Le Spectateur moderne Anonym Moralische Wochenschriften Hannah Bakanitsch Editor Michaela Fischer Editor Elisabeth Hobisch Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 11.04.2016 o:mws.4212 Anonym: Le Spectateur moderne. 1750, 3-23, Le Spectateur moderne 1 000 1753 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Autopoetische Reflexion Riflessione Autopoetica Autopoetical Reflection Reflexión Autopoética Réflexion autopoétique England Inghilterra England Inglaterra Angleterre Erziehung und Bildung Educazione e Formazione Education and Formation Educación y Formación Éducation et formation Familie Famiglia Family Familia Famille Frauenbild Immagine di Donne Image of Women Imagen de Mujeres Image de la femme Leidenschaft Passione Passion Pasión Passion Liebe Amore Love Amor Amour Menschenbild Immagine dell'Umanità Idea of Man Imagen de los Hombres Image de l’humanité Mode Moda Fashion Moda Mode Moral Morale Morale Moral Morale Religion Religione Religion Religión Religion Vernunft Ragione Reason Razón Raison France Paris Paris 2.3488,48.85341 France 2.0,46.0

Le Spectateur Moderne.

Monsieur,

Sage, prudent, impartial, rempli de réligion, consommé par l’expérience, je vous regarde comme mon oracle. C’est de votre tribunal que doit émaner l’Arrêt qui décidera mes irrésolutions. J’ai deux Fils. Je les aime également. Mon aîné s’est séparé de moi depuis quelques années. Il a donné dans des écarts trop ordinaires à la jeunesse. Plusieurs femmes l’ont séduit alternativement. Il a consommé un patrimoine honnête ; mais il n’a point fait d’actions basses. C’est un hommage que je dois à la vérité. Ses plus cruels ennemis sont nécessités, quoiqu’ils en murmurent, de lui rendre cette justice.

Je ne suis pas sans m’être consultée à nombre de personnes ; mais plus je consulte, plus je reste indécise. Les uns sont pour la voye de rigueur : ils veulent que je le prive de sa liberté pour un temps. Les autres, que je le laisse livré à lui-même, sans prendre le plus leger intérêt à sa conduite. Ceux-ci, que, le deshéritant, je le punisse par le bien être où je mettrai son frere. Ceux-là, que je tâche de le ramener par la voye de douceur ; je ne sçai si ces derniers veulent adoucir mes peines : du moins me disent-ils qu’il y a encore à espérer. Mais c’est à vous que je m’adresse pour me décider.

J’ai l’honneur d’être très-veritablement, Monsieur, votre très-humble & très-obéïssante Servante,

* * * * * * *

Madame,

Vous <sic> vous plaignez de moi ; sans doute vous m’accusez de paresse. N’êtes-vous pas même encore plus injuste ? Ne croyez-vous pas que je suis indifférent pour ce qui vous est cher ? Les apparences de paresse ne sont pas sans excuse bien légitime : vous allez en convenir. La Religion fait taire chez vous l’amour propre ; j’en suis plus à mon aise pour me disculper : je vais bientôt l’être.

Vous me faites l’honneur de vous adresser à moi ; je suis on ne peut pas plus sensible à votre confiance : mais m’avez-vous mis suffisamment à portée d’y répondre ? Non, sans doute. Vous trouvez, peut-être, ce non bien affirmatif ; je prouve ma proposition.

Pour décider vos irrésolutions ; car vous ne me ménagez pas davantage : il semble qu’il étoit nécessaire de me tracer le portrait de celui que vous me soumettez, de me faire connoître son esprit, son caractére, son cœur ; ou du moins ceux que d’honnêtes gens, non prévenus, peuvent lui prêter ; s’ils ne vous sont pas suffisamment connus. Mais je veux pour un instant, qu’il soit dissimulé avec ceux qui peuvent vous voir fréquemment, & que vous ayez craint de ne pas le rendre tel qu’il est ; du moins aurois-je souhaité une legere esquisse. Les jeunes gens ont beau être dérangés, on découvre toujours si leurs défauts viennent du cœur ; ou si c’est seulement manque, ou légereté d’esprit. Vous vous contentez au contraire de me dire que le sujet que vous me livrez est Mr. votre fils ; qu’il a donné dans des écarts ; que les femmes l’on séduit ; qu’il a consommé son patrimoine, mais qu’il n’a point fait d’actions basses.

Il m’a donc fallu, Madame, pour asseoir un jugement certain, trouver l’occasion de le voir & le revoir nombre de fois. Je n’ai pas eu de peine à me satisfaire. Il est extrêmement lié avec un de mes amis qui est quelque chose de plus qu’un honnête homme selon le monde. Pour ne point faire soupçonner à M. votre Fils qu’il étoit l’objet de mon étude, de mes spéculations, j’étois souvent un prothée. Ce role ne vous a pas été moins avantageux, qu’à M. votre Fils & à moi. A vous, Madame ; parce que je suis certain que vous serez charmée de le connoître autre que vous ne pensez. A lui, parce que sur sa bonne foi que j’étois plûtôt un ami de société, qu’un spectateur, il s’est fait connoître sans réserve : & cette bonne foi lui a valu l’estime de celui que vous daignez considérer. A moi, enfin ; parceque je suis à portée de répondre à l’honneur de votre confiance, en vous le faisant connoître. Il s’agit donc de le détailler suivant l’ordre de mes spéculations.

