sa politesse s’étendit
jusqu’à les accompagner chacune à leur logis. Flavia~i
étant la seule sur qui il eût des vûes, il lui rendit
visite le jour suivant, sou prétexte de s’informer de sa
santé, alléguant que la soirée
précédente ayant été plus fraiche qu’à l’ordinaire, il
craignoit qu’une complexion aussi delicate que la sienne
n’en eût souffert. Cette jeune personne, qui ne
soupçonnoit point les vûes dangereuses de cet hommes, le
reçut très honnêtement, mais sa mère lui fit un accueil
encore plus gracieux. Celle-ci avoit été galante dans sa
jeunesse, & ne s’imaginant point être encore passée,
elle étoit toujours disposée à attirer chez elle les
personne qui faisoient quelque figure. Elle le remercia
mille fois du soin qu’il avoit pris de sa fille.
Encouragé par cette reception, il lui demanda la
permission de lui rendre quelques visites auprès de sa
table à thè, & elle l’assura que rien ne pouvoit lui
faire plus d’honneur & de plaisir, que d’entretenir
quelque liaison avec un Cavalier de son mérite. Dès lors
il regarda son entreprise comme fort avancée, & il
jugea sur les dispositions de la mère, qu’il trouvoit
peu de difficulté dans ses desseins sur la fille ; ce
qui le confirma encore dans cette pensée, c’est qu’après
s’être informé de leur situation, il apprit qu’elle étoit fort étroite : que le père de
Flavia~i avoit laissé en mourant une nombreuse famille,
sans un bien suffisant pour leur entretien : qu’on avoit
dispersé les autres enfans, ceux-ci chez ce parent,
ceux-là chez cet autre, parce que la mère ne pouvoit
entretenir que la seule Flavia~i. Rempli de confiance il
fut trouver sur le champ l’illustre Rinaldo~i, lui
exaggera son zèle & son habileté pour servir ses
plaisirs, & lui dit qu’il avoit découvert un trésor
de charmes, que lui seul, c’est-à-dire Rinaldo~i, étoit
digne de posséder ; & il lui depeignit avec tant
d’emphase tous les appas de la belle Flavia~i, que
Rinaldo~i devint tout de feu pour la voir. Si je la
trouve telle que vous la représentez, lui dit-il, &
que je puisse en jouir par votre moyen, je ne vous
refuserai rien de ce que vous me demanderez. Celui-ci
s’inclina, & assura son Patron qu’il l’ameneroit
dans le (*
6)
Mail~i, le jour suivant, où ses propres yeux pourroient
le convaincre de la vérité. Il ne manqua pas de se
rendre le lendemain chez la mère de
Flavia~i, pour les prier l’une & l’autre de
l’honorer de leur Compagnie dans le Parc : il n’avoit
garde de demander la fille en particulier, de peur de
s’exposer à un refus ; & de plus, il trouvoit qu’il
y autroit de l’imprudence à leur laisser entrevoir ses
intentions, jusqu’à ce qu’il connût les sentimens de
Rinaldo~i. Ces Dames le regardoient alors comme une
bonne connoissance, & elles n’étoient pas fàchées de
se voir courtisées par un Cavalier qui faisoit figure.