Je commence par l’esprit. Ce n’est point un génie transcendant, extrêmement orné ; mais aussi il n’est point borné ; il n’est point non plus dépourvu de certaines connoissances utiles, agréables. Il me paroît connoître sa portée, & ne point s’en faire accroire. Ennemi du clinquant ; il est au-contraire assez solide. L’esprit petit maître lui fait peine ; il dit qu’il n’est point fait pour corriger les autres : ce n’est point pour que celui-là soit indulgent sur ses deffauts ; l’on voit même, avec plaisir, que ce n’est point avec une feinte modestie qu’il le souhaite. La conception n’est point des plus vives ; mais elle tient un loüable milieu : elle n’est point paresseuse. Il ne cherche point à en imposer, en paroissant, comme quantité de gens, saisir les choses avant qu’elles soient dites : il écoute tranquillement, & s’il perd la satisfaction de saisir, à la minute, des choses abstraites ; une heureuse réflexion le dédommage aussi-tôt. L’imagination n’est point impétueuse : un peu tardive, elle n’en est que mieux soutenuë. Son entretien n’est point legér : mais il est toujours d’accord avec le bon sens : il est plus sérieux que badin, quoique, quelquefois, il s’évertuë ; ce n’est point pour donner dans la médisance, dans l’équivoque. Il déteste l’une & regarde l’autre comme le ton de la plus mauvaise & de la plus vile compagnie. La plaisanterie & la raillerie seroient deffauts chez lui, s’il ne les souffroit avec encore plus de plaisir. S’il raille, ce ne sera jamais une personne absente ; & dans la compagnie, ce sera toujours son meilleur ami, parce qu’il ne doute point que celui-ci ne soit persuadé que Mr. votre fils ne l’agace point pour le choquer, mais pour éguayer la conversation. Il ne raillera point non plus cet ami ; s’il n’est assuré qu’il va prendre sa revanche. Son ami n’est-il point d’humeur à lui riposter ; C’est assez pour qu’il ne revienne point à la charge. S’il lâche un bon mot, il n’est point annoncé par un éclat de rire, mais accompagné d’un air fort sérieux & suivi d’un de surprise de voir rire les autres. A ce sujet, on pourroit le taxer d’amour propre. S’il en est entiché, ce n’est pas chez lui un deffaut aussi grand que le plaisir qu’il procure.

Quant au Caractere, je ne le trouve pas d’une égalité bien complette : mais peut-être, est-ce aux differentes tra-verses qu’il a essuyées qu’il faut s’en prendre. Cela n’empêche pas que je n’y trouve certaines choses qui me plaisent. Il n’est point emporté, fougueux, violent. Quelques-uns voudroient qu’il fût plus souple ; pour moi je trouve qu’il l’est suffisamment : s’il l’étoit d’avantage, il me paroîtroit tenir de l’imbecillité ; & il ne seroit plus analogue à la nature d’esprit que je viens d’analyser. Il n’est point suffisant ; il n’est point non plus trop humble. Il ne cherche point à en imposer. Il n’est point fastidieux ; s’il est fier, ce n’est qu’aux yeux de ceux qui n’en font point une étude assez particuliére. Il est doux sans être fade. Il plaît à quelques-uns, sans avoir l’ambition mal entenduë de plaire à tous. Il ne compte point son caractére suffisamment bien formé ; & il se fait une étude de l’améliorer. Il se plaint qu’il est trop connu à quelques-uns ; & pas assez à ceux à qui il voudroit qu’il le fût : s’il étoit, il mettroit ceux-ci dans le cas de lui rendre une justice qui lui est indifférente de la part de ceux-là. Il est complaisant, sans être adulateur. insinuant, sans chercher à surprendre. Il est un peu ambitieux, mais il n’est point infecté de la jalousie. Il connoît gens qui ont un mérite plus accompli que le sien ; & sans être copiste trop marqué, il travaille le sien sur le leur. Il n’est point critique ; il n’est que compatissant. Mais, pour finir, je ne peux pas me refuser de dire qu’il est généreux, & qu’il devroit se faire une étude d’œconomie : il est fâcheux qu’il y soit présentement contraint. Si je l’eusse connu plûtôt, je lui en aurois donné le conseil. Il n’en a plus besoin : son expérience lui suffit.