En un mot, elles s’y rendirent. Rinaldo~i y étoit, il
passa plusieurs fois devant elles, & il ne trouva
rien dans Flavia~i, qui ne fût digne de toute son
admiration. Enfin passant à côté de son Agent, pour la
dernière fois, Vous êtes un heureux mortel, lui dit-il,
en l’appellant par son nom, d’avoir une telle beauté
sous votre conduite. Cet infâme Pourvoyer, pour les
vices des autres, fut charmé de voir qu’on approuvoit
son choix. Flavia~i rougit, mais sa mère ne se possedoit
pas de joye de ce qu’on les avoit remarquées. Elles ne
furent entretenues ensuite, autant que dura leur
promenade, que des luoanges de Rinaldo~i. Sa
belle taille, sa bonne mine, & surtout son bon
naturel, sa générosité, & sa liberalité en faveur
des Dames furent étalées dans les termes les plus
pompeux. Il ne s’ouvrit pas d’avantage dans cette
occasion ; mais étant allé le jour suivant chez
Rinaldo~i, pour prendre ses ordres, il le trouva tout
impatient de posseder Flavia~i. Alors il ne differa
plus ; il se rendit immediatement chez elle, & ne se
fit aucun scrupule de l’instruire, en présence de sa
mère, de la passion qu’elle avoit inspirée à un Seigneur
d’un rang aussi élevé, & finit en les félicitant
l’une & l’autre de leur bonne fortune. La mère
l’écouta avec extase, mille idées extravagantes de
grandeur & de magnificence lui monterent d’abord à
la tête. Elle lui repondit, qu’elle connoissoit trop
bien son devoir, pour s’opposer en rien aux désirs du
grand Rinaldo~i, & qu’elle esperoit que sa fille
recevroit avec reconnoissance l’honneur qu’il vouloit
lui faire. Flavia~i n’avoit pas encore parlé ; d’abord
la surprise d’une semblable proposition, ensuite
l’étonnement d’entendre la replique de sa
mère lui avoient fermé la bouche : Elle rougissoit,
& ce qui étoit réellement une suite de son
indignation, fut interprêté comme une marque de sa
modestie. L’un & l’autre la presserent de parler ;
en particulier l’Agent de Rinaldo~i la conjura qu’il pût
apprendre de sa propre bouche la réponse qu’il devoit
porter à son Patron. Enfin excédée de leurs instances :
Monsieur, lui répondit-elle, je ne merite nullement
qu’un Seigneur de ce rang fasse aucune attention à ma
personne, & je n’ignore pas moins comment
reconnoître cet <sic> bonneur, autrement que par
mes priéres & mes bons souhaits. C’est tout ce que
je puis dire touchant Rinaldo~i ; mais pour vous, de qui
je n’attendois pas une semblable proposition, soyez
assuré que je suis & serai toujours vertueuse. Elle
se retira brusquement après lui avoir ainsi parlé, le
laissant dans la dernière consternation. Mais sa mère le
mit bientôt de meilleure humeur : Elle lui dit que sa
fille avoit la tête remplie d’idées romanesques, mais
qu’elle la rameneroit aisément à penser plus juste sur
son devoir, après qu’elle lui auroit parlé en
particulier ; c’est pourquoi elle le prioit
de n’en faire aucune mention à Rinaldo~i, avant qu’elle
eût préparé Flavia~i à se soumettre aux volontés de ce
Seigneur. Ils conclurent donc, qu’elle se transporteroit
avec sa fille dans une petite Maison fort agréable
qu’elles avoient sur le bord de la rivière, & qui
étoit le lieu de leur séjour ordinaire ; (car elles
n’avoient loué un logement en ville, que pour être à
portée de solliciter un procès que la mère de Flavia~i
avoit sur les bras.) Qu’elle ne demandoit que deux ou
trois jours pour la disposer suivant leur désirs ; enfin
qu’elle lui feroit savoir par une lettre quand tout
seroit prêt, & qu’alors Rinaldo~i pourroit venir,
par eau, chez elle sans être connu. Ils ne se furent pas
plûtôt separés, qu’elle courut à la Chambre de sa fille,
où elle la trouva toute en larmes. Elle l’appella mille
fois folle. Comment, s’écriroit-elle, pouvez-vous vous
affliger de ce qui combleroit de joye toute ature à
votre place ? Considerez-vous qui est Rinaldo~i ? Ce
qu’il sera dans la suite ? Et ce que seront vos enfans,
si vous en avez jamais d’un Père comme lui ? Flavia~i
répondit à ce discours comme il convenoit à
une fille vertueuse ; elle la pria de n’insister pas
d’avantage sur ce sujet, parce qu’elle étoit résoluë de
n’y jamais consentir ; & elle finit en l’assurant
qu’elle préfereroit la condition la plus basse, à toute
la grandeur de ce monde, s’il falloit acheter celle-ci
aux dépens de son innocence. On ne sauroit exprimer le
chagrin dont la vieille Dame fut saisie en voyant sa
fille si rebelle à ses désirs ; mais résolue de ne pas
perdre les avantages qu’elle se promettoit pour
elle-même & pour sa famille, elle mit tout en usage
pour l’obliger à se rendre. Dès qu’elles furent arrivées
à leur maison de Campagne, elle mit devant les yeux de
Flavia~i ce qu’il y avoit de disgracieux dans leur
situation, & tâcha de la convaincre, que la passion
de Rinaldo~i étoit un coup de la Providence en leur
faveur, & que la qualité de cet Amant justifioit un
attachement qui seroit criminel à l’égard de tout autre
homme. Mais voyant que toutes ces raison ne servoient à
rien, elle en vint aux menaces, & même aux coups,
jusqu’à lui refuser les alimens nécessaires, & à la
traitter avec une cruauté dont on voit peu
d’exemples de la part d’une mère. Mais ce dernier moyen
fut encore inutile : sa vertueuse fille étoit fixe dans
son dessein, ensorte qu’elle fut obligée d’avoir encore
recours à la persuasion, jusqu’à ce que Flavia~i
fatiguée d’entendre continuellement la même chose, prit
enfin le partie de ne plus repliquer, & de se borner
uniquement à refléchir comment elle se mettroit à
couvert des projets qu’on formoit pour la perdre. Sa
mère regarda alors son silence comme un consentement
tacite, persuadée qu’un reste d’obstination empêchoit
cette jeune personne de s’exprimer plus clairement. Dans
cette idée, elle mit sa maison dans le plus grand ordre,
& écrivit à son bon ami, ainsi qu’elle le nommoit,
lui marquant que sa fille paroissoit se repentir de sa
folie, & être disposée à recevoir une visite de
Rinaldo~i, quand il voudroit lui faire cet honneur. La
reponse à cette Lettre ne tarda pas à venir, & on
convint d’un jour pour l’arrivée de ce grand personnage.
Flavia~i s’en apperçut bientôt aux préparatifs que se
faisoient dans la maison, & aux ordres
qu’on lui donna de s’ajuster & de paroître
aussi-bien mise qu’il lui seroit possible. Qui dois je
donc voir, Madame ? demanda-t-elle d’un ton abbattu. Sa
mère lui répondit, que son illustre Amant se proposoit
de l’honorer d’une visite ; Mais, continua-t-elle, je
m’en rapporte à vous touchant la manière dont vous en
agirez à son égard, & j’espére que vous avez assez
de jugement pour le ménager de façon, qu’il ne perde pas
l’amitié qu’il daigne nous accorder. Cette artificieuse
femme avoit deux raison pour lui parler avec cette
douceur : la première, que si elle faisoit usage de son
autorité de mère, elle pourroit déranger les traits de
sa fille, & par conséquent la rendre moins aimable
aux yeux de Rinaldo~i ; & la seconde, qu’en feignant
de laisser à son choix la conduite qu’elle avoit à
tenir, elle auroit moins d’aversion à entretenir son
Amant ; & c’étoit tout ce que sa mère demandoit
alors, fermement persuadée qu’une fille de son âge ne
pourroit rien refuser à un Seigneur de ce rang,
quoiqu’elle eût le courage de résister à ses émissaires.
Dans cet intervalle, cette jeune personne
avoit l’esprit agité des plus mortelles frayeurs, &
ne savoit comment éviter cette entrevuë. Elle trembloit
qu’on ne lui arrachât par force ce qu’elle étoit resolue
à ne jamais accorder. Elle n’avoit point d’amis assez
sûrs à qui elle pût confier son secret. Enfin il lui
vint dans l’esprit de s’addresser à un certain
Ecclésiastique, qui demeuroit à environ deux mille de
leur maison. C’étoit un homme assez avancé en âge, &
qui passoit pour avoir cette pureté de mœurs qui
convenoit à la sainteté de son caractère. Elle jugea
qu’elle devoit le consulter préférablement à tout autre
dans les circonstances où elle se trouvoit, & que
personne ne pouvoit lui donner de meilleurs avis, pour
éviter les pieges qu’on tendoit à son innocence. Elle se
leva donc de grand matin, sortit de chez sa mère, avant
qu’aucune personne de la famille fût éveillée, & fit
la plus grande diligence qui lui fut possible, pour se
rendre chez ce respectable Guide. Des larmes, des
soupirs furent les premières expressions du trouble
& de l’agitation de son esprit ; elle ne pouvoit se
resoudre à réveler l’infamie d’une personne qui la
touchoit de si près. Enfin elle lui fit le
triste recit qu’on vient de lire, & conclut en lui
demandant sa protection, jusqu’à ce qu’elle pût trouver
à gagner sa vie, ou en entrant en condition, ou en
travaillant avec l’éguille. Le bon Docteur, que méritoit
le bien qu’on publioit à sa louange, l’écouta avec
étonnement & admiration, & lui dit, après une
courte pause, que considérant qui étoitent ses
Seducteurs, il doutoit si on avait jamais vû un exemple
d’une semblable vertu ; Mais, ajouta-t-il, comment puis
je vous proteger contre l’autorité d’une mère, secondée
par tout le pouvoir de Rinaldo~i ? Il n’y a pour cela
qu’un seul moyen, savoir, que vous deveniez mon épouse.