Il me reste, Madame, à vous faire reconnoître son cœur ; car c’est ce qui, pour l’ordinaire, change le moins, & qui se connoît dès les premiers instants de l’enfance. Ce n’est point un cœur de Siécle : il ignore la politique : il a dû s’en repentir. Cœur généreux, il croit tous les autres semblables au sien : voilà son erreur. La moindre peine des autres le touche ; & souvent il éprouve que la plus grande pour lui est de ne pouvoir y remédier. Quand il le peut, c’est un anonime favorable : s’il est découvert, son plaisir se change en amertume. Pour prévenir cet inconvenient, il cherche à avoir d’inutiles obligations, afin de témoigner plus délicatement une nécessaire reconnoissance. Voilà un cœur noblement annoncé : mais il a ses défauts. Il faut convenir aussi qu’il ne les tient que d’un préjugé trop avantageux : il ne peut s’accoutumer à croire que les autres lui soient dissemblables. J’ai découvert ; mais me découverte ne m’a point attristé, puisqu’il a changé ; qu’autrefois il prétoit aux femmes le contraste de leurs sentimens. Habituées qu’elles sont à la métamorphose, il prenoit des fables pour des axiomes. Il convient de son trop de crédulité, qu’il nomme imbecillité. Le cœur franc, il leur faisoit l’honneur de mettre le leur en concurrence avec le sien ; & presque toujours, il croyoit celui-ci subjugué par celui-là. Le cœur tendre, de son propre aveu, a fait ses malheur, non pas sans qu’il lui resta de consolation : au-contraire, il l’a mieux connuë. La proposition semble être un paradoxe ; mais pour qu’elle cesse de le paroître, il faut la déveloper. Je me ferois un scrupule d’altérer la définition qu’il m’en a donnée. Autrefois, m’a-t-il dit, j’avois le cœur partagé, si l’on peut appeller partagé, que donner beaucoup moins que moitié. Cette derniere partie étoit à la femme qui m’enchainoit. La plus forte, la supérieure, la sublime appartenoit à celle qui m’a donné le jour. Je ne faisoit qu’aimer celle qui me tenoit enchanté : mais à ce dernier sentiment, je joignois ceux d’estime & de respect pour celle à qui seule je les dois. Je me repens aujourd’hui de lui avoir aliéné la plus légere partie de ma tendresse. Mon répentir est sérieux, refléchi : il me cautionne que je ne dois point craindre de rechutes.

Voilà, Madame, le fruit de mes spéculations. Il n’est point précoce : je souhaite qu’il vous en plaise d’avantage. Il me reste à combattre les conseils que l’on vous a donnés. Quant aux trois premiers, que je trouve cruels, injustes & dénaturés ; c’est le triomphe de la Religion, de la raison & de l’humanité, sur le préjugé. Pour le dernier ; c’est vous proposer une conduite sur laquelle vous pouvez compter d’être prévenuë.

Ceux qui vous conseillent de reduire Mr. votre fils en captivité, ignorent sans doute que d’une peine extrême naît le désespoir : que celui-ci aliéne l’esprit, déprave le caractére, pervertit le cœur ; & que, presque toujours, par cette voye, d’un excellent sujet, parce qu’il y avoit de la ressource, on en fait un détestable ; si cette horrible métamorphose n’est prévenuë par un autre bien mortifiante ; je veux dire la folie. A considérer seulement l’humanité, de quels regrets ne doit-on pas être pénétré d’être cause qu’un Etre de raison, car je veux bien supposer qu’il ne soit pas d’avantage, en devienne un d’extravagance, souvent même de fureur. Mais entrons dans des considérations plus qu’humaines. A t-on des exemples communs que la perspective, ou seulement la crainte d’être malheureux, soit pour un temps, soit pour la vie ; car pour l’ordinaire, on a grand soin de lui cacher l’époque de la fin de sa captivité, fasse rentrer un jeune homme en lui même ? On en a au contraire de fréquens, de journaliers, que celui qui n’est que dérangé, devient libertin, d’imagination, puisque les autres facultés lui sont interdites ; qu’il passe à la scélératesse : il n’a plus qu’un pas à faire jusqu’à l’athéisme ; & ne vous attendez pas qu’il rétrograde. N’a-t’on point à craindre encore qu’il ne cherche les moyens d’attenter à ses jours ? Fait-on bien réflexion que le désepoir, secondé d’un instant de courge, est plus que suffisant ? Je suppose que sa destruction l’épouvante. Il est encore chez lui une malheureuse ressource de perdre son ame. Il deviendra tartuffe, hipocrite ; & bientôt il sera sacrilége. D’après cet exposé ; & dont la possibilité n’est que trop souvent prouvée par l’exécution ; ne se trouvera-t’on pas la conscience bourrelée ; déchirée de remords, d’avoir été, en quelque façon, cause de la perte éternelle d’une ame que Dieu eut, peut-être, attirée à lui & conséquemment glorifiée.

Il faut, disent d’autres, le laisser livré à lui-même, sans prendre le plus leger intérêt à ce qui le regarde. C’est comme s’il disoient : Cessez, Madame, de vous respecter ; hâtez-vous de prendre un ridicule ; n’hésitez point à vous faire blâmer. Pour nous, nous vous approuvons. Cela ne vous est-il pas suffisant ? Que vous importe le suffrage d’un public ? Mais je demande à ces conseils s’ils croient être plus sages que ce public qu’ils affectent de mépriser. Je vois bien qu’ils le méconnoissent, par ignorance ou par affectation. Il faut que je leur apprenne ; au hazard qu’ils appellent de ma définition, & peu m’importe ; ce que c’est que le public. Il est, selon moi, un monde de raison : & ceux qui le méprisent, n’en sont pas seulement des atômes. Mais faisons treve au respect humain. Pourquoi abbandonner <sic> une brebis égarée ? Ce sentiment est-il bien évangélique ? Est-ce ainsi que l’on prétend accomplir la Loi ? Ce malheureux jeune homme, d’un faux pas, a fait plusieurs chutes, dont il ne peut se relever, si on ne lui tend une main charitable. Il n’obtiendra peut-être pas de Dieu, parce qu’il ne demandera pas comme il faut, une grace suffisante pour lui dessiller les yeux. Dieu prodigue-t’il donc ses miracles ? Ne nous à-t’il pas crées pour nous aimer, nous secourir, nous supporter les uns les autres ? Voilà ma Loi ! Ne nous est-elle pas commune ? Si nous nous en écartons, notre conversion sera peut-être plus difficile, Madame, que celle, dont on ne peut vous faire désespérer, sans attaquer la puissance supréme.

Le troisiéme sentiment, que j’ai à combattre ; est un conseil d’exhérédadation <sic>. Il ne peut venir que de faux amis peu curieux de votre réputation, que de gens pernicieux, qui veulent rendre votre mémoire ; de chere, de respectable qu’elle doit être ; odieuse, méprisée. N’est-ce pas vous insinuer de méconnoître la Loi naturelle, observée même par ceux qui sont malheureusement plongés dans les ténébres du Paganisme ? N’est-ce pas mepriser celle dictée par le Souverain Legislateur ? N’est-ce point enfin dé-grader l’humanité, en proscrivant des droits assurés par le sang ? Mais diront peut-être ces gens dénaturés ? Il a consommé son patrimoine. Motif bien frivole ! C’est un malheur : il en est le seul puni. Que sçait-on si ce n’est pas une faute heureuse ? Elle rappellera sans doute sa raison. Il a fait, ci-devant, des dépenses folles, excessives, qui le privent aujourd’hui, de fournir à celles nécessaires : donc il faut le deshériter. Donc il faut l’exposer à périr de misére. A-t’on bien prévu quelles suites affreuses elle peut entraîner avec elle ? N’est-ce pas d’ailleurs jetter entre les deux freres, la semences d’une haine implacable, irréconciliable, dont il peut résulter les plus cruels accidents ? Des exemples journaliers rendent inutile le dévelopement de ces deux observations. Ils prouvent toute l’inconséquence de l’argument. La Religion, la raison & l’humanité doivent se réünir pour rejetter un conseil qui leur est si formellement opposé.

Il me reste donc un quatriéme avis ; je ne dis plus à combattre. Au con-traire je le loüe, je le fortifie & je me flatte, Madame, de le rendre conforme à vos désirs. Avoir perdu vos bontés, avoir souffert l’éclipse de votre tendresse ; voilà la peine de Mr. votre fils ! Voilà ses tourmens ! Mériter votre intérêt, faire une douce violence au retour de vos entrailles ; voilà l’objet de ses vœux ! Voilà sa plus chere ambition ! Il préviendra jusqu’à votre envie de le ramener. Il n’ôse point vous faire part de ses sentimens. Il craint que les malheureux jours, qui les ont précédés, ne déposent contre lui. Le préjugé lui est bien contraire : il veut le détruire ; c’est par là qu’il veut commencer. Il n’y a peut-être pas moins de témérité que de suffisance dans ses idées. Il veut faire cesser une prévention établie ; & à laquelle on auroit peut-être plus de peine à renoncer, qu’il ne compte en avoir à la détruire, puisqu’il sera aîdé par sa Religion, secondé par sa raison & encouragé par sa tendresse. C’est à mon cœur, dit-il, à mes démarches, à ma conduite, toujours de concert, à faire cesser la malheureuse prévention. Je ne me flatte point que l’on veüille commencer par m’éprouver. Il faut donc que je travaille sans avantage.

Je dois actuellement m’expliquer, Madame, puisque vous l’exigez. J’y trouve une double satisfaction : je ne parle que pour votre tranquillité & le bien de Mr. votre Fils. Vous craignez une nouvelle dissipation : son expérience ne suffit pas pour calmer vos allarmes. Il est donc juste de les faire cesser : il en est un moyen infaillible. La voïe de la substitution vous est ouverte ; mais j’y joins une façon mitigée de l’employer. Je n’altére point la Loi ; Je ne fais qu’en modérer la rigueur. Je ne donnerois à la substitution qu’un certain laps de temps ; je veux dire, jusqu’à celui, ou l’homme, dégagé de la violence des passions qui l’assaillent, devient son maître & son ami. Je joindrois une autre clause qui pourroit avoir lieu, pendant ce temps : que la substitution cesseroit dans le cas où mon fils trouveroit un établissement sortable, honnête ; mais qu’il ne pourroit prendre, sans l’agrément de personnes sages, prudentes, intégres que je nommerois pour ses conseils, qui seroient autorisés à rompre les liens de la substitution : & j’ordonnerois que, faute du consentement de ceux-ci, on ne pourroit déroger à mes dispositions. Ce conseil sera peut-être nouveau en partie ; mais la nouveauté est toujours approuvée, lorsqu’elle change le bien en mieux ; & qu’elle peut faire approcher ce dernier de quelque chose de plus parfait. Suis-je assez heureux pour vous faire partager mes sentimens ? Je me flatte d’avoir la raison pour guide. Elle exige que j’hazarde à vous donner un conseil.

Quant à la conduite à tenir présentement avec mon fils ; je voudrois, sans cependant lui faire apercevoir, que je m’interesse à lui, n’être point indifférent sur sa conduite, sur ses actions. Je voudrois que gens, incapables de me surprendre, encore moins de le desservir auprès de moi, pussent les éclairer. S’il y a de la variété ; c’est un augur fâcheux. Si au contraire on voit une constante uniformité ; c’est la certitude d’un heureux changement. J’engagerois mes plus intimes amis à le recevoir, à lier avec lui : je le mettrois à même de faire ses preuves ; & je ne voudrois pas être long-temps sans lui accorder la satisfaction de l’admettre auprès de moi. A la longue, je le rendrois indécis, s’il vit avec son père, ou avec un ami.