Je connois la disproportion de nos âges ; je sai
<sic> qu’une telle union peut être aussi contraire
à vos inclinations, que celle à laquelle on veut vous
forcer l’est à votre vertu. C’est pourquoi je ne veux
pas vous presser ; mais craignez que toutes les
tentatives que je ferai ne soient inutiles, sans ce
lien, que Rinaldo~i lui-même n’ôsera pas entreprende de
rompre. Flavia~i étoit trop étonnée, pour qu’elle pût
lui faire sur le champ aucune réponse ; cependant elle
ne faisoit paroître dans son extérieur
aucune aversion pour le parti qu’il lui proposoit, &
elle n’avoit dans le fond aucune raison de le refuser.
Il avoit un bon bénefice, un bien de terre assez
considérable, étoit sans enfans, & quoique les
années eussent déja imprimé quelques rides sur son
front, il ne laissoit pas d’avoir une physionomie fort
revenante. Mais ce qui l’emporta dans son esprit sur
tout autre consideration, c’est que ce mariage alloit
mettre son honneur à couvert, & la délivrer de la
tyrannie d’une mère, qu’elle connoissoit assez, pour
craindre qu’un jour ou un autre elle ne la livrât à
l’infamie. Enfin, pour terminer ce recit, elle n’eut ni
n’affecta jamais aucun scrupule ; & comme le carosse
partoit le même jour de cet endroit pour Londres~i, ils
en profitérent pour s’y rendre, & furent mariez
d’abord après leur arrivée. Ils est aisé de deviner le
trouble de la mère de Flavia~i, lorsqu’elle s’apperçut
que la fille s’étoit évadée : mais quand Rinaldo~i fut
arrivé, & qu’il se vit trompé de la sorte dans ses
esperances, il fut d’abord extrêmement irrité contra la personne qui l’avoit assuré d’une
reception si conforme à ses désirs. Son Agent ne savoit
qu’alleguer pour sa défence, si ce n’est que cette fille
étoit certainement folle, qu’il n’avoit jamais crû être
plus sûr de son fait. Il finit en lui demandant pardon
de la manière la plus servile. Rinaldo~i le méprisoit
trop pour en tirer aucune vengeance, si ce n’est de
publier combien il étoit incapable de l’employ qu’il
vouloit exercer : ce qui étoit même une punition assez
sévére ; car on lui reprochoit Flavia~i, aussi-tôt qu’il
faisoit une entreprise de la même nature, & tout ce
qu’il put faire pour rétablir son crédit, fut long-tems
inutile.
Flavia~i a eu pour récompense de sa vertu, la plus grande
bénédiction du Ciel, je veux dire, un esprit parfaitement
content. Elle vit satisfaite & heureuse dans son état, &
justifie par sa conduite le choix de son époux, ce qui fait
honte à tous ceux qui ont prétendu censurer un mariage si
inégal. Il est certain que nous sommes agréablement flattés,
quand nous réflechissons aux tentations que nous avons eu la
force de surmonter. Il y a un orgueil louable à triompher des
artifices de ceux qui voudroient nous séduire, &
il n’est rien qui répande plus de satisfaction dans notre ame.
Cependant nous devons prendre garde qu’en flattant le danger par
notre securité, nous ne le rendions insurmontable. Nous pouvons
avoir trop bonne opinion de nous-mêmes, & notre propre cœur
ne nous trompe que trop souvent. Enfin, quoique notre vertu
n’ait point été à l’épreuve, qu’elle n’ait même reçu aucun
éloge, je trouve que c’est jouer trop gros jeu, que d’hazarder
cette tranquilité qui naît avec nous, & qui se fortifie par
le sentiment de notre innocence, contre l’esperance incertaine
de se faire un beau nom ; puisque malgré tout notre mérite,
l’envie & la colomnie s’acharnent souvent à noircir notre
reputation.