Je suis avec respect,

Madame,

Votre très-humble & très-obéissant serviteur* * * * * *

J’ai la, par ordre de Monseigneur le Chancelier, un Manuscrit intitulé : le Spectateur Moderne. Fait à Paris, ce 21 Janvier 1753. Capperonnier.

Le Spectateur Moderne. Monsieur, Sage, prudent, impartial, rempli de réligion, consommé par l’expérience, je vous regarde comme mon oracle. C’est de votre tribunal que doit émaner l’Arrêt qui décidera mes irrésolutions. J’ai deux Fils. Je les aime également. Mon aîné s’est séparé de moi depuis quelques années. Il a donné dans des écarts trop ordinaires à la jeunesse. Plusieurs femmes l’ont séduit alternativement. Il a consommé un patrimoine honnête ; mais il n’a point fait d’actions basses. C’est un hommage que je dois à la vérité. Ses plus cruels ennemis sont nécessités, quoiqu’ils en murmurent, de lui rendre cette justice. Je ne suis pas sans m’être consultée à nombre de personnes ; mais plus je consulte, plus je reste indécise. Les uns sont pour la voye de rigueur : ils veulent que je le prive de sa liberté pour un temps. Les autres, que je le laisse livré à lui-même, sans prendre le plus leger intérêt à sa conduite. Ceux-ci, que, le deshéritant, je le punisse par le bien être où je mettrai son frere. Ceux-là, que je tâche de le ramener par la voye de douceur ; je ne sçai si ces derniers veulent adoucir mes peines : du moins me disent-ils qu’il y a encore à espérer. Mais c’est à vous que je m’adresse pour me décider. J’ai l’honneur d’être très-veritablement, Monsieur, votre très-humble & très-obéïssante Servante, * * * * * * * Madame, Vous <sic> vous plaignez de moi ; sans doute vous m’accusez de paresse. N’êtes-vous pas même encore plus injuste ? Ne croyez-vous pas que je suis indifférent pour ce qui vous est cher ? Les apparences de paresse ne sont pas sans excuse bien légitime : vous allez en convenir. La Religion fait taire chez vous l’amour propre ; j’en suis plus à mon aise pour me disculper : je vais bientôt l’être. Vous me faites l’honneur de vous adresser à moi ; je suis on ne peut pas plus sensible à votre confiance : mais m’avez-vous mis suffisamment à portée d’y répondre ? Non, sans doute. Vous trouvez, peut-être, ce non bien affirmatif ; je prouve ma proposition. Pour décider vos irrésolutions ; car vous ne me ménagez pas davantage : il semble qu’il étoit nécessaire de me tracer le portrait de celui que vous me soumettez, de me faire connoître son esprit, son caractére, son cœur ; ou du moins ceux que d’honnêtes gens, non prévenus, peuvent lui prêter ; s’ils ne vous sont pas suffisamment connus. Mais je veux pour un instant, qu’il soit dissimulé avec ceux qui peuvent vous voir fréquemment, & que vous ayez craint de ne pas le rendre tel qu’il est ; du moins aurois-je souhaité une legere esquisse. Les jeunes gens ont beau être dérangés, on découvre toujours si leurs défauts viennent du cœur ; ou si c’est seulement manque, ou légereté d’esprit. Vous vous contentez au contraire de me dire que le sujet que vous me livrez est Mr. votre fils ; qu’il a donné dans des écarts ; que les femmes l’on séduit ; qu’il a consommé son patrimoine, mais qu’il n’a point fait d’actions basses. Il m’a donc fallu, Madame, pour asseoir un jugement certain, trouver l’occasion de le voir & le revoir nombre de fois. Je n’ai pas eu de peine à me satisfaire. Il est extrêmement lié avec un de mes amis qui est quelque chose de plus qu’un honnête homme selon le monde. Pour ne point faire soupçonner à M. votre Fils qu’il étoit l’objet de mon étude, de mes spéculations, j’étois souvent un prothée. Ce role ne vous a pas été moins avantageux, qu’à M. votre Fils & à moi. A vous, Madame ; parce que je suis certain que vous serez charmée de le connoître autre que vous ne pensez. A lui, parce que sur sa bonne foi que j’étois plûtôt un ami de société, qu’un spectateur, il s’est fait connoître sans réserve : & cette bonne foi lui a valu l’estime de celui que vous daignez considérer. A moi, enfin ; parceque je suis à portée de répondre à l’honneur de votre confiance, en vous le faisant connoître. Il s’agit donc de le détailler suivant l’ordre de mes spéculations. Je commence par l’esprit. Ce n’est point un génie transcendant, extrêmement orné ; mais aussi il n’est point borné ; il n’est point non plus dépourvu de certaines connoissances utiles, agréables. Il me paroît connoître sa portée, & ne point s’en faire accroire. Ennemi du clinquant ; il est au-contraire assez solide. L’esprit petit maître lui fait peine ; il dit qu’il n’est point fait pour corriger les autres : ce n’est point pour que celui-là soit indulgent sur ses deffauts ; l’on voit même, avec plaisir, que ce n’est point avec une feinte modestie qu’il le souhaite. La conception n’est point des plus vives ; mais elle tient un loüable milieu : elle n’est point paresseuse. Il ne cherche point à en imposer, en paroissant, comme quantité de gens, saisir les choses avant qu’elles soient dites : il écoute tranquillement, & s’il perd la satisfaction de saisir, à la minute, des choses abstraites ; une heureuse réflexion le dédommage aussi-tôt. L’imagination n’est point impétueuse : un peu tardive, elle n’en est que mieux soutenuë. Son entretien n’est point legér : mais il est toujours d’accord avec le bon sens : il est plus sérieux que badin, quoique, quelquefois, il s’évertuë ; ce n’est point pour donner dans la médisance, dans l’équivoque. Il déteste l’une & regarde l’autre comme le ton de la plus mauvaise & de la plus vile compagnie. La plaisanterie & la raillerie seroient deffauts chez lui, s’il ne les souffroit avec encore plus de plaisir. S’il raille, ce ne sera jamais une personne absente ; & dans la compagnie, ce sera toujours son meilleur ami, parce qu’il ne doute point que celui-ci ne soit persuadé que Mr. votre fils ne l’agace point pour le choquer, mais pour éguayer la conversation. Il ne raillera point non plus cet ami ; s’il n’est assuré qu’il va prendre sa revanche. Son ami n’est-il point d’humeur à lui riposter ; C’est assez pour qu’il ne revienne point à la charge. S’il lâche un bon mot, il n’est point annoncé par un éclat de rire, mais accompagné d’un air fort sérieux & suivi d’un de surprise de voir rire les autres. A ce sujet, on pourroit le taxer d’amour propre. S’il en est entiché, ce n’est pas chez lui un deffaut aussi grand que le plaisir qu’il procure. Quant au Caractere, je ne le trouve pas d’une égalité bien complette : mais peut-être, est-ce aux differentes tra-verses qu’il a essuyées qu’il faut s’en prendre. Cela n’empêche pas que je n’y trouve certaines choses qui me plaisent. Il n’est point emporté, fougueux, violent. Quelques-uns voudroient qu’il fût plus souple ; pour moi je trouve qu’il l’est suffisamment : s’il l’étoit d’avantage, il me paroîtroit tenir de l’imbecillité ; & il ne seroit plus analogue à la nature d’esprit que je viens d’analyser. Il n’est point suffisant ; il n’est point non plus trop humble. Il ne cherche point à en imposer. Il n’est point fastidieux ; s’il est fier, ce n’est qu’aux yeux de ceux qui n’en font point une étude assez particuliére. Il est doux sans être fade. Il plaît à quelques-uns, sans avoir l’ambition mal entenduë de plaire à tous. Il ne compte point son caractére suffisamment bien formé ; & il se fait une étude de l’améliorer. Il se plaint qu’il est trop connu à quelques-uns ; & pas assez à ceux à qui il voudroit qu’il le fût : s’il étoit, il mettroit ceux-ci dans le cas de lui rendre une justice qui lui est indifférente de la part de ceux-là. Il est complaisant, sans être adulateur. insinuant, sans chercher à surprendre. Il est un peu ambitieux, mais il n’est point infecté de la jalousie. Il connoît gens qui ont un mérite plus accompli que le sien ; & sans être copiste trop marqué, il travaille le sien sur le leur. Il n’est point critique ; il n’est que compatissant. Mais, pour finir, je ne peux pas me refuser de dire qu’il est généreux, & qu’il devroit se faire une étude d’œconomie : il est fâcheux qu’il y soit présentement contraint. Si je l’eusse connu plûtôt, je lui en aurois donné le conseil. Il n’en a plus besoin : son expérience lui suffit. Il me reste, Madame, à vous faire reconnoître son cœur ; car c’est ce qui, pour l’ordinaire, change le moins, & qui se connoît dès les premiers instants de l’enfance. Ce n’est point un cœur de Siécle : il ignore la politique : il a dû s’en repentir. Cœur généreux, il croit tous les autres semblables au sien : voilà son erreur. La moindre peine des autres le touche ; & souvent il éprouve que la plus grande pour lui est de ne pouvoir y remédier. Quand il le peut, c’est un anonime favorable : s’il est découvert, son plaisir se change en amertume. Pour prévenir cet inconvenient, il cherche à avoir d’inutiles obligations, afin de témoigner plus délicatement une nécessaire reconnoissance. Voilà un cœur noblement annoncé : mais il a ses défauts. Il faut convenir aussi qu’il ne les tient que d’un préjugé trop avantageux : il ne peut s’accoutumer à croire que les autres lui soient dissemblables. J’ai découvert ; mais me découverte ne m’a point attristé, puisqu’il a changé ; qu’autrefois il prétoit aux femmes le contraste de leurs sentimens. Habituées qu’elles sont à la métamorphose, il prenoit des fables pour des axiomes. Il convient de son trop de crédulité, qu’il nomme imbecillité. Le cœur franc, il leur faisoit l’honneur de mettre le leur en concurrence avec le sien ; & presque toujours, il croyoit celui-ci subjugué par celui-là. Le cœur tendre, de son propre aveu, a fait ses malheur, non pas sans qu’il lui resta de consolation : au-contraire, il l’a mieux connuë. La proposition semble être un paradoxe ; mais pour qu’elle cesse de le paroître, il faut la déveloper. Je me ferois un scrupule d’altérer la définition qu’il m’en a donnée. Autrefois, m’a-t-il dit, j’avois le cœur partagé, si l’on peut appeller partagé, que donner beaucoup moins que moitié. Cette derniere partie étoit à la femme qui m’enchainoit. La plus forte, la supérieure, la sublime appartenoit à celle qui m’a donné le jour. Je ne faisoit qu’aimer celle qui me tenoit enchanté : mais à ce dernier sentiment, je joignois ceux d’estime & de respect pour celle à qui seule je les dois. Je me repens aujourd’hui de lui avoir aliéné la plus légere partie de ma tendresse. Mon répentir est sérieux, refléchi : il me cautionne que je ne dois point craindre de rechutes. Voilà, Madame, le fruit de mes spéculations. Il n’est point précoce : je souhaite qu’il vous en plaise d’avantage. Il me reste à combattre les conseils que l’on vous a donnés. Quant aux trois premiers, que je trouve cruels, injustes & dénaturés ; c’est le triomphe de la Religion, de la raison & de l’humanité, sur le préjugé. Pour le dernier ; c’est vous proposer une conduite sur laquelle vous pouvez compter d’être prévenuë. Ceux qui vous conseillent de reduire Mr. votre fils en captivité, ignorent sans doute que d’une peine extrême naît le désespoir : que celui-ci aliéne l’esprit, déprave le caractére, pervertit le cœur ; & que, presque toujours, par cette voye, d’un excellent sujet, parce qu’il y avoit de la ressource, on en fait un détestable ; si cette horrible métamorphose n’est prévenuë par un autre bien mortifiante ; je veux dire la folie. A considérer seulement l’humanité, de quels regrets ne doit-on pas être pénétré d’être cause qu’un Etre de raison, car je veux bien supposer qu’il ne soit pas d’avantage, en devienne un d’extravagance, souvent même de fureur. Mais entrons dans des considérations plus qu’humaines. A t-on des exemples communs que la perspective, ou seulement la crainte d’être malheureux, soit pour un temps, soit pour la vie ; car pour l’ordinaire, on a grand soin de lui cacher l’époque de la fin de sa captivité, fasse rentrer un jeune homme en lui même ? On en a au contraire de fréquens, de journaliers, que celui qui n’est que dérangé, devient libertin, d’imagination, puisque les autres facultés lui sont interdites ; qu’il passe à la scélératesse : il n’a plus qu’un pas à faire jusqu’à l’athéisme ; & ne vous attendez pas qu’il rétrograde. N’a-t’on point à craindre encore qu’il ne cherche les moyens d’attenter à ses jours ? Fait-on bien réflexion que le désepoir, secondé d’un instant de courge, est plus que suffisant ? Je suppose que sa destruction l’épouvante. Il est encore chez lui une malheureuse ressource de perdre son ame. Il deviendra tartuffe, hipocrite ; & bientôt il sera sacrilége. D’après cet exposé ; & dont la possibilité n’est que trop souvent prouvée par l’exécution ; ne se trouvera-t’on pas la conscience bourrelée ; déchirée de remords, d’avoir été, en quelque façon, cause de la perte éternelle d’une ame que Dieu eut, peut-être, attirée à lui & conséquemment glorifiée. Il faut, disent d’autres, le laisser livré à lui-même, sans prendre le plus leger intérêt à ce qui le regarde. C’est comme s’il disoient : Cessez, Madame, de vous respecter ; hâtez-vous de prendre un ridicule ; n’hésitez point à vous faire blâmer. Pour nous, nous vous approuvons. Cela ne vous est-il pas suffisant ? Que vous importe le suffrage d’un public ? Mais je demande à ces conseils s’ils croient être plus sages que ce public qu’ils affectent de mépriser. Je vois bien qu’ils le méconnoissent, par ignorance ou par affectation. Il faut que je leur apprenne ; au hazard qu’ils appellent de ma définition, & peu m’importe ; ce que c’est que le public. Il est, selon moi, un monde de raison : & ceux qui le méprisent, n’en sont pas seulement des atômes. Mais faisons treve au respect humain. Pourquoi abbandonner <sic> une brebis égarée ? Ce sentiment est-il bien évangélique ? Est-ce ainsi que l’on prétend accomplir la Loi ? Ce malheureux jeune homme, d’un faux pas, a fait plusieurs chutes, dont il ne peut se relever, si on ne lui tend une main charitable. Il n’obtiendra peut-être pas de Dieu, parce qu’il ne demandera pas comme il faut, une grace suffisante pour lui dessiller les yeux. Dieu prodigue-t’il donc ses miracles ? Ne nous à-t’il pas crées pour nous aimer, nous secourir, nous supporter les uns les autres ? Voilà ma Loi ! Ne nous est-elle pas commune ? Si nous nous en écartons, notre conversion sera peut-être plus difficile, Madame, que celle, dont on ne peut vous faire désespérer, sans attaquer la puissance supréme. Le troisiéme sentiment, que j’ai à combattre ; est un conseil d’exhérédadation <sic>. Il ne peut venir que de faux amis peu curieux de votre réputation, que de gens pernicieux, qui veulent rendre votre mémoire ; de chere, de respectable qu’elle doit être ; odieuse, méprisée. N’est-ce pas vous insinuer de méconnoître la Loi naturelle, observée même par ceux qui sont malheureusement plongés dans les ténébres du Paganisme ? N’est-ce pas mepriser celle dictée par le Souverain Legislateur ? N’est-ce point enfin dé-grader l’humanité, en proscrivant des droits assurés par le sang ? Mais diront peut-être ces gens dénaturés ? Il a consommé son patrimoine. Motif bien frivole ! C’est un malheur : il en est le seul puni. Que sçait-on si ce n’est pas une faute heureuse ? Elle rappellera sans doute sa raison. Il a fait, ci-devant, des dépenses folles, excessives, qui le privent aujourd’hui, de fournir à celles nécessaires : donc il faut le deshériter. Donc il faut l’exposer à périr de misére. A-t’on bien prévu quelles suites affreuses elle peut entraîner avec elle ? N’est-ce pas d’ailleurs jetter entre les deux freres, la semences d’une haine implacable, irréconciliable, dont il peut résulter les plus cruels accidents ? Des exemples journaliers rendent inutile le dévelopement de ces deux observations. Ils prouvent toute l’inconséquence de l’argument. La Religion, la raison & l’humanité doivent se réünir pour rejetter un conseil qui leur est si formellement opposé. Il me reste donc un quatriéme avis ; je ne dis plus à combattre. Au con-traire je le loüe, je le fortifie & je me flatte, Madame, de le rendre conforme à vos désirs. Avoir perdu vos bontés, avoir souffert l’éclipse de votre tendresse ; voilà la peine de Mr. votre fils ! Voilà ses tourmens ! Mériter votre intérêt, faire une douce violence au retour de vos entrailles ; voilà l’objet de ses vœux ! Voilà sa plus chere ambition ! Il préviendra jusqu’à votre envie de le ramener. Il n’ôse point vous faire part de ses sentimens. Il craint que les malheureux jours, qui les ont précédés, ne déposent contre lui. Le préjugé lui est bien contraire : il veut le détruire ; c’est par là qu’il veut commencer. Il n’y a peut-être pas moins de témérité que de suffisance dans ses idées. Il veut faire cesser une prévention établie ; & à laquelle on auroit peut-être plus de peine à renoncer, qu’il ne compte en avoir à la détruire, puisqu’il sera aîdé par sa Religion, secondé par sa raison & encouragé par sa tendresse. C’est à mon cœur, dit-il, à mes démarches, à ma conduite, toujours de concert, à faire cesser la malheureuse prévention. Je ne me flatte point que l’on veüille commencer par m’éprouver. Il faut donc que je travaille sans avantage. Je dois actuellement m’expliquer, Madame, puisque vous l’exigez. J’y trouve une double satisfaction : je ne parle que pour votre tranquillité & le bien de Mr. votre Fils. Vous craignez une nouvelle dissipation : son expérience ne suffit pas pour calmer vos allarmes. Il est donc juste de les faire cesser : il en est un moyen infaillible. La voïe de la substitution vous est ouverte ; mais j’y joins une façon mitigée de l’employer. Je n’altére point la Loi ; Je ne fais qu’en modérer la rigueur. Je ne donnerois à la substitution qu’un certain laps de temps ; je veux dire, jusqu’à celui, ou l’homme, dégagé de la violence des passions qui l’assaillent, devient son maître & son ami. Je joindrois une autre clause qui pourroit avoir lieu, pendant ce temps : que la substitution cesseroit dans le cas où mon fils trouveroit un établissement sortable, honnête ; mais qu’il ne pourroit prendre, sans l’agrément de personnes sages, prudentes, intégres que je nommerois pour ses conseils, qui seroient autorisés à rompre les liens de la substitution : & j’ordonnerois que, faute du consentement de ceux-ci, on ne pourroit déroger à mes dispositions. Ce conseil sera peut-être nouveau en partie ; mais la nouveauté est toujours approuvée, lorsqu’elle change le bien en mieux ; & qu’elle peut faire approcher ce dernier de quelque chose de plus parfait. Suis-je assez heureux pour vous faire partager mes sentimens ? Je me flatte d’avoir la raison pour guide. Elle exige que j’hazarde à vous donner un conseil. Quant à la conduite à tenir présentement avec mon fils ; je voudrois, sans cependant lui faire apercevoir, que je m’interesse à lui, n’être point indifférent sur sa conduite, sur ses actions. Je voudrois que gens, incapables de me surprendre, encore moins de le desservir auprès de moi, pussent les éclairer. S’il y a de la variété ; c’est un augur fâcheux. Si au contraire on voit une constante uniformité ; c’est la certitude d’un heureux changement. J’engagerois mes plus intimes amis à le recevoir, à lier avec lui : je le mettrois à même de faire ses preuves ; & je ne voudrois pas être long-temps sans lui accorder la satisfaction de l’admettre auprès de moi. A la longue, je le rendrois indécis, s’il vit avec son père, ou avec un ami. Je suis avec respect, Madame, Votre très-humble & très-obéissant serviteur* * * * * * J’ai la, par ordre de Monseigneur le Chancelier, un Manuscrit intitulé : le Spectateur Moderne. Fait à Paris, ce 21 Janvier 1753. Capperonnier.